LETTRE VI(1)
Nébride écrit à saint Augustin que selon lui, la mémoire ne peut exister sans l'imagination. Car ce n'est pas des sens, mais bien plutôt d'elle-même que l'imagination lire les images des choses.
NÉBRIDE A AUGUSTIN.
1 . J'aime à conserver vos lettres comme la prunelle de mes yeux, car elles sont importantes non par leur étendue, mais par la grandeur des choses qu'elles contiennent, et les preuves qu'elles en donnent. Dans les unes, je crois entendre Jésus‑Christ; dans les autres, Platon ; dans d'autres, Plotin. Elles seront donc pour moi douces à entendre à cause de leur éloquence, faciles à lire par leur brièveté, salutaires à suivre par la sagesse dont elles sont remplies. Ayez donc soin de m'instruire de tout ce que votre esprit jugera bon et salutaire. Quant à cette lettre, vous y répondrez lorsque vous aurez approfondi quelques développements à me donner sur la nature de l'imagination et de la mémoire. Car bien que l'imagination ne soit pas toujours accompagnée de la mémoire, je pense que la mémoire ne peut pas fonctionner sans l'imagination. Peut‑être me direz‑vous: Comment se fait‑il, que nous nous souvenons d'avoir conçu quelque chose, ou d'y avoir pensé ? Voici la raison de ce fait. Lorsqu'une chose corporelle et sujette au temps devient l'objet de notre intelligence et de notre pensée, nous avons produit ce qui appartient à l'imagination. En effet, ou nous recourons alors à des mots pour exprimer ce que nous comprenons et ce que nous pensons, et ces mots sont assujettis aux temps, et appartiennent par conséquent aux sens ou à l'imagination; ou bien notre intelligence a reçu par la pensée une impression qui s'est peint dans notre imagination et a pu exciter la mémoire. Je vous écris cela, comme à mon ordinaire, sans ordre et sans y avoir bien réfléchi. Veuillez examiner cette question et lorsque vous en aurez écarté ce qu'elle peut avoir de faux, dites‑moi dans vos lettres ce qu'elle contient de vrai.
2. Ecoutez encore ceci : pourquoi, je vous le demande, ne disons‑nous pas que l'imagination
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(1) Ecrite vers le commencement de l'année 389. ‑ Cette lettre était la 710 dans les éditions antérieures à l'édition des Bénédictins, et celle qui était la 5e se trouve maintrnant 1a 92e.
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p254 LETTRE SEPTIÈME
tire les images des choses d'elle‑même, plutôt que des sens? En voici peut‑être la raison : De même que, dans son action intellectuelle, l'âme est avertie par les sens pour voir les choses intelligibles qui sont de son domaine, sans cependant rien recevoir des sens eux‑mêmes, de même l'imagination, pour contempler les images qui sont de son ressort, est avertie par les sens plutôt qu'elle ne leur emprunte quelque chose, et c'est peut‑être pour cela qu'elle a la faculté de voir ce que les sens eux‑mêmes ne voient pas; ce qui indique qu'elle a en elle, et tire d'elle‑même toutes ces images. Vous me direz aussi dans votre réponse ce que vous pensez à cet égard.