Darras tome 24 p. 230
§ IV. La flotte des Pisans et l'empereur Alexis Comnène
14. Le retard de cette flotte, depuis si longtemps attendue par les croisés, tenait à des causes que les chroniqueurs latins ont presque tous ignorées 1, et dont nous devons la révélation à l’ « Alexiade » de la princesse Anne Comnène. Ces détails, complètement passés sous silence par les modernes historiens des croisades 2, ne font pas à la mémoire de l'empereur Alexis l'honneur que s'en promettait sa noble fille. On sait que la princesse porphyrogénète n'aimait pas les «barbares d'Occident; » son auguste père n'avait pour eux guère plus de sympathie.
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qui revenaient dans leur patrie avec les palme» cueillies sur les bords du Jourdain : Chiamansi palmieri in quanta vanna oltromare, laonde moite volte recano la palma. Le poète parle encore du pèlerin qui rapportait des Saints-Lieux son bourdon couronné d'une palme, Purgatorio, conta xxxm, stroph. 26 :
Che si recct'l bordon di palma cinto.
1. Guillaume de Tyr ne fait qu'une allusion insignifiante aux difficultés que la flotte de Daïmbert rencontra dans sa traversée. Il laisse toutefois soupçonner qu'elle eut à triompher d'attaques hostiles, mais sans désigner les ennemis qui lui barraient le passage. Voici ses paroles : Iter ergo aggressi (Pisonï), et oram secuti maritimam, nonnisi hostiutn reperiunt urbes, nnde cu»i maxima difficidtate et albnentorum inopia viam paterant incœptam conficere : cum enim non haberent commerçai et vena/ia non reperirent, defecerat viot-culum in eorum cistarciis. Sed et algoria vehementia et imbrium intempéries, ■nmltos ad supremmn compulit defectum ; hiems enim erat, mensis December. (Guillelm. Tyr., 1. XI, cap. xiv, col. 447.)
2. M. Mchaud ne laisse pas même soupçonner l'existence des renseignements si curieux fournis par Anne Comnène. C'est un parti pris chez cet historien de présenter l'empereur Alexis comme un type de loyauté chevaleresque, et les croisés comme une troupe indisciplinée et barbare.
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Voici la nouvelle trahison dont il se rendit coupable à leur égard, et dont sa fille le félicite hautement. « Après la prise d'Antioche, dit-elle, les Frangi (Fraggoi), se voyant en trop petit nombre pour suffire à la fois à l'occupation des places déjà conquises par eux en Syrie et à l'expédition projetée sur Jérusalem, demandèrent en Occident de nouveaux renforts. Leurs députés allèrent en Italie s'aboucher avec l'évêque de Pise, et lui promirent une somme immense s'il voulait leur prêter secours. Les Pisans et deux autres peuples maritimes (les Génois et les Vénitiens) entrèrent avec empressement dans cette ligue. Aller secourir l'armée de Jérusalem leur paraissait une entreprise méritoire au premier chef. En quelques semaines ils réunirent et équipèrent une flotte de plus de neuf cents navires de toute forme, birèmes, trirèmes, dromons et autres transports rapides. Une armée s'y embarqua, sous les ordres de l'évêque de Pise, et se dirigea vers les côtes de Syrie. Mais obligée de relâcher fréquemment pour se ravitailler, cette immense expédition dut éparpiller ses forces et se créer une ligne de communication en échelonnant des garnisons sur les îles de la mer Ionienne, Corcyre (Corfou), Leucade (aujourd'hui Sainte-Maure), Céphalonie et Zacynthe (Zante)l. » Dans ce début de son curieux récit, la princesse porphyrogénète se montre très-exactement renseignée : ses indications concordent avec celles des chroniqueurs latins, sauf en ce qui touche l'accusation de cupidité vénale gratuitement articulée contre l' « évêque de Pise, » qui, suivant Anne Comnène, aurait mis à prix son concours. Daïmbert, l'archevêque de Pise dont il est ici question, et dont le dévouement à l'Église s'était fait connaître en d'autres circonstances 2, n'avait nullement obéi à un sentiment de ce genre. Désigné par Urbain II pour aller, en qualité de légat apostolique, remplacer près de l'armée de la croisade le vénérable Adhémar de Monteil, il ne fit point un marché ; il ne mit nullement à prix les services qu'il pourrait rendre à l'expédition sainte. Guillaume de Tyr fait
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1. Ann. Coinn., Alexiad., l.XI; Patr. Griec, t. CXXXII, col. 849. 5 Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 104 et 160.
