(Darras tome 23. p.365…..)
IV. Itinéraire de Hugues de Vermandois jusqu’à Constantinople.
30. L'armée de Godefroi de Bouillon, duc de Lorraine et en cette qualité vassal de la couronne de Germanie, était complètement indépendante de la grande expédition française, dont Philippe I avait depuis sa réconciliation avec Urbain II favorisé l'organisation dans son royaume. Toute la noblesse de la France centrale, enrôlée sous la bannière de la croix, avait pris les armes et se préparait à suivre le comte de Vermandois, Hugues le Grand, frère du roi. Les vassaux dont ces chefs étaient entourés appartenaient aux diverses contrées de l'Europe chrétienne, la France, l'Angleterre, la Normandie, la Bretagne, les Flandres.
31. La plupart des guerriers, ceux du moins qui appartenaient aux provinces centrales de la France, n'avaient ni assisté au concile de Clermont, ni rencontré le pape Urbain II durant son excursion dans notre pays. La politique du roi Philippe, alors excommunié, les avait tenus en dehors du mouvement général qui entraînait le reste du monde chrétien. Maintenant que cette opposition avait cessé, Hugues de Vermandois, chef de la nouvelle expédition, voulait inaugurer son voyage en Terre Sainte par le pèlerinage de Rome au tombeau des apôtres. Il se proposait de recevoir des mains du pape l'étendard de Saint-Pierre, gage de protection céleste et emblème de victoire. L'itinéraire adopté dans ce but offrait l'avantage de ne point traverser les contrées précédemment parcourues avec tant de périls par les armées de Pierre l'Ermite et de Godefroi de Bouillon. On devait passer les Alpes à Suse, entrer en Italie par Turin, descendre à Gênes, suivre le littoral de la mer Tyrrhénienne jusqu'à Naples ; franchir le contrefort de l'Apennin ; gagner les ports de Bari, Brundusium (Brindes) Otrante ; s'embarquer pour les côtes d'Épire, et arriver par la Macédoine à Constantinople1. Le ravitaillement ne devait présenter aucune difficulté dans les riches vallées italiennes situées sur le parcours. Le départ eut lieu aux premiers jours du mois de septembre 1096. Foulcher de Chartres2 attaché comme chapelain d'abord au duc de Normandie Robert Courte-Heuse, et plus tard à Baudoin comte de Boulogne, nous a tracé
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un tableau vivant du spectacle qu'offraient alors les croisés. « Réunis en nombre immense, dit-il, nous formions en quelque sorte le collège de toutes les provinces occidentales. A chaque pas, sur la route, de nouvelles armées venaient rejoindre la nôtre. Parmi cette multitude, composée de toutes les nations, on parlait toutes les langues. Les îles des mers, les continents semblaient avoir été secoués par la main du Très-Haut ; et l'on pouvait dire comme David : «Toutes les races que vous avez créées, Seigneur, se réunissent pour aller vous adorer au lieu où jadis se posèrent les pieds de votre Verbe3. » Et pourtant que de douleurs, de soupirs, de gémissements et de larmes, au moment des derniers adieux, quand le croisé quittait une épouse chérie, de tendres enfants, ses domaines, un père, une mère, des frères, tout enfin, patrie, parents, amis ! Les pleurs de ceux qui restaient coulaient devant lui, et il sentait son chœur déchiré ; mais il se fortifiait dans la pensée que son sacrifice avait Dieu pour objet ; il quittait tout, dans la foi ferme que le Seigneur, fidèle à ses promesses, « lui rendrait tout au centuple1. » A l'épouse désolée, l'époux disait : « Dans trois ans, si Dieu le permet, je reviendrai, et nous serons heureux. » Il la recommandait au Seigneur, il la consolait par la perspective du retour : mais elle, désespérant de le revoir jamais, succombait à la douleur et tombait évanouie à ses pieds. Le croisé affectait une fermeté presque cruelle : ne voulant point redoubler toutes ces douleurs en laissant voir la sienne, il s'arrachait des bras de sa femme, de ses enfants, de ses amis en pleurs, et partait l'œil sec. La tristesse était pour ceux qui restaient, la joie pour ceux qui partaient2.»
