Allemagne 3

Darras tome 17 p. 312


§ IV. Martyre de saint Boniface.


   44. L’apôtre de la Germanie l’avait précédé au ciel. Saint Boniface mourut en soldat du Christ ; il arrosa de son sang une terre qu’il fécondait de sa parole et de ses labeurs évangéliques depuis près de quarante ans. Fidèle à Étienne III, comme il l’avait été 

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1 Codex Carol., xi ; Pair, lau, tom. XCV111, col. 129.

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aux pontifes ses prédécesseurs, Boniface, en 732, quelques mois après la promotion du nouveau pape, lui écrivait en ces termes : « Au seigneur très-excellent , vénéré et aimable entre tous les pontifes, au pape Étienne investi du privilège de l’apostolat, Boniface humble évêque, disciple de l’église romaine, adresse le salut de charité dans le Christ. — Je transmets à votre sainteté, du fond d’un cœur profondément dévoué au siège apostolique, cet humble message, afin que vous daigniez me compter au nombre de. vos disciples soumis, de vos serviteurs fidèles, ainsi que je le fus toujours des pontifes vos prédécesseurs de vénérable mémoire Grégoire II, Grégoire III et Zacharie, lesquels n’ont cessé d’en- courager et de fortifier ma faiblesse par leurs exhortations et par l’autorité de leur parole. Je sollicite de votre piété la même faveur, en sorte qu’il me soit donné de diriger de plus en plus ma conduite selon les règles paternelles du siège apostolique. Si durant les trente-six années de ma légation en ces provinces, j’ai pu être de quelque utilité à l’Église, je désire continuer et faire encore plus. S’il m’est arrivé, dans un si long intervalle, de commettre quelques fautes contre les règles canoniques, je me soumets humblement et de grand cœur au jugement du concile romain. Cependant je prie votre piété d’excuser le retard que j’ai mis à vous adresser cette lettre. J’étais dans l’impossibilité de vous la faire parvenir plus tôt. Ces derniers mois ont été entièrement occupés à la restauration des églises brûlées par les saxons idolâtres, qui en ont saccagé et incendié plus de trente sur les frontières 1. » Nous n'avons plus la réponse d’Étienne III, mais une seconde lettre adressée l’année suivante (733) au pontife 2, nous prouve que Boniface ne cessait de compter sur son appui et son bienveillant concours. Il le priait d'intervenir pour arrêter les empiétements de l’évêque de Cologne, lequel prétendait un droit de juridiction sur l’église d’Utrecht fondée par saint Willibrord, et investie par le pape Sergius I du titre et des privilèges métropolitains 3

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1 S. Bonifie, Epist. lxxviii; Patr. la!., tom. LXXXIX, eol. 778

2. S. Bonifac, Epis!, xc, col. 787.

3. Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 477.

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   45. Le zèle de Boniface croissait avec les années : ce n’était pas une vaine formule dans sa bouche que sa parole à Étienne : «Si j’ai fait quelque bien, je désire en faire plus encore. » Il songeait à reprendre le cours de ses missions et à transporter chez les peuples encore païens de l’Allemagne occidentale, aux extrémités de la Frise et de la Saxe, le centre de son activité apostolique. C’était le seul moyen de prémunir les établissements déjà fondés et les chrétientés en voie de formation dans la Germanie centrale. II prépara donc tout pour ce grand projet. Mais, comme il ne s’en dissimulait pas le péril et s’attendait à y succomber, il voulut auparavant assurer le sort de ses nombreux disciples et coopérateurs, missionnaires, prêtres, moines et religieuses, tirés pour la plupart des églises ou des cloîtres anglo-saxons et venus à son appel dans les contrées à demi-sauvages de la Germanie 1. Ce fut au roi des Francs qu’il légua leur patronage. Voici la lettre qu’il écrivait à l’archichapelain Fulrad pour l’intéresser à cette pieuse pensée : « Je vous conjure, au nom du Christ, de mener à fin la bonne œuvre que vous avez déjà commencée. Saluez en mon nom notre glorieux et aimable roi Pépin, rendez-lui grâce de tout ce qu’il a fait pour nous jusqu’ici. Ajoutez qu’il paraît vraisemblable à moi et à mes amis que mes infirmités mettront bientôt fin au cours de ma vie temporelle. C’est pourquoi je supplie la celsitude de notre roi, au nom du Christ Fils de Dieu, de daigner me faire connaître, pendant que je suis encore vivant, ce qu’il compte faire pour mes disciples.  Presque tous sont étrangers ; plusieurs sont prêtres, et chargés en diverses localités du ministère paroissial. D’autres mènent la vie religieuse dans nos monastères, et ont été destinés dès l’enfance à l’enseignement des lettres. Il y a parmi eux des vieillards qui ont travaillé de longues années avec moi dans les missions. Leur sort à tous fait l’objet de mes plus vives sollicitudes. Je voudrais que ma mort ne fût pas pour eux une ruine totale. Accordez-leur l’ap-

