Darras tome 23 p. 504
36. « Cependant, reprend Guillaume de Tir, les auxiliaires que le sultan d'Antioche avait fait recruter contre nous dans les provinces turques s'étaient réunies, au nombre de trente mille cavaliers, sous la conduite des émirs d'Alep, de Damas, de Césarée, d'Hamah, d'Hiérapolis, et d'Emèse3. Leur marche fut si rapide et s'opéra avec de telles précautions, qu'ils étaient déjà tous concentrés sous les murs de Hareg, à quatorze milles seulement d'Antioche, avant que la moindre nouvelle de leur approche eût transpiré. De concert avec Ak-Sian, ils se promettaient de nous envelopper à l'improviste, durant une sortie des assiégés. Quelques chrétiens indigènes vinrent avertir nos chefs. Un conseil de guerre fut aussitôt assemblé 4. » — « Le légat apostolique Adhémar de Monteil prit le premier la parole: Héros très-chrétiens, dit-il, vous qui êtes la fleur de la chevalerie des Gaules, il ne m'appartient pas, dans un danger si pressant, de tenir un langage stratégique. Mais, au nom de Jésus-Christ, en qui seul reposent toutes nos espérances, n'hésitez pas à fondre sur l'ennemi. Les infidèles, vous dit-on, sont au nombre de trente mille ; mais ils doivent être fatigués de la course qu'ils viennent de faire en quelques jours depuis les extrémités de l'Orient. D'ailleurs, il n'est pas dificile à Dieu de renverser les plus gros bataillons. Il livrera
---------------------------
1. Robert. Monach., loc. cit., col. 708.
2. Guillelm. Tyr., 1. VIT, cap. xn, col. 396.
3.Matthieu d'Édesse, dans les Documents arméniens, t. I, p. 32, ajoute à cette liste l'émir turc de Jérusalem, nommé Soukman-Ibn-Ortok.
4. Guillelm. Tyr., 1. V, cap. i, col. 327.
=================================
p505 CHAP. V. — SIÈGE D'ANTIOCHE PAR LES CROISÉS.
ceux-ci en votre pouvoir, malgré le petit nombre de vos cavaliers. — Godefroi de Bouillon appuya énergiquement ces paroles du vénérable pontife. Nous sommes, dit-il, les soldats du Dieu vivant, les chevaliers du Seigneur Jésus-Christ. Les Turcs se sont rassemblés dans leur force ; c'est la force de Dieu qui nous a rassemblés. Confiants dans le secours de sa grâce, n'hésitons pas à attaquer les infidèles. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Mais, pour nous assurer aujourd'hui la vie et la victoire, il importe que pas un mot ne transpire de l'expédition que nous allons entreprendre. Informé de notre marche, l'ennemi pourrait se sauver en épouvante, sans oser se mesurer avec nous. — A la nuit tombante, les meilleurs chevaliers furent prévenus de se tenir prêts pour une expédition dont on ne fit point connaître le but. Les chevaux étaient tellement rares, que plusieurs durent se contenter de mulets et d'ânes ; encore avec cet appoint ne se trouva-t-il que sept cents hommes montés. La nuit venue, nuit sombre et pluvieuse, « tous les guerriers, dit Baldéric de Dol, se confessèrent et reçurent la communion sainte 1. » Puis, dans le plus profond silence, et sans que les Turcs en vedette sur les créneaux d'Antioche pussent soupçonner le moindre mouvement, la colonne expéditionnaire défila par le pont de bateaux et traversa l'Oronte. Godefroi de Bouillon marchait en tête, suivi de Raymond de Saint-Gilles, Boémond, Tancrède, des deux Robert de Flandre et de Normandie, et du preux chevalier Roger de Barneville, le plus habitué de toute l'armée à la tactique des Turcs, dont il était devenu la terreur. Le vénérable pontife Adhémar de Monteil voulut suivre l'expédition, pour fortifier par ses exortations et sa parole sainte les chevaliers de Dieu 2. On marcha ainsi jusqu'à deux lieues d'Antioche, où l'on se plaça en embuscade dans un pli de terrain, entre le lac
-----------------------------
1 Communione sancla prœmuniti, processerunt e rastris. (Balder. Dol., Histor. Hierosol., 1. II ; Patr. lut., t. CLVI, col. 1096.)
