Constantin 13

Darras tome 9 p. 142

 

   20. L'auteur de la Vie de Constantin, à qui nous empruntons ces intéressants détails, ne juge point à propos de nous dire que, parmi les fauteurs les plus ardents du parti de Licinius, se distingua, par un zèle et une bassesse odieuse, Eusèbe de Nicomédie, cet évêque indigne, des mains duquel Constantin aurait plus tard reçu le baptême. Ce que l'historien de Césarée passe sous silence, nous a été révélé par Théodoret:, qui n'avait pas le même intérêt à dissimuler la vérité. Le vrai Dieu sut d'ailleurs déjouer les manoeuvres ariennes, comme il sut triompher des soldats de Libérius. Celui-ci comptait beaucoup plus sur la suprématie du nombre et sur l'avantage de sa position, que sur la protection de Jupiter ou de Mars. Constantin, pour livrer bataille, était obligé

---------------------

1. Euseb., Vit. Constant., )ib. II, cap. iv, T. — 2. Theoaoret, Hist., lib. I, eap. sis.

===============================

 

p143 CHAT.   II.   —   LIL1KJUS.                                                

 

de faire franchir l'Hèbre à ses troupes. Une telle opération, en face de l'ennemi, est l'une des plus périlleuses de la stratégie militaire. Cependant les ordres furent donnés ostensiblement pour jeter des ponts. Durant plusieurs jours, on abattit dans les forêts voisines des arbres énormes, qu'on reliait au moyen de cordages, et qu'on établissait sur des chevalets au-dessus du fleuve. Les travaux étaient terminés et le passage ouvert, dans cette nuit où Licinius, sur la rive opposée, offrait à de muettes idoles ses vœux impuis-sants. A cette même heure, Constantin, après une courte prière, donna à ses lieutenants ses dernières instructions, laissa pour mot d'ordre l'exclamation chrétienne : Au Dieu sauveur ! et, de sa personne, suivi seulement de cinq mille archers et de quatre-vingts chevaux, il remonta l'Hèbre jusqu'à un gué qu'il avait fait précédemment reconnaître. A la tête de sa poignée de braves, il se jeta intré- pidement dans les flots grossis par une pluie d'orage, franchit le fleuve et vint prendre en flanc les troupes de Licinius, au moment où celui-ci les dirigeait toutes sur l'entrée des ponts. La surprise de cette attaque inopinée déconcerta l'ennemi. Avant de se donner le temps de reconnaître le petit nombre de soldats qui avaient suivi Constantin, on criait dans les rangs que toute son armée avait franchi le fleuve. Dans ce désordre, les têtes de ponts furent abandonnées. Les troupes constantiniennes restées sur l'autre rive pas-sèrent sans obstacle. Dès lors la victoire était assurée. Licinius prit la fuite, laissant trente-quatre mille morts sur le champ de bataille (3 juillet 323). Il courut s'enfermer dans les murs de Byzance, où Constantin vint l'assiéger. Cependant, le jeune César Crispus, chargé du commandement de la flotte, sortait du Pirée et se portait à l'entrée de l'Hellespont pour offrir le combat aux forces navales de l'ennemi, commandées par le lieutenant Amandus. Crispus fut vainqueur. Cent trente vaisseaux ennemis furent fracassés, ou coulés à fond ; le reste se dispersa dans toutes les directions et le césar victorieux fit mettre le cap sur Byzance pour bloquer cette ville par mer, pendant que Constantin l'enveloppait par terre de ses formidables légions. Licinius, averti à temps, quitta un poste où il lui eût été impossible de se maintenir. Il réussit à s’échapper avec le reste de ses

==============================

 

p144 PONTIFICAT  DE   SAINT  SYLVESTRE  I   (314-335).

 

troupes et se réfugia à Chalcédoine. Il ne désespérait pas encore de sa fortune et comptait rassembler en Asie une nouvelle armée. Dans ce dessein, il éleva Martinianus, son maître des offices, à la dignité de César et l'envoya à Lampsaque pour recruter des défenseurs.