32. « Donc, nous autres Francs occidentaux, reprend le chroniqueur, après avoir traversé la Gaule, nous entrâmes en Italie. Arrivés à Lucques, le seigneur apostolique Urbain II, qui se trouvait dans les environs, reçut en audience particulière les principaux chefs, Hu-
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gues de Vermandois, le comte Robert de Normandie, le comte Etienne de Blois, et plus tard tous ceux d'entre nous qui le voulurent voir. Il remit l'étendard de Saint-Pierre aux mains de Hugues de Vermandois. Il donna ensuite à l'armée sa bénédiction solennelle, et nous partîmes joyeusement pour Rome 3. » La présence d'Urbain II dans les environs de Lucques, signalée ici par Foulcher de Chartres, est confirmée par un historien schismatique, Landulf le Jeune, dans son «Histoire de Milan. » Voici les paroles de l'annaliste henricien : « J'étais encore enfant, sous la discipline du prêtre André, primicier de la cathédrale de Milan, et l'on m'avait surnommé la « Cloche de Saint-Paul, » Cloca Sancti Pauli, parce que mon oncle, le prêtre Liprand, titulaire de Saint-Paul in-Compito, venait de rebâtir cette église, lorsque le pape Urbain II, à son retour de France, passa à Milan. Une immense multitude d'hommes et de femmes, de tout âge, de toute condition, accourait pour entendre sa parole. Il semblait enivré de sa propre sagesse, car un jour, du haut du pulpitum (ambon) de Sainte-Thècle, il s'écria : « Le moindre petit clerc, clericulus, dans l'Église de Dieu, est plus grand que n'importe quel roi mortel. » Et il ajouta : « Les clercs et les prêtres ne doivent jamais se mettre, à prix d'argent ou par la faveur simoniaque des puissants du siècle, en possession des bénéfices ecclésiastiques. Leur élection n'est valide qu'autant qu'elle est faite, suivant les règles canoniques, par le clergé et le peuple des églises vacantes 2. » Cette doctrine scandalisait fort Landulf le Jeune. Il constate pourtant qu'elle eut un grand succès à Milan, et qu'elle y releva toutes les espérances de la Pataria catholique. Les multitudes qui se pressaient en nombre extraordinaire autour du pulpitum de Sainte-Thècle, pour entendre la prédication d'Urbain II, étaient composées des chevaliers de la croisade. Landulf est obligé de convenir que malgré l'opposition des schismatiques, un grand nombre de Milanais, prêtres et laïques, s'enrôlèrent sous l'étendard de la croix. La Pataria d'Alexandre II du chevalier martyr Herlembald
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venait ainsi à demi-siècle de distance, fournir son continguent à la grande croisade qui allait sauver l'Europe et délivrer Jérusalem.
23. « Cependant, continue Foulcher de Chartres, nous arrivâmes sans accident à Rome, et l'armée campa non loin de la basilique de Saint-Pierre. En entrant dans ce sanctuaire auguste, nous vîmes le maître-autel gardé par les satellites de l'antipape Wibert. Le glaive à la main ils arrachaient les oblations des fidèles. D'autres se tenaient sur les poutres du portique extérieur, et lançaient des pierres sur les pèlerins agenouillés. Il suffisait d'être signalé comme appartenant à l'obédience d'Urbain II pour être massacré par ces scélérats. Non loin de la Basilique, enfermés dans un château-fort soigneusement gardé, les partisans du pape légitime se défendaient de leur mieux contre les attaques de leurs féroces adversaires. Ce nous fut une grande douleur d'être témoins de ces forfaits. Mais il n'entrait point dans le programme de l'expédition d'intervenir d'une manière quelconque ; et nous dûmes nous éloigner, laissant à Dieu le soin de la vengeance 1. » Ainsi sous les murs de Rome, de même qu'aux frontières de la Hongrie et jusque dans les forêts sauvages des Bulgares, le mot d'ordre du schisme était le même : extermination des armées catholiques de la croisade. En haine du pape légitime, les schismatiques auraient ouvert de grand cœur aux Sarrasins et aux Turcs tous les chemins qui les eussent conduits à la conquête de l'Europe. Le témoignage de Fourcher de Chartres nous révèle un nouveau trait de la magnanimité d'Urbain II. II eût été facile au bienheureux pape de faire balayer par la grande armée de Hugues de Vermandois les hordes ignobles qui, au nom de l'antipape Wibert, souillaient encore de leur présence la ville éternelle et la basilique du prince des apôtres : mais on se rappelle que la devise d'Urbain II était « douceur et patience2. » Fidèle jusqu'au bout à cette maxime évangélique, il ne permit point aux croisés de s'engager dans une cause si juste et si légitime. Il leur prescrivit de suivre, sans se détourner à droite ni à gauche,