8 Ipse pariter antistes, socius in omni admonitione sancta, sequebaiur ad confortandos viras Dei. Pas un historien rationaliste n'a manqué ici un contresens volontaire, en représentant le légat apostolique, la lance au poing, couvert du sang des infidèles.
=================================
p506
de Daphné et le lit de l'Oronte. Aux premières lueurs du jour, Waltier de Drommédart et un Turc converti, nommé au baptême Boémond 3, par son parrain le duc de Tarente, furent envoyés à la découverte. Ils revinrent bientôt annonçant à leurs sept cents compagnons qu'une « gent innombrable », gentem innumerabilem, se dirigeait au secours d'Antioche. II y eut à cette nouvelle un mouvement d'alarme et d'anxiété dans la petite troupe. Adhémar de Monteil prit la parole : Craindriez-vous, dit-il, de mourir pour l'amour de votre Dieu ? Vous êtes venus, avec le signe de la croix sainte, suivre les traces de sa passion. C'est pour lui que vous avez quitté votre patrie, vos familles, tous les biens de ce monde, assurés qu'au service du Seigneur, Dieu des armées, il vous serait donné de conquérir le ciel. L'heure est venue 1 ! » A ces mots, ils firent serment de mourir tous plutôt que de lâcher pied. Raymond de Saint-Gilles, d'un cœur joyeux, hilari anima, brandissant sa lance, ramena son bouclier sur sa poitrine, et jura de vaincre ou de mourir. Godefroi de Bouillon non moins ardent au combat disposa l'armée en six escadrons, les rangs étroitement serrés et disposés en coin, mais échelonnés de manière à dissimuler leur infériorité numérique. Puis à l'improviste, aux cris mille fois répétés de Dieu le veut ! les sept cents héros se précipitèrent sur les bataillons turcs déjà arrivés à portée, les culbutèrent, et avec l'aide de Dieu cueillirent la palme de la victoire. Par une grâce providentielle, la pluie avait détrempé les cordes à boyau donc les Turcs se servaient pour bander leurs arcs : ils ne purent en faire aucun usage, et prirent la fuite en telle épouvante, qu'obligés de repasser un pont jeté sur TOronte, ils n'eurent pas la patience d'organiser le défilé. Des milliers d'entre eux se précipitèrent à la nage et furent engloutis dans les eaux du fleuve. Sans s'arrêter à Hareg, d'où ils étaient sortis le matin, ils continuèrent tout le jour, au galop de leurs chevaux, cette retraite désordonnée. Témoins de l'anéantissement presque complet des forces dont
----------------------------
1. Nous verrons plus loin quel important service ce fidèle néophyte rendit dans une autre circonstance au duc de Tarente et à toute l'armée de la croisade. (Cf. n« 46 de ce chapitre.)
1 Alberic. Aquens., 1. 111, cap. nxn, col. 474.
=================================
p507 CHAP. V. — SIÈGE d'ANTIOCHE PAR LES CROISÉS.
se composait l'expédition et craignant pour leur propre sûreté, les défenseurs de Hareg mirent le feu à la citadelle et s'enfuirent. Mais les chrétiens du pays éteignirent l'incendie et remirent la forteresse à Tancrède, arrivé le premier sur les lieux. Dès lors, le prince sicilien resta en possession de ce domaine et du territoire circonvoisin. Cependant les vainqueurs, qui n'avaient perdu que trois ou quatre des leurs, entre autres le brave Conan comte de Bretagne 1, suspendirent à la selle de leurs chevaux cinq cents têtes d'infidèles, ramassées sur le champ de bataille, et vinrent les lancer avec des balistes par-dessus les murs d'Antioche. « Ce fut, suivant l'expression de Guillaume de Tyr, une épine dans l'œil d'Ak Sian, » tanquam spina in oculo 2. « Pour nous, dit Raimond d'Agiles, c'était la réponse à l'outrage permanent fait par les habitants d'Antioche à la bannière de la bienheureuse vierge Marie, qu'ils avaient plantée, la pointe en bas, au sommet de leur citadelle 3. » Ce jour-là même Ak-Sian, informé de la marche des émirs ses auxiliaires, avait essayé une sortie contre le camp des croisés. Le retour de Godefroi de Bouillon et de son armée victorieuse fit précipitamment rentrer les assaillants dans leurs murs. Plus de mille chevaux « frais et vigoureux », dit Albéric d'Aix, et d'opulentes dépouilles furent le fruit de cette double victoire, que Raimond d'Agiles compare aux exploits bibliques des Machabées. « Or, ajoute Tudebode, Dieu donna ce glorieux succès à nos armes en la IVe férie (mardi), veille du premier jour de carême4. » (9 février 1098.)