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justice de ces calomnies en quelques lignes d'autant plus significatives qu'il eut plus tard à relever dans la conduite de Daïmbert des fautes réelles, mais d'un autre genre. «Le seigneur Daïmbert, archevêque de Pise, dit-il, était un personnage aussi distingué par le savoir et l'éloquence que par la capacité et la vertu. Il fit le voyage en compagnie de l'évêque d'Ariano, cité d'Apulie1. La flotte qui les amenait sur les côtes de Syrie était montée par vingt-cinq mille croisés, tant chevaliers et soldats que simples pèlerins. Dans leur traversée par mer, ainsi que dans leur voyage par terre depuis Laodicée jusqu'à Jérusalem, ils ne trouvèrent que des villes ennemies qui leur refusaient toute espèce de secours et de vivres, ou les leur faisaient payer si cher qu'ils eurent bientôt épuisé leurs escarcelles, defecerat viaticulum in corum cistarciis. La rigueur de la saison vint rendre encore l'expédition plus pénible, car on était en plein hiver et au mois de décembre 2. » La mention chronologique fournie par Guillaume deTyr se rapporte à la fin de l'année 1099, après le débarquement de Daïmbert. Or, nous savons d'autre part que la flotte montée par lui avait quitté les ports d'Italie dès les premiers jours du mois d'octobre 1098; la traversée avait dont demandé plus d'un an. Les péripéties de ce voyage si exceptionnellement long vont nous être retracées par la princesse byzantine.
15. « L'auguste empereur, dit-elle, ne pouvait permettre à la flotte italienne de porter des renforts à l'armée de la croisade. Déjà il avait protesté contre l'occupation d'Antioche, cité impériale, que Boémond s'obstinait à retenir en son pouvoir. Vous n'en avez pas le droit, lui écrivit-il. Votre conduite est celle d'un parjure. D'après nos conventions avec vous et les autres chefs d'Occident, tous les territoires que vous conquerrez en Asie doivent faire retour à notre empire. Hâtez-vous donc de réparer une injustice qui n'a que trop duré : sinon, craignez de vous attirer une nouvelle guerre et de provoquer pour votre perte mon juste ressentiment. — Ce fier langage, reprend Anne Comnène, ne laissait
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1. Ariano, dans la Principauté-Ultérieure (ancien royaume de Naples), est un siège épiscopal suffragant de la métropole de Bénévent.
2. Guillelm. Tyr., loc. cit.
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point de réplique à Boémond : son parjure était flagrant, sa conscience, à défaut d'autre témoignage, le lui reprochait assez. Il ne chercha donc point dans sa réponse à nier le fait, mais il eut l'insolence d'en rejeter la responsabilité sur l'auguste empereur lui-même. — Si nous ne vous avons point remis Antioche ni les autres cités conquises par l'armée de la croisade, dit-il, ce n'est pas nous qu'il en faut accuser, mais vous-même. Vous aviez juré, sous la foi du serment, de nous accompagner à la tête de vos meilleures troupes dans notre expédition; non-seulement vous n'en avez rien fait, mais à l'époque même où, sous les murs d'Antioche, décimés par la famine et la peste, attaqués par toutes les forces musulmanes, nous étions réduits à une extrémité telle qu'il n'en fut jamais de plus cruelle et que nous aurions inspiré compassion même à un ennemi, vous avez choisi ce moment pour rappeler les quelques troupes grecques commandées par Tatikws (Tatice), le très-fidèle serviteur de votre majesté. Ce loyal guerrier, que vous nous aviez donné pour compagnon d'armes, a déserté bravement à l'heure du péril; mais le Seigneur notre Dieu ne nous a point abandonnés. Après le départ de votre noble représentant, il a combattu pour nous; il a livré entre nos mains les innombrables armées du Corassan. Et vous voudriez revendiquer maintenant le fruit de tant de labeurs auxquels vous n'avez pris nulle part! Ce que nous avons conquis seuls, nous saurons le garder même contre vous. — A la lecture de cet arrogant message, poursuit toujours la princesse byzantine, l'empereur comprit que Boémond, digne fils de Robert Guiscard, ne renoncerait jamais à ses instincts héréditaires de rapine et de fourberie 1. »
16. « Il importait dès lors de prendre des mesures énergiques. Le glorieux Alexis ne faillit point à par ce devoir. Il fit partir pour la province de Cilicie une armée sous les ordres du curopalate Boutoumitès 2, afin de protéger de
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1 Le message d'Alexis Comnène à Boémond coïncida avec le départ de la flotte des Pisans, envoyée d'Italie au secours des croisés. Cf. Atexiad., 1. XI, col. 845.