 

  21. L'événement justifia ses prévisions. Rien ne prouve mieux, selon nous, la vitalité que le paganisme avait encore en Orient. La lutte entre les deux empereurs avait, au premier chef, le caractère d'une guerre de religion. Nul ne s'y méprenait. Jupiter, ou la croix de Jésus-Christ, devaient succomber ou vaincre. Or, en quelques semaines, Licinius se trouva de nouveau à la tête de cent vingt-cinq mille hommes, prêts à mourir à ses côtés pour le culte de Jupiter. Constantin avait levé le siège de Byzance et, s'étant embarqué avec toute son armée sur la flotte de Crispus, vint aborder au Promontoire Sacré, à deux cents stades au-dessus de Chalcédoine. Durant l'intervalle nécessité par ces mouvements divers, « Licinius, dissimulant ses véritables intentions, dit Eusèbe, fit adresser à Constantin des propositions de paix 1. Le héros, pour épargner à l'empire de nouveaux sacrifices et à l'humanité de plus grands malheurs, prêta l'oreille à ces trompeuses ouvertures. Il offrit des conditions honorables au vaincu. Celui-ci n'épargnait ni les serments, ni les promesses, pour faire croire à sa bonne foi. Mais c'était un moyen pour lui de se préparer à une nouvelle lutte. II appalait sous ses drapeaux des tribus barbares, qu'il accueillait avec leurs dieux inconnus. Cependant, il demeurait persuadé  qu'une  puissance mystérieuse et divine résidait dans

………………..

1. Eusèb. ., Vit. Co'ittnnl., lilt. Il, cap. xv. Plusieurs historiens, Crvier entre autres ont cru devoir révoquer eu doute le témoignage d’Eusèbe sur ce point. Ils prétendent que les négociations dont il s'agit sont invraisembla-bles. Nous ne partageons  pas leur opinion. Licinius, réfugié à Chalcédoine, avait besoin de temps pour reconstituer son armée. En ouvrant des négociations  avec son rival, il gagnait précisément ce temps, qui lui était alors si nécessaire. Dans l’alternative où il se trouvait placé, des pourparlers  de ce genre ne pouvaient que lui être avantageux. S'il ne réussissait pas à rassembler de nouvelles troupes, il s'était ménagé une meilleure attitude vis à vis de Constantin et avait droit à des conditions moins sévères ; s'il réussissait, il demeurait toujours libre de rompre les conférences, quand il le jugerait à propos.

===============================

 

p145 CHAP. II.   — LICINIUS.                                        

 

l'étendard de la croix. Il lui attribuait sa récente défaite et la victoire de son rival. Dans un ordre du jour, il prit soin d'avertir ses soldats de ne pas diriger leurs attaques contre ce glorieux trophée et d'éviter même de porter sur lui leur regard1. » Les négociations entreprises et poursuivies en de telles dispositions ne devaient aboutir qu'à une bataille nouvelle. Constantin découvrit bientôt le piège qu'on lui tendait. Le 10 septembre 323, les deux armées étaient en présence dans la plaine de Chrysopolis, sous les murs de Chalcédoine. Licinius avait à ses côtés le nouveau César Martinianus, rappelé à temps de Lampsaque. «Constantin avait passé la nuit en prières dans la tente où le labarum était déposé, dit Eusèbe. Il en sortit le matin pour ranger son armée, en tête de laquelle il fit porter le glorieux étendard. Il attendit en silence que l'ennemi s'ébranlât le premier. C'était une protestation solennelle contre la mauvaise foi d'un perfide qui venait naguère de jurer un nouveau traité de paix. Mais, au moment où les premières phalanges de Licinius se précipitaient en avant, Constantin poussa un cri terrible, et, l'épée nue à la main, fondit avec toute son armée sur les assaillants. Cette manœuvre fut exécutée avec la rapidité de la foudre. La victoire ne fut pas un seul instant douteuse. Les soldats de Licinius débandés jetaient leurs armes pour mieux fuir. On fit une multitude immense de prisonniers auxquels Constantin accorda la vie sauve. Licinius n'avait plus que trente mille hommes, en arrivant à Nicomédie. Le vainqueur l'y poursuivait déjà, quand il se décida à envoyer Constantia, sa femme, sœur paternelle de Constantin pour demander grâce. Cette soumission in extremis fut accordée. Licinius, dépouillé de ses États, devait aller vivre à Thessalonique, avec une pension royale que lui ferait son beau-frère. La convention acceptée de part et d'autre fut ratifiée dans une entrevue où les deux ennemis de la veille mangèrent à la même table et partagèrent la même tente. Le César Martinianu paya seul de sa vie l'honneur éphémère d'avoir porté la pourpre. « Un an ne s'était pas écoulé, dit M. de Broglie,