37. Commencé sous de si heureux auspices, le carême devait finir non moins brillamment pour l'armée de la croisade. Quelques jours avant Pâques (28 mars), « on annonça, dit Guillaume de Tyr, l’arrivée au port Saint-Siméon d'une flotte génoise amenant de nou-
-----------------
1.Conan s'était jeté, en compagnie d'un seul chevalier, au milieu des bataillons turcs, frappant d'estoc et de taille, jusqu'à ce qu'enfin il tombât percé de coups. On montra longtemps sur le bord du chemin, près du pont de l'Oronte, sa glorieuse sépulture, « un énorme bloc de pierre surmonté d'une croix. » (Radulf. Cadom., Gest. Tancrerl., cap.Lvi, col. 532.)
2. Guillelm. Tyr., 1. V, cap. m, col. 32'.
3. Raim. de Agiles, cap. x, col. 604.
4. Tudebod., 1. IV, cap. i, col. 782.
=================================
p508
veaux croisés et des vivres en abondance. Un grand nombre de soldats et de pèlerins se portèrent isolément à la rencontre de ces frères venus d'Europe. Cependant le convoi débarqué à l’embouchure de l'Oronte attendait une escorte pour se mettre en marche, car les Turcs faisaient surveiller jour et nuit par leurs détachements la chaussée qui conduisait du camp à la mer. Boémond, le comte de Toulouse, Évard du Puiset, Garnier de Grés, Hugues de Saint-Paul et Rothold du Perche, à la tête de trois cents cavaliers, reçurent la mission d'aller chercher le convoi. Mais à leur retour, Raymond de Saint-Gilles en avant, Boémond à l'arrière protégeant la foule des pèlerins désarmés et l'immense convoi de chariots, de bêtes de somme, de bagages et de vivres, furent tout à coup enveloppés par quatre mille Turcs, qui les attendaient dissimulés dans les roseaux et les broussailles. Une panique effroyable s'empara des pèlerins, qui se sauvèrent dans les montagnes voisines. Les Turcs en tuèrent plus de trois cents. Après des prodiges de valeur, les chevaliers eux-mêmes durent céder au nombre. Boémond se replia du côté de la mer, Raymond de Saint-Gilles et les autres se jetèrent à l'écart, tous s'efforçant ensuite de regagner le camp par des routes détournées. Quelques fugitifs y parvinrent avant eux et firent connaître le désastre. Ils disaient que l'expédition tout entière était détruite. Des princes qui la commandaient, ils ne pouvaient donner aucune nouvelle précise, ne sachant s'ils étaient vivants ou morts. Sur l'ordre de Godefroi de Bouillon, tous les soldats prirent les armes: en quelques instants les légions franchirent le pont de bateaux et s'avancèrent comme un seul homme, ayant à leur tête le duc de Normandie, Robert de Flandre, Hugues le Grand et Eustache de Boulogne. « S'il est vrai, s'écria Godefroi de Bouillon, qu'en punition de nos péchés le Seigneur ait permis la défaite et la mort de nos frères, il ne nous reste plus qu'à mourir nous-mêmes ou à les venger. Soldats de Jésus-Christ, en avant pour la victoire ou pour la mort! Frappez l'ennemi au visage. Toutes les lances et les épées la pointe en avant ! » Comme il achevait ces mots, on vit accourir Boémond qui revenait sain et sauf du côté de la mer ; quelques instants après, le comte de Toulouse arrivait par un autre côté.
=================================
p509
Les princes les embrassèrent en pleurant de joie, les soldats les acclamèrent par des cris de triomphe et l'on marcha à l'ennemi. Cependant Ak-Sian, déjà informé du succès de sa colonne expéditionnaire, et se préoccupant d'en assurer le retour, avait fait sortir tous ses soldats et tous les citoyens en état de porter les armes, pour garder le pont de Fer. Ils avaient ordre de se ranger en bataille dans la plaine en avant du pont ; pour leur ôter la tentation en même temps que la possibilité de fuir, l'émir fit fermer derrière eux la porte de la ville. Cette précaution devait rendre sa défaite plus épouvantable. Les quatre mille Turcs qui revenaient vainqueurs avec le convoi captif furent balayés en un clin d'oeil par Godefroi de Bouillon, et se précipitèrent de toutes parts du côté du pont, jetant le désordre dans les rangs de l'armée d'Antioche. Les croisés, resserrant leur cercle autour de cette masse d'hommes, y fauchaient comme des moissonneurs, « à tel point, dit Robert le Moine, que les morts restaient debout au milieu des combattants, faute d'espace pour tomber 1. » Enfin l'émir Ak-Sian, témoin inactif du massacre des siens, se décida après de longues hésitations à révoquer son ordre malencontreux, et fit ouvrir la porte. Mais la précipitation que mirent les vaincus à profiter de ce moyen de retraite et l'affluence sur le pont furent telles, que des milliers de Turcs préférèrent, abandonnant leurs armes, se précipiter dans l'Oronte. Deux cents d'entre eux réussirent à se réfugier sous l'une des arches du pont, sur un terre-plein où les habitants d'Antioche avaient coutume d'établir leurs engins de pêche. Boémond les aperçut et fit appel aux meilleurs nageurs de l'armée, pour aller exterminer cette poignée d'hommes que les flèches des croisés ne pouvaient atteindre. Il fallait, armé de toutes pièces, traverser l'Oronte à la nage sous le tir des archers turcs, postés sur les remparts d'Antioche. La proposition ne trouva point d'écho. Alors un chevalier, Raimbaud Creton, petit de taille, mais d'un courage héroïque, s'élança tout armé dans le fleuve, défiant tous les projectiles qui tombaient à ses côtés : il arriva sain et sauf à l'arche du pont où les Turcs se tenaient pâles d'effroi. Il les
-----------------------
1. Inter vivoi mortui stabant, quia tuffuUi densitate vivorum cadere non pote-ranl. (Robert. Monacb., 1. IV, cap. v; Patr. lut., t. CLV, col. 705.)
=================================
p510
tua tous et se rejeta à la nage, aux applaudissements de l'armée entière. Mais en ce moment une flèche turque atteignit le héros, qui perdit ses forces avec son sang et disparut dans les ondes. En un clin d'oeil, une centaine de jeunes croisés s'élancèrent à la nage, rejoignirent le blessé et le ramenèrent sur la rive. On le conduisit à la tente de Godefroi de Bouillon, où les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie1. Le duc lui-même ne s'était pas épargné dans cette glorieuse journée. Attaqué sur les bords de l'Oronte par un Turc aux formes athlétiques, « nouveau Goliath qui menaçait un autre David, » dit Robert le Moine, il reçut à la tête un coup de cimeterre qui coupa en deux son bouclier, et lui eût ouvert le crâne si l'acier du casque n'eût fait dévier l'arme terrible. Godefroi riposta par un coup d'épée qui s'abattit sur l'épaule gauche du géant et le pourfendit malgré l'armure jusqu'à la hanche droite. La tête et la moitié du tronc bondirent dans le fleuve, pendant que le cheval emportait dans la ville l'autre moitié du corps2. La nuit vint mettre fin au triomphe des croisés et sauver les derniers restes de l'armée d'Ak-Sian. Ce fut merveille, dit Raimond d'Agiles, de voir à la lueur des torches nos pèlerins revenant de parcourir le champ de bataille, les uns conduisant en main dix ou vingt chevaux de prix, d'autres couverts de trois ou quatre robes de soie, ou traînant des armures étincelantes d'or et de pierreries3. »
----------
1 L'épisode de Raimbaud Creton, dont nous aurons plus d'une fois encore à signaler la vaillance, est merveilleusement raconté au chant IVe de la Chanson d'Antioche, édit. Paulin Paris, t. I, p. 263 et suivantes. Dans sa traduction, en français moderne, de l'œuvre romane de Graindor de Douai, une noble descendante de Raimbaud Creton s'exprime ainsi :
« Raimbaud Creton était preux et intrépide. « Il est descendu de son cheval de bataille, « Et le plus tôt qu'il peut il se jette à l'eau. « Le baron a tant nagé qu'il est venu au pont. « Il porte avec lui sa lance et son épée émoulue. « Il fut loué ce jour-là par les princes et les ducs. »
(La Chanson d'Antioche, traduite par la marquise de Sainle-Aulaire, p. 184.)