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Cf. Mignet, Introduct. de l’ancienne Germanie dans la société civilisée, pag. 101; Ozanam, Civilisation chrétienne chez les Francs, pag. 212.

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pui et la protection de votre celsitude : qu’ils ne soient pas dispersés comme un troupeau sans pasteur, et que les populations fixées sur les marches (frontières) des païens, ad marcam paganorum, ne perdent pas la loi du Christ. Je supplie votre clémence de trouver bon que le ministère des peuples et des églises soit après ma mort confié à mon cher fils et coévêque Lull. J’espère, avec la grâce de Dieu, que les prêtres auront en lui un maître vénérable, les moines un docteur régulier, les fidèles chrétiens un prédicateur et un pasteur. J’insiste surtout parce que ceux de mes prêtres qui vivent sur la frontière païenne y souffrent la plus extrême pauvreté. S’ils peuvent parfois se procurer un morceau de pain, ils ne trouvent ni vêtements, ni abri, ni aucune autre ressource. J’ai toujours pourvu dans la mesure de mes moyens à leur détresse. Désormais il leur faudra un autre protecteur. Si la piété du Christ vous inspire la pensée de consentir à ma prière, veuillez me le mander par mes envoyés ou par vos lettres, afin que, grâce à vous, j’éprouve un peu de joie, soit qu’il me faille vivre encore, soit que je doive bientôt mourir 1. » Le roi des Francs et son chapelain Fulrad acceptèrent l’un et l’autre ce legs de charité apostolique. Nous en avons la preuve dans cette lettre adressée à saint Boniface par la chancellerie carlovingienne : « Pépin, roi des Francs, homme illustre, à Boniface archevêque de Mayence, légat du saint- siège en Germanie. Votre vénérable paternité nous a récemment adressé une supplique en faveur du monastère élevé par vous dans la forêt de Bochonia, près de la rivière de Fulde, sur l’emplacement que notre frère Carloman de bienheureuse mémoire 2, vous a cédé par donation authentique. En vertu de l’autorité de saint Pierre prince des apôtres, dont vous êtes le légat en Germanie, ce monastère a été investi de l’immunité apostolique. Vous nous demandez de sanctionner nous-même, par notre autorité royale, la pleine et entière exécution de ce privilège ; c’est 

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1. Bonifac, Epist. LXXix; Pair, lai., toni. LXXXIX, col. 780.

2. Nous signalons cette mention de Carloman, faite dans le diplôme royal, aux écrivains qui accusent Pépin le Bref d'avoir empoisonné le duc d'Austrasie son frère.

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pour nous une véritable joie de vous en délivrer un acte solennel, rédigé du consentement des évêques et de tous nos fidèles du royaume des Francs 1. »

   46. Ayant ainsi réglé par le concours de Pépin et de Fulrad le sort des collaborateurs qu’il allait quitter, Boniface usa de la faculté que lui avait autrefois donnée le pape Zacharie et se désigna lui-même un successeur. Il annonça à son disciple Lull le choix qu’il avait fait de sa personne. « Je vais, lui dit-il, me mettre en route pour ma dernière mission, car le jour de ma délivrance, le temps de ma mort est proche. Vous, très-cher fils, terminez la construction des églises que j’ai commencées en Thuringe. Achevez la basilique de Fulde. C’est dans cette dernière que vous ferez transporter et ensevelir mon corps usé par le cours de tant d’années2. » A ces mots, Lull ne put retenir ses larmes, et Boniface fut obligé de le consoler. « Il régla les affaires de son vaste diocèse, installa Lull avec le consentement du roi Pépin, en présence des évêques, des abbés et des seigneurs francs3. Après avoir fait ses suprêmes dispositions, il partit pour sa dernière campagne chrétienne. II prit avec lui les prêtres Eoban, Wintrung, Walther, Æthelher, les diacres Hamund, Scirbald et Bosa, les moines Waccar, Gundaecker, Illeher, Ilathowulf, et une suite assez considérable de serviteurs qui portaient tout ce qui était nécessaire à cette expédition 4. Il se dirigea vers la partie de la Frise demeurée encore païenne, et y commença ses prédications 5. »