------------------------------

l Euseb., loc cit., cap. xvi.

=================================

 

p146   PONTIFICAT DE SAINT SYLVESTRE  I   (314-333).

 

qu'un ordre fatal venait chercher Licinius dans sa retraite, et qu'il périssait étranglé. Un événement si habituel dans les annales de l'empire a pourtant vivement ému les passions de tous les historiens. Les écrivains profanes, comme Zozime et Victor, relèvent avec triomphe ce manque de foi d'un empereur chrétien. Eusèbe enveloppe tout ce dénoûment dans une rhétorique embarrassée et confuse. Socrate, Zonaras et Nicéphore s'épuisent à chercher des prétextes vains et des déguisements impossibles. Seul des auteurs chrétiens, saint Jérôme, dans sa Chronique, rapporte le fait sans excuse et sans détour. C'est le seul langage qui convienne à un narrateur sincère. Il faut reconnaître franchement que Constantin, qui combattait avec la foi d'un chrétien, qui gouvernait souvent avec les lumières de l'Évangile, vengeait encore ses propres injures avec la rigueur et souvent avec la ruse d'un empereur romain du vieux culte. L'histoire a droit de relever en lui, avec étonnement et sévérité, les vices familiers de ses prédécesseurs. C'est encore un hommage qu'elle rend à son caractère et à sa foi 1. »

22. Loin de nous la pensée de nous inscrire en faux contre cette appréciation, si rigoureuse qu'elle soit. D'ailleurs nous avons, pour nous y associer, tout un ordre de faits racontés par les historiens ecclésiastiques, et dont M. de Broglie n'a pas jugé à propos de tenir compte. En même temps que Licinius, Constantin fit mettre à mort le jeune Licinianus, âgé seulement de onze ans. Cet enfant, neveu de Constantin par sa mère, n'aurait dû en aucune façon être compris dans la proscription dont son père était l'objet. Son âge le rendait inoffensif; il ne pouvait avoir d'autre crime a expier que son nom. Quant à Licinius, la plupart des historiens conviennent qu'il avait renoué ses intelligences avec les barbares; son caractère connu rend le fait très-vraisemblable. Quoi qu'il en soit, il est certain que, parvenu à l'apogée de sa puissance, voyant à ses pieds l'Orient et l'Occident le regard jusque-là si droit et si ferme de Constantin eut un de ces éblouissements dont les plus grands génies savent rare-

---------------------------

1. L'Église et l'empire rom., lom. I, pag. S27, 328.

=================================

 

p147 CHAP.   II.   —  CRISPLS.                                         

 

