LETTRE I (1)

 

LETTRE PREMIÈRE (1)

 

Saint Augustin explique à Hermogénien, quel était son dessein en écrivant ses livres contre les Académiciens, et il lui demande son avis sur ce qu'il a dit vers la fin de son troisième livre concernant ces mêmes philosophes.

 

AUGUSTIN A HERMOGÉNIEN.

 

  1. Je n'oserais jamais, même en plaisantant, attaquer les Académiciens. Je respecterais l'autorité de ces grands hommes, si je n'étais pas en outre convaincu que leur pensée était tout autre que celle qu'on leur attribue généralement. C'est pourquoi, autant que je l'ai pu, je les ai imités au lieu de les combattre, ce qui d'ailleurs serait sûrement au‑dessus de mes forces. En effet, à cette époque, si quelque chose de pur découlait de la source platonicienne on jugeait à propos de le transmettre pour la nourriture spirituelle d'un petit nombre d'hommes, par un canal couvert d'ombre et entouré d'épines, au lieu de le conduire par un lit découvert où les animaux, en s'y préci-

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(1) Ecrite vers la fin de l'an 386. ‑ Cette lettre était la 213e dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 1re se trouve maintenant la 132e.

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p245 SAINT AUGUSTIN A HERMOGÉNIEN

 

pitant, auraient fini par en troubler la pureté et la limpidité. N'est‑ce pas, en effet, se rapprocher de la bête de croire que l'âme est un corps? C'est contre l'opinion des hommes de cette espèce, qu'on a, selon moi, inventé avec tant de bonheur les moyens et l'art de cacher la vérité. Mais dans ce siècle où nous ne voyons plus d'autres philosophes que ceux qui en portent l'habit, et qui sont indignes d'un nom aussi respectable, il me paraît nécessaire de ramener à l'espérance de trouver et de voir encore la vérité, ceux auquels les sophismes des Académiciens auraient persuadé qu'on ne peut rien connaître avec certitude. Autrement il serait à craindre que ce qui a été approprié aux temps et aux circonstances, pour détruire des erreurs profondément enracinées, ne fût présentement un obstacle à la propagation de la science.

 

2. A cette époque, les diverses sectes étaient animées d'une extrême ardeur et il était à craindre qu'on ne prît le faux pour le vrai. En effet, chacun, ébranlé par mille arguments dans ce qu'il croyait le mieux savoir, s'appliquait à chercher autre chose, avec une persévérance et une précaution exigées par la science morale dont le cercle s'était agrandi, et l'on était persuadé que la vérité était profondément cachée , et dans la nature des choses et dans la nature même de l'esprit. Aujourd'hui qu'on néglige tant le travail et les bonnes études, si l'on entend dire que les philosophes les plus habiles croient impossible de rien connaître avec certitude, les esprits se découragent, et dans leur abattement, se ferment pour toujours à la lumière. En effet, ils n'osent pas se croire plus pénétrants que ces philosophes, ni capables de découvrir ce que Carnéades n'avait pu découvrir malgré son application à l'étude, son génie, ses loisirs, sa science si grande, si étendue, et le cours d'une longue vie. Si cependant il se trouve encore quelques hommes qui, luttant contre leur paresse, lisent les livres dans lesquels ces mêmes philosophes cherchent à démontrer que la connaissance du vrai est interdite à la nature humaine, ils se laissent aller à une telle torpeur, à un tel assoupissement, que la trompette céleste ne pourrait les réveiller,

 

3. Or, comme rien ne m'est plus agréable que la sincérité de votre jugement sur mes

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p246 LETTRE DEUXIÈME

 

livres ; comme j'ai en vous une confiance assez grande pour croire qu'aucune erreur ne peut altérer votre jugement, et que votre amitié pour moi ne diminue pas votre franchise, j'insiste pour que vous examiniez avec plus de soin ce que j'avance vers la fin de mon troisième livre, et pour que vous m'écriviez si vous approuvez mes idées qui sont plutôt des conjectures que des certitudes, mais dont, selon moi, l'utilité l'emporte sur l'incertitude. Quoi qu'il en soit de mes écrits, ce qui me réjouit le plus, ce n'est pas tant d'avoir vaincu les Académiciens, comme vous me l'écrivez, avec plus de bienveillance que de vérité, mais c'est d'avoir rompu la chaîne odieuse qui m'empêchait d'approcher mes livres du sein de la philosophie et qui me faisait désespérer de trouver la vérité, cette nourriture de l'esprit.

 

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