2. Nous avons vu, t. XXIII de cette Histoire, p. 383, les précédents exploits
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ce côté les frontières de l'empire. —En même temps, pour fermer la voie de mer aux vaisseaux de Pise, il faisait équiper dans toutes les cités maritimes de ses états et réunissait une flotte immense. Lui-même voulut, à Constantinople, présider en personne l'armement. Il se fit constructeur; son génie se signala par un nouvel engin de guerre, qu'il fit adapter aux bâtiments destinés à combattre les envahisseurs italiens. La supériorité des Pisans dans les batailles navales lui était connue ; il voulait leur opposer des moyens de résistance jusque-là inusités. Chaque navire fut armé à la proue d'une sorte de bélier en airain ou en fer creux, terminé par une tête de lion, de tigre, de dragon ou de tout autre animal fantastique, dont la gueule béante, peinte en vermillon, affectait les formes les plus terrifiantes. Des tubes artistement disposés à l'intérieur permettaient de lancer, par le rictus ouvert de ces monstres, des torrents de feu grégeois, qui devaient brûler vifs les ennemis et incendier leurs bâtiments. La direction spéciale de ces formidables machines fut confiée au talent éprouvé de Tatikios (Tatice), récemment revenu d'Antioche, et décoré à cette occasion du titre de « Super-illustrissime » (périfanestatos). Pour le commandement en chef de cette imposante expédition, l'empereur choisit le plus brave et le plus expérimenté de nos marins, le grand duc Lantoulfos (Landulf) 1. Toutes choses ainsi réglées, les vaisseaux en bon ordre levèrent l'ancre et sortirent majestueusement de Constantinople, la grande cité, vers la fin du mois d'avril2 » (1099).
17. « Après avoir franchi l'Hellespont, ils côtoyèrent le littoral asiatique jusqu'à l'île de Samos, où la flotte fut laissée au mouillage, pendant que les matelots avec les barques de transport
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de ce Boutoumitès, chargé de l'arrestation de Hugues le Grand, comte de Vermandois.
1. Mégan douxa pantoulfone. Ce nom de Landulf indique évidemment une origine occidentale. Ou trouve cité, dans la chronique de Falco de Bénévent, à l'année 1093, un Landulfus Graecus, personnage auquel Alexis Comnène avait donné le titre de connétable de Bénévent. Peut-être est-ce le personnage dont il est ici question. On sait qu'un grand nombre de guerriers anglo-normands servaient à cette époque dans les armées de l'empereur de Byzance.
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1. Ann. Comn., Alexiad., loc. cit., col. 853.
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allèrent sur la rive du continent voisin, faire provision d'asphalte (asphalton), matière bitumeuse qui se trouve sur ce point en grande abondance, afin d'enduire les bâtiments de fraîche construction. Landulf et Tatice apprirent, durant cette relâche, que la flotte des Pisans venait de traverser ces parages. Reprenant donc aussitôt la mer, ils s'élancèrent à sa poursuite dans la direction de l'île de Cos, et y abordèrent douze heures après que les vaisseaux ennemis l'eurent quittée. Cette déconvenue ne leur permettait plus de capturer tout entière une flotte qui avait tant d'avance sur eux; mais ils conservaient l'espoir de s'emparer au moins de quelques navires attardés. Dans cette pensée, ils poussèrent jusqu'à la presqu'île de Cnide, sur la côte de Carie, à l'entrée du golfe Céramique, où ils firent en effet quelques prisonniers. Apprenant par eux que l'ennemi faisait voile pour Rhodes, ils conçurent de nouveau l'espérance d'une victoire complète. Forçant de voiles et de rames, malgré la rapidité des Pisans qui, se voyant chassés de près, redoublaient eux-mêmes de vitesse et n'avaient fait que toucher Rhodes, ils les atteignirent à la hauteur de Patare en Lycie. Les Pisans rangèrent aussitôt leurs navires en ordre de bataille et se préparèrent à soutenir le choc. Pendant que la flotte impériale se disposait elle-même au combat, un comte originaire du Péloponèse, Périchytanès, intrépide marin, lança son vaisseau au milieu des bâtiments ennemis, rompit leur ligne avec l'impétuosité de la foudre et revint sain et sauf à son point de départ. Cette façon d'engager la lutte était brillante mais téméraire. Nos autres chefs se laissèrent de même emporter par leur fougue naturelle. Négligeant les sages précautions de la tactique et de la discipline, ils s'élancèrent tumultuairement. Landulf lui-même, calculant mal son attaque, usa en pure perte la provision de feu grégeois qu'il avait à son bord; il en éparpilla inutilement les flammes, et ne recueillit aucun effet de cette admirable invention. Le comte Eléémon fut plus heureux. Il avait audacieusement attaqué un grand vaisseau ennemi. L'élan fut si terrible que la proue de son navire s'engagea dans le gouvernail de la galère pisane, au point que toute manœuvre