ment se défendre. Après vingt ans de combats et de luttes, l'œuvre de Dioclétien était renversée. A la multiplicité des emperenrs succédait l'unité du commandement. Le monde entier tenait alors dans la main d'un seul homme, et cet homme était Constantin. Que se passa-t-il dans le cœur du héros? Par quelles intrigues subalternes, par quelles souterraines manœuvres fut-il amené à quitter brusquement la voie qu'il suivait depuis un quart de siècle avec tant d'éclat? Nous ne le savons, et les vagues récits des contemporains nous laissent sans lumière sur ce point. Tous, à l'exception d'Eusèbe, s'accordent à nous parler d'une éclipse momentanée, qui obscurcit le rayonnement jusque-là si pur de sa gloire et de sa puissance? Le jour où il posa un pied vainqueur sur le sol de l'Orient, il semble qu'il en ait subi les influences délétères. Le paganisme qu'il venait de combattre et de vaincre avait encore là des partisans fanatiques. L'opiniâtre résistance de Licinius nous en a donné la preuve. Fausta, la fille de Maximien Hercule, avait été élevée dans ce milieu corrupteur. La victoire de Chrysopolis la ramenait souveraine dans le palais de Nicomédie. Elle y retrouvait les souvenirs et les affections de son enfance. Vraisemblablement, pour cette femme ambi-tieuse, le christianisme professé par son époux ne représentait qu'un moyen de règne, un marchepied vers le pouvoir. Mais com-ment Constantin, si manifestement protégé par Jésus-Christ dont la majesté s'était révélée personnellement à ses regards, put-il se prêter aux desseins de cette femme artificieuse? C'est là un mystère de faiblesse humaine qui n'étonnera nullement ceux qui comprennent que le gouvernement divin laisse toujours les âmes maîtresses d'elles-mêmes. Jésus-Christ ne veut point absorber leur libre arbitre, mais le soumettre volontairement.

 

 IV. Crispus.

 

   23. Nous l'avons dit plus haut, Moïse de Corène est le seul des historiens ecclésiastiques ou profanes qui nous ait d'un mot mis sur la trace de cette énigme séculaire. En attendant que quelque découverte inattendue dans les bibliothèques d'Asie ou d'Europe

=================================

 

p148      PONTIFICAT DE  SAINT  SYLVESTRE  I   (314-335).

 

nous renseigne plus complètement à ce sujet, il faut se contenter de recueillir, comme des étincelles éparses, le petit nombre de témoignages venus jusqu'à nous à travers l'immensité des âges. « Cédant à l'influence de Maximina (Fausta), sa seconde femme, dit Moïse de Corène, Constantin persécuta l'Église et fit mourir un grand nombre d'innocents » : divexavit ecclesiam et multos morte affecit 1. Sidoine Apollinaire, qui illustrait vers l'an 475 le siège épiscopal d'Augustonemetum (Clarus-Mons, Clermont), chef-lieu des Arvernes (Auvergne), dans une de ses lettres familières au poëte de Lugdunum, Secundinus, s'exprimait ainsi : « Le distique affiché par le consul Ablavius à la porte du palais de Constantin mordit plus fort qu'une épigramme ordinaire. C'était un vrai coup de poignard. Voici le distique :

 

SATURNI  AUREA  SAECLA  QUIS  REQUIRAT?

 

SUNT   HAEC   GEMMEA   SED   NERONIANA.

 

  N'allez plus chercher l'âge d'or de Saturne ; notre siècle est de diamant, mais c'est le diamant de Néron2. » Constantin et Néron : quel accouplement ! Et si l'on songe que cette épigramme, plus acérée en effet que la pointe d'un poignard, était l'œuvre du consul Ablavius, le même auquel jadis Constantin écrivait quelques-unes de ces lettres, si chrétiennes par l'esprit et les sentiments, dont nous avons parlé plus haut ; si l'on songe que le consul, réduit à aiguiser silencieusement le trait destiné à réveiller une conscience endormie, allait, d'une main furtive, et protégé par les ombres de la nuit, le coller sur la porte du palais impérial, on sera forcé de convenir qu'une transformation étrange avait dû s'opérer entre le héros de l'an 314 et le bourreau de l'an 324. Eusèbe reste complétement muet sur toutes ces choses, dans la Vie de Constantin. On pouvait s'y attendre. Mais dans sa Chronique, il soulève un coin du voile. « L'an 324, dit-il, Crispus, fils de Constantin et

--------------------

1. Moses Coren., Hist. Armen., lib. II, cap. lxxïix. — 2. Sidon. Apollla., Epiit., lib. V,8; Pair, lat., tom. LVI1I, col, 539.

