Théodore Ier et le monothélisme 2

Darras tome 16 p. 34

 

18. La déposition canonique de Pyrrhus, solennellement pro­noncée dans un concile romain par le pape en personne, aurait pu faciliter au patriarche Paul, siégeant toujours à Constantinople, la régularisation de son titre jusque-là si vivement contesté. Il eût suffi d'une profession de foi vraiment orthodoxe, pour que

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1 Theophan., Chronagraph.; Patr. grœc, tom. CV1I1, col. 682. Ce rite, d'une solennité terrible, fut encore pratiqué plus tard au VIIIe concile général de Constantinople. Dans la séance du 29 octobre 869, les pères souscrivirent la déposition de Photius avec des roseaux trempés dans le sang eucharistique. L'histoire profane a enregistré un souvenir de ce genre, à la date de 844. Un traité de paix conclu dans une diète tenue en Aquitaine, entre Charles le Chauve et Bernard duc de Toulouse, aurait été également signé par les deux parties contractantes « avec le sang de Jésus-Christ. »

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Théodore Ier le confirmât dans sa dignité et sa juridiction. Les apocrisiaires du saint siège, Sericus et Martin, le pressaient en ce sens. Après les éclatantes protestations du métropolitain de Chypre, d'Etienne de Dor et des évêques africains, c'était le meilleur parti à prendre dans l'intérêt même de son ambition personnelle, le seul qui touchât les caractères avilis des prélats byzantins. Depuis longtemps en effet, ils avaient cessé de compter avec le devoir et la conscience. Cependant Paul ne se dissimulait pas qu'en se ralliant à l'orthodoxie, et en recouvrant par là les bonnes grâces du pape, il perdrait celles de l'empereur. Théodore Ier le confirmerait sur son siège, mais Constant II l'en chasserait. Entre cette double alternative, il essaya de louvoyer pour gagner du temps. Ce fut dans ce but qu'il écrivit au pape une longue et insidieuse épître, dont la suscription était ainsi conçue : « Au très-saint et très-bienheureux frère et coévêque le seigneur Théo­dore, Paul, évêque indigne, salut dans le Seigneur. » Après un exorde insinuant sur le texte Ecce quant bonum et quam jucundum habitare fratres in unum, il aborde, non sans embarras, et comme à regret, le point précis de la question, « Les apocrisiaires de votre béatitude, dit-il, dans de longs entretiens sur les matières ecclé­siastiques, ont redoublé d'instances pour que j'adresse à votre sainteté très-vénérée ma profession de foi par rapport aux contro­verses actuelles. De concert avec le synode des évêques placés sous ma juridiction, je reconnais dans le Sauveur une seule volonté. En admettre deux serait établir en Jésus-Christ un dua­lisme contradictoire, deux personnes luttant l'une contre l'autre. Nous croyons donc qu'en vertu de son union avec la substance divine du Verbe, l'âme humaine de Jésus-Christ n'avait plus avec la divinité qu'une même volonté indistincte, dirigée en toute cir­constance par le Verbe de Dieu. Tous nos docteurs, le grand Athanase, le vaillant athlète Cyrille, le saint et œcuménique concile de Chalcédoine, professèrent cette croyance. Nous venons de relire leurs témoignages; ils sont en conformité parfaite avec l'enseigne­ment d'Honorius et de Sergius de pieuse mémoire, qui ont illustré l'un le siège suprême de l'ancienne Rome, l'autre celui de la

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Rome nouvelle. Tels sont aussi notre croyance, notre prédication, nos sentiments. Cette foi est la gloire de l'Église, la manifestation de l'orthodoxie, notre espérance de salut. Elle est le germe fécond de la vie spirituelle, la fleur de la doctrine des pères, le paradis de vérité, l'arbre de vie des brebis raisonnables du Christ1. » Les brillantes images que le patriarche byzantin accumulait à plaisir ne suffisaient point à déguiser son erreur. Il essayait vainement de reprendre la fameuse équivoque de Sergius à propos d'une volonté humaine unique en la personne de Jésus-Christ, et d'invo­quer le témoignage du pape Honorius à ce sujet. Depuis lors, la question avait été posée nettement; il s'agissait de deux volontés naturelles, l'une divine, l'autre humaine ; c'était là le point précis du débat. Severinus dans sa condamnation de l'ecthèse, le pape Jean IV dans sa lettre à l'empereur Constantin, Théodore lui-même dans ses rescrits antérieurs, s'en étaient suffisamment expli­qués. Paul n'eut donc aucun succès avec sa missive hypocrite. Le pape lui ordonna, sous peine d'être à son tour déposé comme Pyrrhus, d'avoir à professer purement et simplement la foi des deux volontés naturelles en Jésus-Christ et de condamner l’ec­thèse.


    19. Pour désarmer les foudres de l'Occident sans rien sacrifier de ses erreurs, Paul imagina un expédient funeste à l'Eglise. Le jeune empereur Constant II lui prêta son nom, comme jadis Héraclius avait prêté le sien à Sergius d'hérétique mémoire. Un nouvel édit impérial, rédigé par le patriarche, mais signé par un César âgé de dix-sept ans, supprima l'ecthèse et enjoignit à tous les sujets de l'empire byzantin un silence absolu sur les con­troverses actuelles. Catholiques et hétérodoxes devaient également se taire, sous peine de confiscation de leurs biens, d'exil, de mort même. Voici les principales dispositions de ce décret, promulgué sous le nom de «Type, » ou formulaire de foi : « Nous défendons à tous nos sujets catholiques de disputer, à l'avenir, sur la ques­tion des deux volontés en Jésus-Christ. Nous voulons que l'on s'en

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1 Paul. Constantinop., Epist. ad Theodor. pap.; Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 92-99.