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devenait impossible. Immobilisé par cet accident, Eléémon se vit aussitôt assailli par trois autres vaisseaux et allait être capturé, lorsque lançant le feu grégeois par les machines dont le génie de l'empereur avait armé son navire, il força l'ennemi à se tenir à distance, et eut la joie d'incendier quelques barques légères assez imprudentes pour le serrer de trop près. La grande galère pisane fût devenue elle-même la proie des flammes, sans un orage qui éclata soudain, avec une tempête épouvantable. Le péril devint alors commun pour les deux flottes, obligées de lutter contre les vents et les vagues furieuses. Mais les Barbares (oi barbaroi les Pisans) redoutaient plus encore les atteintes du feu missile, to pemtomenon pür (feu grégeois), qui suivait l'impulsion reçue, se laissait diriger dans tous les sens, en ligne verticale, oblique, ou horizontale, brûlant même sous l'eau, tandis que les flammes ordinaires ont une tendance naturelle à s'élever de bas en haut et que l'eau a la propriété constante de les éteindre. Dans leur terreur, les Barbares n'eurent plus d'autre pensée que de se soustraire au danger par une prompte fuite. Ainsi victorieuse, la flotte impériale alla chercher un abri contre la tempête, au mouillage de la petite île de Seutlos 1, où elle passa la nuit2. »
18. «Le lendemain, continue Anne Comnène, le soleil se leva radieux et les vainqueurs appareillèrent pour Rhodes, où ils arrivèrent en quelques heures. Ils n'y trouvèrent point la flotte ennemie dont la majeure partie s'était dirigée sur l'île de Chypre, pendant que le reste avait abordé au hasard les îlots les plus rapprochés pour s'y livrer au pillage. Cependant quelques Latins, entre autres un neveu de Boémond, avaient été capturés dans le combat de la veille. On les fit débarquer et on leur laissa le choix d'être vendus comme esclaves, ou d'être décapités sans miséricorde. Unanimement ils refusèrent la servitude et à l'instant ils eurent tous la tête tranchée3. Ceux des Pisans qui avaient
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1. Seutlos, la Seutlusa de Pline, est située au sud-est de Rhodes, entre cette île et la côte de Lycie.
2. Ann. Coma., Alexiad., 1. XI, col. 853.
3. Cette horrible exécution ne fait pas trembler la plume de la princesse
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cherché un refuge dans l'île de Chypre eurent à peine mis le pied sur le rivage, que le gouverneur impérial, Philocalès Eumathius, réunit contre eux toutes ses troupes. II les surprit tellement à l'improviste qu'il les força de se rembarquer, laissant à terre un grand nombre des leurs dispersés dans la campagne, à la recherche de provisions. Ces malheureux, pourchassés par les soldats d'Eumathius, regagnèrent le port en toute hâte. Désespérés du départ de leur flotte, ils se jetèrent à la mer et périrent tous. Cependant leurs compagnons faisaient force de voiles pour gagner le port de Laodicée, où ils abordèrent enfin et rencontrèrent Boémond, qui les accueillit avec autant de joie qu'eux-mêmes en éprouvaient à se sentir sous sa protection. De leur côté, les navires de la flotte impériale arrivaient en Chypre, trop tard malheureusement pour compléter leur victoire. Landulf, Tatice et les autres chefs tinrent conseil sur le meilleur parti à prendre en pareille occurrence. L'avis unanime fut qu'il fallait offrir à Boémond des propositions de paix. Boutoumitès fut chargé de la négociation : il s'embarqua aussitôt pour Laodicée, où il se présenta en parlementaire chargé d'ouvertures pacifiques. Mais Boémond était toujours Boémond, c'est-à-dire un barbare fourbe et cruel 1. Un ambassadeur de paix ne pouvait trouver grâce à ses yeux. Boutoumitès demeura quinze jours à Laodicée sans obtenir d'audience. Enfin Boémond le fit mander et l'apostropha en ces termes : Ce n'est ni le désir d'une réconciliation, ni celui de conclure la paix, qui vous ont amené ici. Vous êtes venu étudier sur place le moyen d'incendier mes navires.