=================================

 

p149 CHAP.   II.   —  CRISPOS.                                         

 

Lucinianus, son neveu, furent très-cruellement mis à mort. » Paul Orose se demande avec anxiété «pourquoi l'empereur tourna contre des innocents, contre des membres de sa propre famille, le glaive vengeur qui n'aurait dû frapper que les impies1? » Le doute n'est donc pas possible. Il y eut un moment où le pied de Constantin glissa dans le sang. Ses violences arrachèrent à l'un de ses plus fidèles amis l'exclamation désespérée que l'univers retombait « sous le joug de Néron. » Cela peut fort bien nous expliquer comment le Liber Pontificalis a dit du pape saint Sylvestre : « Chassé de Rome par la persécution de Constantin, le pontife se réfugia sur le mont Soracte2. »

 

   24. Voici maintenant le récit du païen Zozime. « Constantin, dit-il, après son expédition contre Licinius, revint à Rome plein de superbe et d'arrogance. Les premiers coups de sa fureur impie tombèrent sur sa propre famille. Le César Crispus, déjà couvert de gloire, fut accusé d'entretenir des relations criminelles avec Fausta, sa belle-mère. Sans égard pour les liens du sang, sur un simple soupçon, Crispus fut poignardé. L'impératrice Hélène se montra inconsolable de la mort du jeune prince. Pour apaiser sa douleur, Constantin joignit à ce premier crime un forfait plus épouvantable encore. Il fit chauffer un bain outre mesure; Fausta y fut plongée; elle y mourut. Le remords ne tarda pas à poursuivre l'âme de l'empereur. Il comprenait qu'il avait outragé toutes les lois divines et humaines. Ne pouvant plus supporter les terreurs dont sa conscience était agitée, il s'adressa aux Flamines et leur demanda s'ils avaient des cérémonies lustrales assez efficaces pour le purifier. Ils lui répondirent qu'ils n'en connaissaient point. Or il se trouvait à Rome un vates espagnol qui avait acquis un grand crédit sur les femmes du palais, et qui s'était introduit dans la familiarité de l'empereur. Ce sycophante déclara que les chrétiens avaient un secret pour effacer toutes les fautes qu'un homme puisse commettre. Il lui conseilla donc d'y avoir recours, l'assurant que par ce moyen il retrouverait bientôt le calme et la paix intérieurs.

-----------------------

1.Oros., lib. Vil, cap. xxvm. — 2. Lib. Pontif., loc. cit.

=================================

 

p150  PONTIFICAT  DE  SAINT  SYLVESTRE   I   (314-333).

 

Constantin accueillit avec bonheur ces ouvertures; il se prêta à tout ce que l'imposteur voulait de lui. A partir de ce jour, il fut tout entier livré à l'impiété chrétienne, et manifesta la plus grande horreur pour le culte des dieux et pour la science sacrée des arus-pices, qui lui avait prédit tous ses succès précédents. Ingrat ! il oublia les services qu'il en avait reçus et déploya toute sa puissance pour la détruire1. » Nous avons, dans ces paroles de Zozime, un témoignage explicite, dont la source n'est pas suspecte, et qui confirme selon nous, aussi clairement que possible, le singulier revirement opéré dans l'esprit de Constantin à cette époque. L'empereur, bourrelé de remords, s'adresse aux Flamines et leur demande une eau lustrale assez puissante pour apaiser les troubles de son âme. Constantin avait-il donc oublié, en si peu de temps, l'efficacité divine de la croix et du sang rédempteur? Ne serait-ce pas, comme l'indique Moïse de Corène, l'influence païenne de Fausta qui avait réagi à ce point sur un trop faible époux? La numismatique a conservé une médaille de Crispus : d'un côté ce jeune prince est représenté tenant à la main une aigle, emblème de ses récentes victoires ; de l'autre Notre-Seigneur Jésus-Christ, assis sur une cathedra, élève la main droite pour bénir le monde et tient de la main gauche une croix. Sur cette face de la médaille est gravée l'exergue significative : SALUS ET SPES X.  REIPUBLICAE. « Le Christ est le salut et l'espé-rance de la République. » Cette curieuse médaille semblerait indiquer qu'à cette époque Crispus, fidèle à la religion du Christ que son père venait de délaisser, réunissait sur sa tête les espérances du monde chrétien. Mais plus ce jeune prince réveillait autour de lui de sympathies, plus il devait s'attirer la haine de Fausta sa marâtre. L'accusation infâme dont elle se chargea près de son crédule époux, n'est pas seulement attestée par le païen Zozime. Nous possédons sur ce point un témoignage d'autant plus précieux qu'il a le caractère d'un souvenir de famille.