   47. « Un jour, le 5 juin 733, dit M.Ozanam. le pavillon de l’archevêque avait été dressé près de Dockum, au bord de la Burda, qui sépare les deux Frises orientale et occidentale. L’autel était prêt et les vases sacrés disposés pour le sacrifice, car une grande multitude était convoquée pour recevoir l’imposition des mains. Au

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1 Bonifac., Epist. xci; Patr. lat., tom. XCIX, eol. 788.

2 Willibald., Vit. S. Bonifac,  cap.  xi, § 34; Patr. lat., tom.  LXXXIX,
col. 626.

3.Othlon., Vit. S. Bonifac, lib. II, cap. XX; Patr. lat., tom. cit., col. 659.

4 Willibald., cap. xi, § 35, col. 627.

5. Mignet, Introduct. de l'ancienne Germanie dans ta société civilisée, pag. 103,

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lever du soleil, une nuée de barbares, armés de lances et de boucliers, parut dans la plaine et vint fondre sur le camp. Les serviteurs coururent aux armes, se préparant à défendre leur maître. Mais l’homme de Dieu, au premier tumulte de l’attaque, sortit de sa tente entouré de ses clercs et portant les saintes reliques, qui ne le quittaient point. Cessez ce combat, mes enfants, s’écria-t-il ; souvenez-vous que l’Écriture nous apprend à rendre le bien pour le mal. Ce jour est celui que j’ai désiré longtemps ; voici venue l’heure de la délivrance. Soyez forts dans le Seigneur; espérez en lui, et il sauvera vos âmes. —Puis, se retournant vers les prêtres, les diacres et les clercs, il leur dit ces paroles : Frères , soyez fermes et ne craignez point ceux qui ne peuvent rien sur l’âme ; mais réjouissez-vous en Dieu, qui vous prépare une demeure dans la cité des anges. Ne regrettez pas les vaines joies du monde, traversez intrépidement ce court passage de la mort, qui mène au royaume éternel. — Aussitôt une bande furieuse de barbares les enveloppa, égorgea les serviteurs de Dieu et se précipita dans les tentes. Au leu d’or et d’argent, ils n’y trouvèrent que des reliques, des livres, et le vin réservé pour le saint sacrifice. Irrités de la stérilité du pillage, ils s’enivrèrent, ils se querellèrent et se tuèrent. Les chrétiens, se levant en armes de toutes parts, exterminèrent ce qui était resté de ces misérables. Le corps de saint Boniface fut retrouvé. Auprès de lui était un livre mutilé par le fer, taché de sang, et qui semblait tombé de ses mains défaillantes. Il contenait plusieurs opuscules des pères, entre lesquels un écrit de saint Ambroise intitulé « Du bienfait de la mort 1. » — « Ainsi mourut, après trente-huit ans d’apostolat, ce généreux chrétien, qui avait conquis, dit M. Mignet, par ses périlleux travaux et par son infatigable dévouement, toute une grande contrée à la civilisation. Il périt comme un soldat sur le champ de bataille. L’Allemagne le regarda comme son bienfaiteur, l’Église le compta au nombre de ses grands hommes, de ses 

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1. Oz.niam,  Civilisation chrétienne chez, les Francs, pag. 2IC". Cf. \Villibald, cap. xi ; Othlon., lib. II, cap. zxj.

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p318 pontificat d'étienne m (752-757).


saints et de ses martyrs. L'évêque d'Utrecht, Luidger, alla recueillir ses restes sur les rives de la Burda ; ils furent transportés d'abord à Utrecht, et ensuite à Fulde, conformément à son dernier vœu1

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