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porphyrogénète, qui la raconte avec le même accent triomphal que tout le reste. Voici le texte grec : Tuw 7iXoîtov ouv àTioëivTî; -/.ai EÇafaYâvriç ôaovç 596a-cav xaT<xsy_eïv, xai owtov 6t) tôv toù Baïjio'jvTOU aSeXcp'.SoCv, it,iii\\i.6.so\>v aû-ro'jç w; (jUXXovte; Tifi^ç 7T3CVTKÇ ài;£[i.icoX£ïv \ xaTatr^rreiv. 'iîi 5è àxaTait).T|V.TO"j; Ttpô; toûto âwpwv aùroùç xaï xfjV aTTSumo^Yjaiv âv qijôevï TtOEfiévouç, £*j9ùç îjiçovç 7:apavà).w[xa TKTtoiyjxaiyiv. (Ann. Gomn., Alexiad., loc. cit.)
1 En vérité il fallait que la notion de la justice fût bien profondément altérée chez la princesse byzantine pour qu'elle ne comprit pas qu'ici la cruauté et la fourberie étaient le fait non point de Boémond, mais du glorieux autocrator Alexis, et de l'infâme Boutoumitès qui venait d'égorger à Rhodes des croisés sans défense, et entre autres le propre neveu de Boémond.
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Retirez-vous sur l'heure, et estimez-vous fort heureux d'échapper à notre juste vengeance. —Boutoumitès se hâta en effet de reprendre la mer et d'aller rendre compte de sa mission à ceux qui l'avaient envoyé. Un nouveau conseil de guerre se réunit au port de Chypre pour entendre son rapport et arrêter une résolution définitive. Après mûr et sérieux examen, les chefs convaincus des projets hostiles de Boémond, et de l'impossibilité de rétablir la paix entre l'auguste empereur et ce barbare, ne trouvèrent rien de plus sage que de lever l'ancre sur-le-champ et de se diriger à pleines voiles sur Constantinople. La traversée s'accomplit sans accident ; déjà ils avaient franchi le détroit de l'Hellespont et apercevaient les tours de Sycé (aujourd'hui Perd), quand une affreuse tempête vint les assaillir. Tous les navires, sauf la division commandée par Tatice, furent jetés à demi-rompus sur la côte 1. »
19. « Telle fut, ajoute la princesse porphyrogénète, l'issue de la grande expédition contre la flotte des Pisans. Informé très-exactement de tout ce qui s'était passé, l'auguste empereur, autocrator avec la merveilleuse perspicacité qui distinguait son génie, devina un projet secrètement formé par Boémond. Au nord de l'île de Chypre, sur la côte de Cilicie, formant avec la cité d'Antioche à l'est et le promontoire de Chypre au sud un triangle presque équilatéral, se trouvaient les ruines de l'antique Couricos (aujourd'hui Curco), cité jadis fort considérable, dominant un port spacieux où pourraient mouiller les flottes les plus nombreuses. Ce point était comme la clef du détroit de Cilicie; il en assurait le libre passage aux vaisseaux lombards, obligés de suivre cette route pour amener des renforts aux croisés. Boémond avait compris l'importance de cette position; il se préparait à relever au plus vite la forteresse de Couricos, afin d'établir dans cette place maritime une station navale pour protéger ses communications et au besoin se rendre redoutable aux sujets de l'empire. Alexis déjoua cette nouvelle fourberie par la promptitude et la
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1 Ann. Cornnen., Alexiad., lib. IX, col. 85G.