2.Guillelm. Tyr., 1. V, cap. vi, col. 332. — Alberic. Aquens., I, III, cap. lxv, COl. 477.
3. Raimund. de Agil., cap. x, col. 606.
=================================
p511 CHAP. V. — SIÈGE d'ANTIOCHE PAR LES CROISÉS.
38. D'immenses actions de grâces furent rendues au Dieu des armées pour cette éclatante victoire. Le convoi de vivres si glorieusement reconquis fut amené au camp en triomphe avec les nouveaux croisés et pèlerins venus d'Europe. La flotte génoise repartit pour l'Italie, où elle alla porter ces heureuses nouvelles. Les Turcs avaient laissé sur le champ de bataille près de deux mille morts, parmi lesquels douze émirs, admiraldi, et un fils d'Ak-Sian. Durant la nuit les assiégés vinrent en silence les déposer dans les nombreux tombeaux de famille disséminés dans la vallée. Suivant leur usage, chaque guerrier était enseveli avec sa plus brillante armure, ses vêtements de soie et d'or, ses joyaux les plus précieux. Ce fut un nouveau butin de guerre qui tomba aux mains des croisés. Pour prévenir de nouvelles sorties de la part des assiégés, Godefroi de Bouillon avait résolu d'élever une véritable forteresse à l'entrée du pont du Fer. Les matériaux furent fournis par la démolition des tombeaux turcs, qui livrèrent ainsi aux mains des ouvriers tous leurs trésors funéraires. Une immense fosse, creusée au milieu de la plaine, reçut les ossements et les corps exhumés. Toute l'armée voulut apporter sa pierre et concourir à l'édification de la nouvelle forteresse, qui s'éleva comme par enchantement. Les princes se disputaient le périlleux honneur de la commander. Ce fut Raymond de Saint-Gilles que toutes les voix désignèrent pour ce poste de vaillance et de dévouement. Il en témoigna sa reconnaissance en versant entre les mains du légat apostolique cinq cents marcs d'argent pour aider à fournir des chevaux à tous ceux qui avaient perdu les leurs dans les combats précédents. Restait pour compléter l'investissement d'Antioche à fermer cette ville du côté de la montagne au sud, et à établir en face de la porte Saint-Georges à l'ouest un ouvrage pareil à celui qui venait d'être dressé à l'entrée du pont du Fer. Un large fossé défendu par un fort, que les croisés appelèrent Mauregard, parce qu'il dominait toute la largeur du nouveau retranchement, fut pratiqué au pied de la montagne, à gauche de la porte Saint-Paul, et prévint toutes les sorties que de ce côté les assiégés pouvaient tenter contre le camp1.
-----------------------------------
1 Voir Plan d'Antioche pour servir à l’histoire de la première croisade. Peyré t. II.
=================================
p512
L'établissement projeté pour la porte Saint-Georges offrait des difficultés presque insurmontables. Il fallait pour se rendre de ce côté d'Antioche traverser l'Oronte sur le pont de bateaux, contourner l'angle nord-ouest des remparts, s'isoler complètement du reste de l'armée, puis s'établir, avec les ouvriers nécessaires et une escorte capable de les défendre, sous le tir des archers turcs, dans une vallée dont jusque-là les croisés n'avaient pu se rendre maîtres. D'une voix unanime, les chefs demandèrent à Tancrède de se charger de l'entreprise. Le héros sicilien s'excusa sur sa pauvreté aussi honorable que notoire : il était le seul dans l'armée à ne prendre jamais sa part du butin. Raymond de Saint-Gilles mit immédiatement à sa disposition cent marcs d'argent pour les premiers frais; les autres princes lui en promirent quatre cents et de plus un subside mensuel de quarante autres pour les travailleurs. Tancrède se mit à l'œuvre, et en quelques semaines la porte Saint-Georges avait sa forteresse, dont le héros garda le commandement.
39. Tout succédait aux croisés. Le printemps était revenu; les navires abordaient chaque jour au port Saint-Siméon, amenant des provisions et de nouveaux pèlerins. Les bandes isolées qui durant l'hiver s’étaient détachées du camp, pour échapper à la famine et à la la peste, rentraient pleines d'ardeur et reprenaient leurs rangs. Beaudoin de Boulogne, le nouveau comte d'Edesse, n’avait pas oublié ses frères d'armes. « On vit arriver des bords de l'Euphrate, dit Guillaume de Tyr, un immense convoi de chevaux, de vêtements, de vivres, de bêtes de somme chargées de sacs d'or et d'argent, d'étoffes de soie et de pourpre. Baudoin avait fixé d'avance les présents qu'il destinait à chacun des princes en particulier. Le lot de Tancrède était d'une telle magnificence, qu'il prouvait de la part du donateur l'intention de réparer d'anciennes injures. Une distribution générale fut faite par ordre de Baudoin à chacun des soldats de l'armée. Quant à Godefroi de Bouillon, le présent qui lui était destiné par son frère fut vraiment royal : le comte d'Edesse lui envoyait cinquante mille besants d'or, avec promesse d'un subside de pareille somme chaque année ; il lui faisait en même temps remettre pour l'approvisionnement de l'armée une assignation sur tous les produits en
=================================
p513 CHAP. V. — SIÈGE D'ANTIOCHE PAR LES CROISÉS.
blé, orge, huile et vin que fournissaient la ville et le territoire de Turbessel (Tel-Béckir), sur la rive droite de l'Euphrate, entre Édesse et Antioche1. » Au milieu de cette prospérité si chèrement achetée, un bruit sinistre se répandit soudain dans le camp. « On disait, reprend Guillaume de Tyr, que le très-puissant prince des Perses2 avait réuni une armée de plus de deux cent mille Turcs pour marcher au secours d'Antioche. Ce n'étaient pas seulement les voyageurs venus des diverses contrées de l'Orient qui donnaient cette nouvelle ; les transfuges qui s'échappaient à peu près quotidiennement de la ville assiégée tenaient le même langage. Tous les renseignements concordaient sur ce point. (Le fait d'ailleurs n'était que trop exact, ainsi qu'on le verra bientôt.) L'alarme fut grande ; et, la rumeur publique exagérant selon l'habitude, on en vint à dire que l'armée persane n'était plus qu'à trois jours de marche. Le comte Etienne de Blois n'eut pas le courage d'affronter ce nouveau péril. Sous prétexte d'une indisposition subite, il partit pour Alexandrette (Scanderoun), afin, disait-il, d'y prendre quelques jours de repos. Mais le lendemain son corps d'armée, au nombre de quatre mille hommes, alla le rejoindre: Etienne les retint dans ce paisible séjour, attendant en sécurité parfaite l'issue du siège d'Antioche3.» Cette défection consterna les princes : un si déplorable exemple pouvait devenir contagieux. Godefroi de Bouillon promulgua un édit portant peine de mort contre quiconque s'éloignerait sans autorisation ou
----------------------------
1. Guillelm. Tyr., 1. V, cap. ix, col. 335.
2 Le sultan de Bagdad auquel le chroniqueur fait ici allusion se nommait Barkiarok, régent du califat durant la minorité du seldjoucide Mostander.
3 Guillelm. Tyr., 1. V, cap. x, col. 335. Nous verrons plus loin (n°s 50 et 53 de ce chapitre) que le comte Etienne de Blois ne se borna point, à cette désertion, et qu'il causa plus tard un préjudice bien plus considérable encore aux croisés ses anciens frères d'armes. Séduit par les brillantes promesses d'Alexis Comnène (cf. n« 84 du chap. précédent,), il avait hâte de se soustraire aux périls de la croisade, pour en recueillir d'avance les bénéfices. « .Mais, dit M. Peyré, lorsqu'au prix de ces honteuses capitulations de conscience il fut rentré dans ses états, à l'automne de l'an 109S, il se vit en butte aux sarcasmes de ses vassaux et à ceux mêmes de la comtesse Adèle sa femme ; ce qui l'obligea de retourner trois ans plus tard en Palestine, où cette fois il se fit tuer glorieusement. » Hist. de la prem. croisade, t. II, p. 46.
=================================
p514 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (4" PÉRIODE 1088-1099).
sans ordre des lignes de campement1. » Une autre mesure fut adoptée en même temps, sur la proposition du légat apostolique Adhémar de Monteil. « Afin de prouver aux amis et aux ennemis, dit Guibert de Nogent, la ferme résolution prise par les croisés de ne lever, pour quelque motif que ce fût, le siège d'Antioche, on établit des attelages de boeufs pour la charrue, et les pèlerins reçurent l'ordre de laboureur et d'ensemencer toutes les terres voisines1. »