 

   25. En 36i, Julien l'Apostat, indigne neveu de Constantin le

-----------------------

1. Zozim.p lijfo r\

=================================

 

p151 CHAP.   II.  — CRISPUS.                                    

 

Grand, reprenait en sous-œuvre le plan qui avait si mal réussi à Licinius. Il renouvelait la persécution contre les chrétiens. Sa tentative ne devait pas être plus heureuse. En partant pour son expédition de Perse qui lui coûta, comme on sait, le trône et la vie, il donna au commandant militaire d'Egypte, Artemius, l'ordre de venir le rejoindre, avec les troupes disponibles, à son quartier général d'Antioche. Artemius était un vieillard de famille sénatoriale. Il avait fait ses premières armes sous Constantin le Grand. Son expérience et ses talents, appréciés par les successeurs de ce prince, lui avaient valu toute leur confiance. Mais Artemius était chrétien. Julien l'Apostat ne tarda point à en faire un martyr. Or, voici le dialogue qui s'établit entre eux ; nous le citons avec d'autant plus de confiance que les Actes de saint Artemius, dont le cardinal Maî avait retrouvé au Vatican un texte authentique 1, ont été naguère réhabilités dans le monde savant par l'érudition des nouveaux Bollandistes 2. Après avoir accusé Artemius de complicité dans l'assassinat de Gallus son frère, Julien l'Apostat reprit : « C'était à nous qu'appartenait le trône. Mon père était fils de Constance-Chlore et de Théodora, belle-fille de Maximien Hercule ; tandis que Constantin était issu d'un premier mariage avec Hélène, une femme de vile condition, presqu'une concubine 3. La naissance de Constantin précéda d'ailleurs l'époque où notre aïeul fut revêtu de la pourpre. Malgré ce vice d'origine, Constantin usurpa impudemment le trône. Il fit mourir mon père et mes deux oncles par une sentence aussi injuste que barbare. Son fils Constance, au mépris de la foi jurée et des serments les plus solennels, a fait assassiner Gallus mon frère. Il me réservait le même sort: mais grâces aux dieux, j'ai pu m'y soustraire. Voilà pourquoi j'ai abjuré le christianisme que cet usurpateur, aussi traître que cruel, avait embrassé. Ce ne sont pas du reste des statues que j'adore. Arrière cette imbécile superstitien, tout au plus bonne pour le vul-

------------------------------

1. Maï, Spicileg. rom., tom. Vt. — 2. Bolland., Act. sanct., 20 oot. ; Bruxelles, 1853. — 3. Nous avons là une preuve nouvelle de la légitimité du mariage de sainte Hélène avec Constance-Chlore. S'il y avait eu moyen de nier cette lé-gitimité, Julien l'Apostat n'y eût pas mis cette restriction significative.

================================

 

p152 PONTIFICAT  ûâ  SAINT  SYLVESTRE  I   (314-333).