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CHAF. II. — LA FLOTTE DES PISANS ET ALEXIS COMKÈNE.
sagesse de ses mesures. L'eunuque Eustathius, créé en cette occasion grand drongaire l de la flotte, partit immédiatement avec un nombre suffisant de navires, et alla prendre possession de Couricos. Il en releva les ruines, y installa une forte garnison, et fit de même à Séleucie (Seleitcia Trachœa), distante d'environ six stades de Couricos. Le commandement de la nouvelle citadelle de Séleucie fut confié au duc Strategios Strabos (Strategius le Louche), un nain par la taille, mais un héros par la bravoure. Des vaisseaux de guerre furent mis à sa disposition pour intercepter les bâtiments que les Latins envoyaient d'Apulie au secours de Boémond, et pour protéger les côtes de l'île de Chypre. S'étant ainsi brillamment acquitté de sa mission, Eustathius revint à Constantinople, où il reçut de l’autocrator Frangi, eis summakian tôneles plus grands honneurs et les plus magnifiques récompenses. L'année 1099 n'était pas encore écoulée, continue la princesse, quand l'empereur reçut l'avis que les Génois équipaient une nouvelle flotte pour l'envoyer au secours des . Le danger pour l'empire Romain2 allait donc se renouveler non moins terrible. L’autocrator Saint-Ange), y pourvut avec la même rapidité et la même énergie. Par son ordre, le général Cantacuzène, à la tête d'une puissante armée, traversa la Grèce et établit son camp à la pointe du cap Malée (aujourd'hui en face de l'île de Cythère (Cerigo). Cependant la flotte impériale commandée par Landulf venait s'embosser de chaque côté du détroit, pour y attendre les navires ennemis. La double expédition fut conduite avec autant de diligence que de concert. L'armée de Cantacuzène et la flotte de Landulf arrivèrent simultanément à leur poste respectif, et y prirent position avant que les bâtiments génois fussent encore signalés. Le lieu était admirablement choisi, sur un point que les navigateurs italiens devaient
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1 Méyav 8pouYÏ<*P10'' T°ù otôàou. Le Glossaire de Cedrenus par Fabrotti explique ainsi le titre de Drongaire : Apoûyyoi;, dnmgits, globus militum, unde ApouYYipio?, idem ac x^.îapx0?- {Pair. Grxc, t. CXXII, col. 1369.)
1 Tï) tûv 'Pw[ji.aï«v apx?). La vanité byzantine se consolait d'avoir perdu la souveraineté de l'Occident, en continuant dans son style de chancellerie à prendre le titre fastueux d' «Empire Romain. »
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nécessairement franchir et que des vents continuels rendent en tout temps fort dangereux. Malheureusement ce fut la flotte de Landulf qui eut la première à en souffrir. Une tempête éclata avec tant de furie que la membrure des vaisseaux, malgré la solidité de leur construction, se disjoignait de toutes parts. A grand'peine on put gagner la côte de Malée, où les navires furent mis à sec, réparés et goudronnés avec soin. Durant cette opération, les vigies postées sur le promontoire aperçurent à l'horizon les pavillons génois. Landulf reprit aussitôt la mer avec dix-huit vaisseaux, les seuls déjà radoubés. Il fut convenu que Cantacuzène presserait l'armement du reste de la flotte et se tiendrait prêt avec son armée à exterminer les Latins, s'ils se hasardaient à débarquer sur un point quelconque de la côte. Mais les navires génois étaient en si grand nombre que Landulf n'osa point leur offrir la bataille; il regagna précipitamment le port de Coropé, et l'ennemi continua sa route sans être tenté de toucher terre. Cantacuzène ne perdit cependant pas l'espoir de réparer cet échec. La flotte impériale fut promptement remise à flot : il s'y embarqua avec Landulf et l'élite des troupes, faisant force de voiles et de rames, comptant rejoindre à temps les Génois, ou du moins les surprendre s'ils venaient à relâcher dans une des îles de l'archipel. Mais cette dernière espérance fut encore déçue. Cantacuzène se résolut donc à fondre inopinément sur Laodicée, où Boémond se trouvait en personne. L'attaque fut si vive que la flotte impériale pénétra dans le port et en prit possession sans coup férir. Mais vainement Cantacuzène essaya de forcer la citadelle. Tous ses assauts furent repoussés. Il prit le parti d'entrer en pourparlers avec les «Celtes, » mais ne put réussir à leur faire accepter ses propositions de paix. Contraint alors de renoncer à son entreprise, il voulut du moins laisser de son passage un souvenir persistant. Il obstrua avec des quartiers de rocher l'entrée du port, tendit de grosses chaînes pour en défendre l'accès, et revint à Constantinople 1. »
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1 Aun. Comnen., Alexiad., 1. XI, col. 858-859.
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20. Tel est le récit de la princesse Anne Comnène. Ces pages où les trahisons de l'empereur grec sont étalées avec tant de complaisance par sa propre fille, portent avec elles un cachet d'authenticité incontestable. Nous avons voulu les mettre en lumière, pour faire comprendre jusqu'à quel point, en les dissimulant, les historiens modernes des croisades ont failli au devoir d'impartialité qui est la loi sacrée de l'histoire. Il est donc avéré aujourd'hui que, sans nulle provocation, sans aucune déclaration de guerre préalable, sans l'ombre même d'un prétexte, au mépris du droit des gens et des traités les plus solennels, Alexis Comnène faisait égorger les pèlerins de la croisade, traquait leurs navires, versait le sang chrétien dans d'infâmes guet-apens. On n'a point oublié les ambassades suppliantes, les lettres éplorées que cet empereur avait adressées au pape Urbain II et aux chevaliers d'Occident, vers l'époque du concile de Clermont. Réduit alors aux dernières extrémités, l'empereur de Byzance faisait appel aux chrétiens d'Europe, moins pour sauver l'enceinte de Constantinople et sa banlieue, que pour ne pas les abandonner aux Turcs, maîtres de tout le territoire adjacent1. Et ce Grec couronné, cet astucieux autocrator, qui avait déjà par ses atroces manœuvres anéanti l'armée de Pierre l'Ermite, décimé celle de Godefroi de Bouillon, reprenait maintenant sur mer le rôle de pirate qui lui avait si bien réussi sur terre. Son espion Tatikios, l'eunuque Esnazê, qui avait trahi si honteusement l'armée de la croisade à Nicée et à Antioche, devenait un «superillustrissime. » Il recevait la mission d'exterminer discrètement la flotte pisane. Celle-ci était montée, et par des pèlerins désarmés, et par de généreux chevaliers qui allaient sans nulle défiance délivrer la Palestine du joug des Sarrasins et des Turcs. L'intelligent empereur de Byzance ne trouva rien de mieux à imaginer qu'un nouveau système de flammes grégeoises destinées à l'extermination de ces «barbares d'Occident. » En dépit des adulations de la
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1. Voir la lettre d'Alexis Coninène aux princes d'Occident, t. XXIII de cette Histoire, p. 241.
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cour byzantine, l'invention impériale n'eut aucun succès; les dragons meurtriers d'Alexis Gomnène ne tuèrent personne, sinon peut-être ses propres soldats. Mais leurs feux, impuissants à atteindre la vaillante marine de Pise, éclairent d'un jour sinistre l'odieuse politique de ce fourbe couronné. Les serments dont il se montrait prodigue ne l'engageaient jamais lui-même; il n'attribuait de valeur qu'à ceux qu'il extorquait aux autres. Par une convention solennelle, jurée sur les saints Évangiles et les reliques de la vraie croix, il avait obtenu des princes croisés la rétrocession à son profit de toutes les cités qui seraient conquises par eux en Asie, à la condition formelle, explicite, confirmée par son propre serment, qu'il accompagnerait en personne et seconderait avec ses meilleures troupes de terre et de mer la glorieuse expédition. Il aurait pu ainsi, en deux ans, avec le concours providentiel des croisés, rétablir dans toute sa splendeur l'empire déchu, refouler les Turcs au fond de la Perse et voir flotter son drapeau victorieux depuis Constantinople jusqu'à Jérusalem. Mais cette politique était trop grande pour son mince génie : il lui préféra celle de la peur. Par peur des Turcs, il avait fait alliance avec les princes croisés; par peur des croisés, il fit alliance avec les Turcs, espérant que ces deux puissances également redoutables à ses yeux s'entre-détruiraient l'une l'autre. Loin de prêter le moindre appui à la croisade, il en devint l'adversaire acharné. Les croisés eurent en lui un ennemi d'autant plus dangereux qu'il enveloppait ses hostilités de plus de fourberie, ce qui ne l'empêcha point ensuite de revendiquer le fruit de leurs conquêtes, absolument comme s'il les eût aidés dans leurs héroïques combats. Tel fut cet empereur Alexis Comnène, auquel les modernes écrivains décernent à l'envi des éloges officiels, qui sont de véritables insultes à l'histoire, au patriotisme et au sentiment chrétien.