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leur glorieuse entreprise, « laissant à Dieu, suivant l'expression du chroniqueur, le soin de sa propre vengeance. »
34. L'attente ne fut pas longue. Ce que les armes des croisés n'auraient pu faire sans une lutte sanglante, le revirement d'opinion produit en Italie par leur exemple allait l'opérer d'une manière pacifique. « Le seigneur pape rentra, dit Bernold, en grande gloire, et au milieu des acclamations de l'allégresse universelle, dans sa ville de Rome. Entouré du collège des cardinaux, il y célébra la fête de Noël (23 décembre 1096). Toute la cité reconnut son pouvoir, à l'exception de la tour de Crescantius, où se tenaient cachés les partisans de Wibert3. » Urbain II, lui-même, dans une lettre qu'il adressait alors au légat apostolique Hugues de Lyon, parlait de son heureux retour en ces termes : « Rendez avec nous vos actions de grâces au Seigneur pour la situation prospère qu'il nous a faite. Nous sommes arrivé pacifiquement à Rome, accompagné de la comtesse Mathilde. La population s'est portée en masse à notre rencontre ; la ville presque tout entière est en notre pouvoir. Dans un synode tenu au Latran, les citoyens romains et les délégués des provinces du patrimoine de saint Pierre ont renouvelé entre nos mains leur serment de fidélité1. » Pendant que le pape légitime rentrait ainsi pacifiquement dans la capitale du monde chrétien, le pseudo-empereur Henri IV, qui avait juré de l'en bannir à jamais, était lui-même contraint de quitter clandestinement l'Italie, et d'aller cacher sa honte en Allemagne. Depuis sept ans qu'il avait franchi les Alpes et inauguré par tant de cruautés, de massacres et de ruines, sa grande expédition contre la papauté2, il se trouvait que la papauté, providentiellement restaurée, assistait à la défaite et à l'agonie morale du tyran son persécuteur. « Ce fut, dit Bernold, une grande et immortelle gloire pour la comtesse Mathilde, cette fille très-dévouée de saint Pierre. Presque seule elle avait osé tirer l'épée contre le roi Henri et contre l'hérésiarque Wibert. Durant une période de sept années, elle avait soutenu cette formidable guerre contre l'intrusion et le
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schisme. L'héroïne voyait alors fuir devant elle le tyran éperdu ; elle rentrait en possession de tous ses états. Nouvelle Débora, elle remerciait le Dieu des armées d'avoir encore une fois sauvé Israël par la main d'une femme. Henri IV, abandonné de ses propres partisans, quitta la Lombardie, franchit les Alpes et arriva en fugitif à Ratis-bonne vers la fête de la Pentecôte (24 mai 1097). Il passa tout l'été à Nuremberg, réduit à l'état d'un simple particulier, et se rendit ensuite à Spire, où sa situation resta la même3. » Le tyran avait ainsi la douleur de constater son impuissance et de survivre à sa propre tyrannie.
35. Hugues de Vermandois avait poursuivi sa marche jusqu'à l'extrémité de l'Italie méridionale. « Après avoir traversé les plaines de la Campanie, dit Foulcher de Chartres, nous entrâmes en Apulie et vînmes à Bari, grande cité maritime avec un beau port sur la mer Adriatique. Dans l'église de ce lieu, sur le tombeau de saint Nicolas, nous offrîmes à Dieu nos actions de grâces, avec des prières ardentes pour le succès de notre traversée, car nous comptions pouvoir nous embarquer sans retard. Mais les navires ne se trouvèrent pas en quantité suffisante. Par surcroît de contre-temps, l'hiver approchait et toute navigation allait devenir impossible. Hugues le Grand avec un certain nombre de chevaliers partit sur les vaisseaux disponibles ; le duc de Normandie, Robert Courte-Heuse, prit le parti d'hiverner en Calabre. Le comte de Flandre put s'embarquer quelques semaines après Hugues de Vermandois (décembre 1096). Le reste de l'armée, sous les ordres d'Etienne de Blois et d'Eustache de Boulogne, dut se cantonner dans les cités et les campagnes du littoral, pour attendre le retour du printemps. Il y eut alors un grand découragement parmi ceux des croisés qui n'avaient point de ressources suffisantes en argent ou en vivres. Leur mécompte fut exploité par des lâches, qui cherchaient l'occasion de se soustraire aux périls de l'expédition. On parla donc de reprendre le chemin de la patrie. Un grand nombre de ces indignes soldats du Christ vendirent à ceux qui restaient arcs, flèches, épées, armures ; et ne gardant que le
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bâton du pèlerinage, ils retournèrent dans leurs foyers. La honte s'attacha à leurs pas et les poursuivit au retour : maintenant encore on montre au doigt ces déserteurs de la grande armée de Dieu 1 . »
36. La flotille qui portait Hugues de Vermandois vers les côtes de l'Epire eut un sort funeste. C'est du moins ce qui résulte du récit de la princesse Anne Comnène, dont la véracité n’est pas, nous l'avons vu, la qualité dominante. Mais les autres chroniqueurs des croisades ayant négligé, ou, plus vraisemblablement, ignoré les détails épisodiques du voyage aventureux du comte de Vermandois, il est impossible de contrôler sur ce point la narration de la fille d'Alexis. Voici comment elle s'exprime avec son emphase orientale. « Un certain Oubos (Hugues)2, frère du roi de France, dans l'orgueil que lui inspiraient sa naissance, ses richesses et son pouvoir, sur le point de s'embarquer pour l'expédition au saint Sépulcre, adressa un insolent message à l'auguste souverain de Constantinople pour le prévenir de son arrivée et lui demander une réception brillante. « Sachez, ô empereur, lui disait-il, que je suis le roi des rois, le plus grand prince qui soit sous le soleil. J'attends donc de vous un accueil digne de mon rang et de ma puissance 1. » A la réception de cette lettre, l'empereur expédia secrètement ses ordres au gouverneur de Dyrrachium, Jean fils d'Isaac Comnène, et à Nicolas Maurocatacalon, commandant la flotte impériale envoyée en croisière sur le littoral de l'Adriatique pour le protéger contre les pirates italiens. Au gouverneur de Dyrrachium, il était enjoint de recevoir magnifiquement le comte Oubos, s'ils se présentait, mais de signaler immédiatement son arrivée à la cour de Constantinople et le retenir jusqu'à l'envoi de nouveaux, ordres. Les instructions adressées au commandant
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de la flotte lui recommandaient de redoubler de vigilance, et de repousser à main armée toute tentative de débarquement sur les côtes. Or, Oubos étant arrivé sur le littoral de la Lombardie 3, il envoya au gouverneur de Dyrrachium vingt-quatre chevaliers, couverts d'une armure entièrement dorée. Parmi eux se trouvaient le comte Tzerpentarios (Guillaume de Melun, surnommé le Charpentier, à cause de sa dextérité à manier la hache d'armes dans les combats)3 et le chevalier Hélias, naguère chassé de Thessalonique par l'empereur1. Voici le langage qu'ils tinrent à Jean Comnène : « Nous vous avertissons, puissant duc, que notre maître Oubos est sur le point d'aborder en votre pays, avec l'étendard d'or de saint Pierre, qui lui a été remis par le pape de Rome. Vous n'ignorez pas qu'il est le commandant en chef de toute l'armée des Francs. Préparez-vous à lui faire, ainsi qu'à ses troupes, une réception digne de lui, et n'omettez rien pour l'accomplissement de ce devoir 2. » En effet, Oubos s'était rendu de Rome en Lombardie3 ; il avait pris la mer à Bari et se dirigeait vers les côtes illyriennes. Mais une violente tempête submergea
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ses vaisseaux, avec les rameurs et les soldats qui les montaient 1. Sur une petite barque, la seule qui résista à la fureur des flots, Oubos parvint avec quelques compagnons à prendre terre en un point de la côte situé à égale distance de Dyrrachium et de la cité de Palus 3. En ce moment de cruelle détresse, deux des officiers chargés de la surveillance du littoral aperçurent les naufragés et vinrent leur porter secours. Oubos se fit connaître, et apprit d'eux qu'il était attendu par le gouverneur de Dyrrachium. Il demanda aussitôt un cheval ; l'un des officiers mit pied à terre, lui offrit gracieusement le sien, et le prince français put ainsi arriver à la ville. Jean Comnène le reçut en grand honneur, et s'efforça par l'amabilité de son accueil de lui faire oublier ses malheurs. Mais tout en le comblant d'égards et en multipliant les festins somptueux, il ne lui laissa qu'une liberté apparente, et le fit garder à vue jusqu'au retour du messager expédié sur le champ à Constantinople pour y mander la nouvelle. L'empereur jugea l'affaire assez grave pour ne point en confier le secret à un courrier ordinaire. Il fit sur le champ partir pour Dyrrachium un curopalate nommé Boutoumitès, avec ordre d'escorter le comte Oubos, sous prétexte de protéger sa marche et de lui servir de guide, mais en réalité pour s'assurer de sa personne et l'amener par des chemins détournés, d'abord à Philippopolis, et ensuite à Constantinople. Alexis avec une haute prudence ordonnait ce détour dans la crainte des armées celtiques, qui eussent vraisemblablement rencontré Oubos sur leur parcours, si l'on avait suivi la route directe. Tout s'accomplit ponctuellement selon que l'empereur l'avait réglé3. »