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tienne uniquement à la parole des Écritures, aux définitions pro­mulguées par les cinq précédents conciles œcuméniques, aux écrits des pères dont la doctrine est la règle de l'Église. Enfin pour assurer la concorde et l'union entre les partis, nous avons ordonné d'arracher l'ecthèse des portes de Sainte-Sophie. Ceux qui oseront contrevenir à cette ordonnance encourront notre indignation impériale. S'ils sont évêques ou clercs, ils seront dépo­sés ; s'ils ont embrassé la vie monastique, ils seront excommuniés et chassés de leurs demeures. Les fonctionnaires seront privés de leurs honneurs et de leurs charges, les riches dépouillés de leurs biens, les autres punis corporellement ou bannis 4 » (6-48).

 

   20. Lorsque le pape Honorius, vingt-cinq ans auparavant, prèscrivait aux orientaux le silence sur la controverse encore obscure d'une seule opération humaine en Jésus-Christ, dans le but d'éviter des discussions interminables, il était dans son droit. Comme chef de l'Église universelle, il lui appartenait d'imposer une direc­tion : c'était un devoir pour les catholiques de la suivre. Cependant sa voix avait été méconnue, sa parole dénaturée, ses ordres, ses conseils outrageusement enfreints par ceux mêmes qui les avaient provoqués. Non-seulement Sergius et ses successeurs Pyrrhus et Paul n'observèrent point le silence de charité et de prudence que leur recommandait le siège apostolique sur le point précis d'une seule opération humaine en Notre-Seigneur, mais ils professèrent ouvertement l'unité de volonté et d'opération naturelles, mais ils firent enregistrer par Héraclius le monothélisme comme loi de l'État, comme doctrine officielle. La prétention de revenir ensuite au silence, après un tel éclat, n'était qu'une manœuvre de parti, un expédient de mauvaise foi. Comment d'ailleurs, lorsque la doc­trine orthodoxe avait été itérativement promulguée par trois pon­tifes romains dans les termes les plus explicites, l'empereur d'Orient osait-il placer l'erreur et la vérité sur la même ligne, les proscrire toutes deux sous les mêmes peines ? De quel droit Constant II, ressuscitant les prétentions théologiques qui avaient

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1 Labbe, Collect. Concil., tom. VI, col. 234.

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si mal réussi à son aïeul Héraclius, s'érigeait-il en docteur de l'Église? Si l'ecthèse avait été une usurpation malencontreuse, le type l'était-il moins? Toutes ces considérations furent énergi-quement présentées à la cour de Byzance par les apocrisiaires Sericus et Martin. La fermeté de leur langage ne fit qu'exaspérer le jeune prince : il maintint avec hauteur son nouvel édit. La première application des pénalités dont il menaçait les opposants eut lieu contre les légats eux-mêmes. Le palais de Placidie qui leur servait de demeure fut livré au pillage, l'autel où ils avaient coutume d'offrir le sacrifice fut renversé : on leur interdit la célé­bration des saints mystères dans toute l'étendue de l'empire, et peu après on donna l'ordre de les arrêter partout où ils se trouve­raient. Martin fut assez heureux pour échapper sain et sauf: il revint à Rome où le trône de saint Pierre et la couronne du mar­tyre l'attendaient. On ne sait ce que devint Sericus. Peut-être eut-il le sort d'une foule d'évêques, prêtres et laïques fidèles, qui expirèrent en prison, en exil, sous les verges des bourreaux. Le pape Théodore ne pouvait laisser impunie cette suite d'atten­tats. Dans un concile romain, il anathématisa le type et son véritable auteur le patriarche Paul. Une sentence de déposition frappa définitivement l'intrus hérétique de Constantinople. Mais abrité contre les foudres de Rome par la puissance de l'empereur, Paul se maintint orgueilleusement en possession de l'église de Byzance. La lutte devait se prolonger bien au delà du pontificat de Théodore Ier, qui mourut le 13 mai 649, quelques semaines après la condamnation du patriarche monothélite. Le silence que l'empereur croyait obtenir à force de tortures ne fut du reste jamais moins respecté que depuis la promulgation du type. L'Orient et l'Occident retentissaient des discussions monothélites. Le courageux abbé Maxime écrivait alors ses Opuscules théologiques et polémiques1, où il vengeait la foi orthodoxe des sophismes officiels. Dans une série de Lettres 2 qui faisaient le tour du monde,

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1 S. Maxim., Opuse. théologie, et polemic. ; Pair, grosc., tom. XCI, col. 9-296. — 2. S. Maxim., Epist. ; lbid.

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il poursuivait les sectaires. Son érudition allait chercher dans les écrits des saints pères des armes contre l'erreur. Nous lui devons une Exposition des textes obscurs de saint Denys l'Aréopagite et de saint Grégoire de Nazianze. « Je mets ces deux docteurs, disait-il, au rang des plus illustres, des plus profonds, des plus célèbres pères. Par l'élection suprême, ils reçurent de Dieu l'esprit de sagesse et de doctrine dans la mesure la plus abondante que puisse contenir une intelligence humaine 1. »

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