 

gaire! J'adore la divinité sous toutes ses manifestations éclatantes et sensibles : la puissance dans Jupiter; la force dans Hercule ; la beauté dans Vénus, etc. Ta noble intelligence comprendra facilement un tel langage. Abjure donc le christianisme et je te pardonnerai le sang de mon frère. Tu le sais, c'est Constantin, le plus crédule et le plus facile à tromper de tous les hommes, qui le premier favorisa les innovations Galiléennes. Il abrogea les antiques lois et inclina peu à peu vers le christianisme, à mesure que le sentiment de son apostasie réveillait davantage ses remords. Il se voyait en effet repoussé par les dieux, comme un déserteur de leur culte, et méprisé des hommes, parce qu'il s'était baigné dans le sang de ses proches et des plus innocentes victimes. Quel crime avaient commis ses frères pour mériter la mort? Et Fausta sa femme, et Crispus son fils, ce jeune prince orné de toutes les vertus, qu'avaient-ils fait? Les dieux indignés de tant d'horreurs réprouvèrent le meurtrier; leur malédiction s'est étendue sur sa race impie, qui a disparu du monde. Viens donc, noble vieillard, viens t'associer à notre œuvre. Tous les sages de ce temps ont compris la nécessité d'abjurer la superstition ridicule du Christ et de réhabiliter la religion de nos aïeux. — Artémius resta quelque temps sans répondre. Il se recueillait, pour mieux graver dans sa pensée l'ensemble et les détails des objections qui venaient de lui être présentées. Enfin il prit la parole en ces termes : Auguste empe-reur, je crois inutile de vous exposer ici les motifs de certitude sur lesquels ma religion est fondée. La démonstration serait facile, mais il me semble que ce n'est pas précisément ce que vous demandez de moi. Le meurtre de Gallus, votre frère, est votre premier grief. J'y suis complètement étranger. Jamais, ni par un acte quelconque, ni même par une simple pensée, je n'ai attenté de près ou de loin à la vie de ce prince. Vous avez essayé sur ce point mille détours pour me faire compromettre. Mais la vérité est invincible. J'ai connu personnellement Gallus votre frère; il était pieux, zélé pour la justice et fervent adorateur de Jésus-Christ. J'en prends à témoin le ciel et la terre, le chœur angélique des bienheureux, enfin j'en atteste le Christ, Fils de Dieu, l'objet de mon amour et

=================================

 

p153 CHAP.   II.   —  CRISPUS.                                    

 

de mes adorations, je suis innocent du meurtre de votre frère. Je n'ai d'aucune façon trempé dans ce forfait et n'ai fourni aucune aide à ses assassins. Je n'étais point d'ailleurs à la cour de Constance, à l'époque de ce tragique événement. J'étais à ma préfecture d'Egypte, et je ne l'ai quittée, depuis vingt ans, que pour me rendre ici sur votre ordre. Voilà, je l'espère, un point éclairci. Je passe maintenant aux reproches que vous accumulez contre la mémoire de Constantin, le plus grand des empereurs. Vous l'accablez sous le poids de votre mépris ; vous le traitez comme un ennemi de la divinité, un caractère crédule, un tyran souillé de crimes et couvert du sang de ses proches injustement versé. Laissez-moi vous dire que votre père et vos oncles avaient mérité le traitement rigoureux qu'on leur a fait subir. N'est-il pas notoire qu'ils avaient cherché à empoisonner ce grand homme, et cela au moment où ils vivaient de ses bienfaits? La mort de Fausta fut juste. Cette odieuse marâtre, renouvelant la tragédie de Phèdre, avait inventé contre le César Crispus une accusation calomnieuse, de la même nature que celle dont Hippolyte, fils de Thésée, fut jadis victime. Constantin eut le malheur d'y ajouter foi. Plus tard il connut toute la vérité et infligea à cette femme dénaturée le supplice qu'elle méritait. Vous reprochez à Constantin de s'être laissé déterminer, par une crédulité et une superstition ridicules, à professer le christianisme. Or j'étais dans les rangs de son armée, à l'époque de l'expédition contre Maxence. J'ai vu de mes yeux une croix plus éclatante que le soleil apparaître dans les airs, vers le milieu du jour. J'ai lu, ainsi que toute l'armée, l'inscription en caractères de feu qui présageait la victoire. Si vous ne m'en croyez pas, il reste encore un grand nombre d'autres témoins oculaires. Prenez la peine de les interroger 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon