Arius (St Liberius) 31

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   81. L'Occident constamment surveillé par les papes et soumis directement à leur autorité, repoussait donc l'hérésie d'un concert unanime. Il n'en était pas de même en Orient. Nous avons déjà fait connaître les diverses sectes ariennes qui s'y étaient formées. Au moment où Valens inaugurait à Constantinople un règne qui devait être si fatal à l'orthodoxie, les principaux sièges d'Egypte et d'Asie étaient presque tous occupés par des titulaires notoirement hérétiques. Eudoxius, l'évêque de Constantinople, était un arien déclaré. Depuis quarante ans, c'est-à-dire depuis l'exil et la mort du saint patriarche Paul, la ville de Constantin le Grand était administrée par des prélats schismatiques. Antioche tyrannisée par Euzoïus qui s'était emparé de toutes les églises de la ville au nom de la secte, avait de plus le malheur de voir le petit nombre de catholiques qu'elle possédait dans son sein fractionnés entre les deux communions rivales de Mélèce et de Paulin. Lors de son entrevue avec le dernier empereur Jovien, saint Athanase avait publiquement communiqué avec Mélèce, dans l'espoir de ramener par son exemple le noyau dissident qui persistait à reconnaître Paulin pour unique évêque. Cette tentative de conciliation était demeurée sans résultat. Basile dont le nom était déjà si considérable en Orient, bien qu'il ne fût point encore rehaussé de la dignité épiscopale; le vieil évêque de Nazianze Grégoire, et son fils l'illustre prêtre du même nom, reconnaissaient aussi la légitimité de Mélèce. Les Pauliniens forts de l'autorité de Lucifer de Cagliari qui avait sacré leur évêque, n'en persistaient pas moins dans la voie du schisme, ils étaient encouragés par l'évêque de Césarée, Eusèbe, dont nous avons raconté l'élection au siège métropolitain de la Cappadoce. Malgré la pureté d'intention de ce prélat, porté sans transition du rang de simple catéchumène au trône épiscopal, il n'avait pu se défendre d'une certaine jalousie contre Basile, ce simple prêtre dont le crédit dépassait le sien. L'humanité sera toujours et partout la même. Basile n'avait pas tardé à s'apercevoir de l'injuste défiance dont il était l'objet.

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sans faire de protestation ni d'éclat, il s'était retiré dans sa chère solitude du Pont, laissant le champ libre au vieil évêque. Eusèbe avait adopté la communion de Paulin d'Antioche, uniquement parce que Basile soutenait celle de Mélèce. Les rivalités personnelles s'unissaient donc aux haines de sectes pour diviser toute l'Église d'Orient. Saint Athanase lui-même n'était pas à l'abri de ces difficultés de position. Acclamé d'une voix unanime par les catholiques, il avait la douleur de voir à ses côtés, dans Alexandrie même, une faction nombreuse se rattacher à Lucius, ce patriarche intrus et disgracié de la nature dont Jovien s'était si plaisamment moqué. Seule la ville de Jérusalem était alors dans une paix profonde, sous la direction du vénérable Cyrille, son évêque, lequel survivant à tant de persécutions, avait paisiblement repris possession de son siège et rappelait par ses vertus, sa foi et son grand âge, les souvenirs bibliques des patriarches.

 

82. L'avènement de Valens fut le signal de la conflagration qui devait naturellement se produire au milieu de tant d'éléments de discorde. Eudoxius, l'évêque arien de Constantinople, n'avait pas eu de peine à circonvenir l'esprit étroit de ce prince. Une circonstance particulière vint à propos servir le prélat intrigant. Malgré le traité de paix conclu pour trente années entre Sapor et l'empire romain, le bruit d'une invasion prochaine des Perses alarmait tout l'Orient. Valens était le premier à trembler devant cette éventualité terrible. Il n'avait nullement le goût ni la science des choses militaires. Et pourtant d'un jour à l'autre il pouvait se trouver dans la nécessité de commander une armée et d'exposer sa personne aux flèches des Parthes et aux hasards des combats. Devant cette perspective peu rassurante, Valens qui n'avait vraisemblablement pas compris jusque-là qu'un vrai chrétien doit être toujours prêt à mourir, songea qu'il n'était point encore baptisé. La mort pouvait donc le surprendre avant qu'il eût pourvu à son salut éternel. Dès lors sa pensée prédominante fut celle de se préparer à recevoir le sacrement de régénération. Il voulait que cette cérémonie précédât son entrée en

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p216 PONTIFICAT DE SAINT UBERIL'S  (330-366).

 

campagne. Eudoxius se prévalut habilement des terreurs et des préoccupations du prince ; il l'instruisit soigneusement dans les principes de la dogmatique arienne et lui conféra solennellement le baptême (363). A partir de ce jour, Valens fut acquis corps et âme à l'hérésie d'Arius et toute son autorité fut dépensée au service de cette triste cause. Un concile tenu à Lampsaque, cette année même, sous l'influence de saint Mélèce et de saint Cyrille, avait proclamé la foi de Nicée et reconnu la nécessité de mettre un terme aux divisions de l'Orient, en se rattachant à la communion  de l'évêque de Rome Liberius,   successeur de saint Pierre et centre de l'unité catholique. Le concile avait expédié à Rome trois évêques: Eustathe de Sébaste, Théophile de Castabala et Sylvanus de Tarse. Outre la question du consubstantiel résolue dans le sens du symbole de Nicée, la divinité du Saint-Esprit, niée par les Macédoniens, avait été l'objet en Orient de controverses ardentes. Saint Athanase, cette colonne de la vérité, avait déjà fixé sur ce point la croyance des catholiques dans son magnifique traité de Spiritu Sancto.  « Tous les orientaux qui soutenaient la doctrine du consubstantiel professaient également, dit Sozomène, le dogme de la divinité du Saint-Esprit. Apollinaire de Laodicée, Basile et Grégoire en étaient les plus ardents défenseurs. Le pape confirma les efforts de leur zèle dans une lettre où il déclarait que la foi catholique consistait à reconnaître dans la Trinité trois personnes d'une même substance, égales en puissance et en gloire, bien qu'hiérarchiquement distinctes. La décision de saint Liberius mit fin pour le moment à la controverse.» Ce fut alors que Valens intervint avec son despotisme impérial. Un ordre d'exil fut expédié à saint Mélèce d'Antioche. C'était le premier pas dans la voie d'une véritable persécution.

   83. Saint Liberius, qui avait survécu à tant de précédents orages, ne vit pas la fin de celui-ci. Il rendit à Dieu son âme héroïque, le VIII des calendes d'octobre (24 septembre 366). On connaît de ce grand pape deux décrets1 dont jusqu'à ce jour les

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10 Decrtla Liberit Papa; Pair., lat., tom. VIII, col. 1408.

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p217 CHAP.   I.   —  SITUATION   DE   L'EGLISE.

 

historiens et les critiques tenaient l'authenticité pour fort suspecte. Le premier recommande la continence aux époux pendant la période de la sainte quarantaine et interdit les procès entre chrétiens durant ce temps sacré. Le second ordonne des prières, des aumônes et des jeûnes pour fléchir la miséricorde de Dieu aux époques de famine, de peste ou de calamités publiques. Le texte fort court de ces décrets de Liberius avait été retrouvé dans un manuscrit unique de la bibliothèque Vaticane. Il a été reproduit dans toutes les collections des conciles. A une pareille distance et dans l'impossibilité de contrôler par d'autres sources la valeur de ces fragments d'ordonnances pontificales, on s'explique jusqu'à un certain point la défiance des critiques précédents. Toutefois en étudiant au point de vue purement historique la convenance ou l'opportunité des décrets attribués à saint Liberius, il nous paraîtrait au moins téméraire de leur infliger trop légèrement, comme on l'a fait jusqu'ici, la note d'apocryphes. Quant à celui qui concerne l'interdiction aux fidèles de s'intenter réciproquement aucune action juridique pendant la période quadragésiraale, l'initiative venait d'en être prise dans un édit du nouvel empereur Valentinien, daté de Thessalonique le IV des calendes d'avril (29 mars 364), et conçu en ces termes : « Nous interdisons absolument toutes poursuites criminelles durante quarante jours qui servent de préparation au temps pascal1. » Quelques mois après, pour mieux faire comprendre la pensée religieuse qui lui avait dicté cette prescription, Valentinien ordonnait la fermeture des tribunaux civils eux-mêmes et la cessation de toutes les poursuites fiscales pendant la semaine de la Passion et les sept jours qui suivent la fête de Pâques. Il assimilait cette période aux anniversaires civils de la fondation de Rome. « Dans les uns, disait-il, nous sommes nés citoyens d'un grand empire terrestre ; dans les autres, nous sommes nés au royaume des cieux. » Par une pensée non moins digne de sa piété et de sa foi, il étendait le même privilège à la semaine qui suit la fête de saint Pierre et de saint Paul, « ce temps, ajoutait-il, où nous célébrons la glorieuse passion apostolique qui a fondé

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1 Juris civil, Cod., lib. III, tit. xii, n"> 6.

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le siège du Magisterium d'où relève la chrétienté toute entière 1. » Evidemment un pareil langage dans la bouche d'un empereur romain dut singulièrement frapper l'attention publique. Il était nouveau. Constantin le Grand lui-même s'était borné à sauvegarder le repos sacré du dimanche. Mais plus cette initiative du pouvoir impérial était grave et solennelle, plus il y avait nécessité pour Liberius de faire comprendre aux fidèles la signification et la portée de l'édit. Quand l'empereur fermait les tribunaux à toutes les causes criminelles durant le carême, et à toutes les causes même civiles durant la quinzaine pascale, il nous semble que Liberius avait le droit et le devoir, en sa qualité de souverain pasteur de l'Église, d'élever la voix et de dire : « Les jours de pénitence et de jeûne doivent être sanctifiés par la prière et le travail. Les procès et les contentions y doivent faire silence. L'Écriture a d'avance condamné les chrétiens qui osent profaner cette sainte quarantaine par des discussions et des procédures. «Voici, disait le Prophète, que votre perversité ne respecte même plus les jours de jeûne ; on y entend les cris de désespoir de vos débiteurs poursuivis sans trêve ni repos. Partout le bruit de vos exactions et de vos procès se fait entendre et vous croyez satisfaire aux préceptes de ma loi en vous frappant la poitrine et en observant un jeûne hypocrite qui ne met de frein ni à vos extorsions, ni à votre usure ! » Ainsi parlait le Seigneur aux Juifs. Ne méritons pas de semblables reproches. Les jours sacrés du carême doivent être sanctifiés par la continence entre les époux, par une vie chaste et pieuse, afin que purifiés, âme et corps, nous puissions atteindre les joies bénies de la Pâque sainte. Que serait en effet un jeûne qui n'aurait rien retranché aux plaisirs des sens, et n'aurait pas été accompagné d'aumônes, de prières et de saintes veilles2?» La concordance entre ce décret de saint Liberius et l'édit de Valentinien nous paraît frappante. Les deux paroles du pontife et de l'empereur se font écho l'une à l'autre, en conservant chacune le caractère qui lui est propre. — L'opportunité du second décret

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1.Ihid. Et rjuo tempore commemorutio apostolicir Passionis totius chnslianitatii mujgislrœ a cunctisjure ceUbralur. Décret. Libr.r.; Pair, lot., t. — 2. Vlll,lo«. ait.

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de Liberius, relatif aux prières solennelles dans les calamités publiques, sa justifie historiquement par des faits d'un autre ordre. L'Orient jadis si prospère, aujourd'hui si désolé, n'est point passé de tant de splendeurs à tant de misères uniquement par le fait des révolutions politiques. Sans doute celles-ci y ont puissamment contribué ; mais elles eurent pour corollaires toute une série de bouleversements physiques et de commotions souterraines qui ont ruiné successivement des cités florissantes, et modifié sur un grand nombre de points le sol même de l'Asie. Il est remarquable que les civilisations très-avancées, dans des régions depuis longtemps exploitées par l'industrie et le travail humain, ont pour résultat de bouleverser l'équilibre des lois naturelles, de tarir les fleuves, de dénuder les montagnes, de changer en un mot l'économie locale, jusqu'à ce que les tremblements de terre devenus plus fréquents, les sécheresses, ou les inondations se succédant sans intervalle, enfin la famine, la peste en quelque sorte acclimatées, chassent les habitants et rendent au désert des plaines autrefois couvertes de moissons. On dirait même que les races humaines suivent la décadence du sol auquel elles sont fixées. La paresse, l'incurie, l'oisiveté ignoble s'étalent aujourd'hui sur l'emplacement des antiques cités de Memphis, de Babylone, de Ninive, de Persépolis, de Nicée et de Chalcédoine. Il y a là une loi historique dont les éléments fort complexes n'ont pas encore été suffisamment étudiés. Quoi qu'il en soit, l'époque de saint Liberius et toute la période du IVe et du Ve siècle fut par excellence celle des tremblements de terre, des vastes ébranlements géologiques, des intempéries de saisons, qui ruinèrent l'Orient. Nous avons déjà parlé des ravages de ce genre causés en 362 par la catastrophe universelle en Asie, dont les phénomènes merveilleux de Jérusalem ne furent qu'un épisode. Deux ans après, le 21 juillet 364, un nouveau tremblement de terre jetait la consternation et l'épouvante sur tout le littoral méditerranéen. Au lever du soleil, des éclairs redoublés sillonnèrent un ciel lourd et chargé d'épaisses vapeurs. Bientôt la terre s'agita dans des convulsions effroyables. Les secousses furent si violentes qu'on les ressentit

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dans toute l'étendue de l'empire. La mer recula sur elle-même à des distances de plusieurs milles, laissant à sec des montagnes et des vallées jusque-là cachées dans ses abîmes. Puis revenus avec fureur sur ses anciens rivages, elle franchit leur barrière inondant les campagnes et les villes, renversant par milliers les édifices, submergeant hommes, troupeaux et moissons, portant des vaisseaux au milieu des terres. Ammien Marcellin affirme avoir vu, près de Méthone, aujourd'hui Modon en Morée, la carcasse d'un navire jeté par cette tempête à deux milles du rivage. La Sicile, atteinte par ce désastre, fut changée en un monceau de ruines. Ses grandes cités, presque toutes bâties sur le rivage, ne s'en relevèrent jamais. Saint Jérôme nous a transmis un épisode qui se rattache à cette grande catastrophe. Le patriarche des Thébaïdes, Hilarion, avait voulu se dérober aux multitudes qui ne cessaient de l'assiéger dans son désert d'Egypte. Il s'était jeté sur un navire qui le transporta en Sicile, où il espérait vivre inconnu, dans quelque grotte sauvage. Mais « les vertus qui s'échappaient de lui» et les miracles sans nombre par lesquels Dieu récompensait la foi de son serviteur, trahirent bientôt l'humble ermite, qui retrouva autour de sa cellule la même affiuence de pèlerins. Hilarion. quitta la Sicile et vint chercher en Dalmatie un refuge plus ignoré. «Je veux, disait-il, habiter chez un peuple où mon nom n'aura jamais été prononcé! » Son arrivée à Épidaure (Raguse) coïncida avec le tremblement de terre universel. «Les habitants effrayés, dit saint Jérôme, accoururent vers le saint vieillard et le portèrent sur le rivage pour arrêter les vagues furieuses qui se précipitaient sur leur ville et menaçaient de l'engloutir. Hilarion traça sur le sable trois signes de croix. La mer mugissante respecta cette barrière posée par l'homme de Dieu. Les flots soulevés vinrent se briser contre le rempart inexpugnable, et Épidaure fut sauvée. Aujourd'hui encore, ajoute saint Jérôme, les Dalmates mes compatriotes montrent le lieu où s'accomplit le miracle; les mères y conduisent leurs petits enfants, et leur apprennent à bénir le nom du serviteur de Dieu, Hilarion1. » On constata encore comme une

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1.          S.. llicron., Vita S. llilar., cap. xi; Pair, lat,, tom. XXIII.

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particularité curieuse qu'en Arabie, les édifices et les murs d'Aréopolis, l'ancienne Rabbath, capitale des Moabites, s'écroulèrent sous le choc et tombèrent tout d'une pièce. Vraisemblablement si les historiens eussent relaté chacune des ruines de ce genre, nous aurions maintenant la date exacte de la chute des cités historiques de l'Egypte, de la Palestine et de la Syrie, dont l'Église catholique, la conservatrice par excellence de toutes les grandeurs déchues, maintient le nom au catalogue de ses évêchés in partibus. Mais en tout état de cause, en présence de pareils désastres, on comprendra l'opportunité du second décret de saint Liberius, conçu en ces termes : « S'il survient des fléaux, commotions de la terre et de l'air, famine, peste et autres calamités publiques, n'hésitons pas à fléchir la miséricorde divine par les jeûnes, les aumônes et les prières 1. »

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1 Décret. Liberii ; Pair, lat., tom. VIII, ioc cit.

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Darras tome 10 p. 253

 

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IV. Synchronisme.

 

14. Telle nous apparaît, dans sa majestueuse sainteté, la figure historique du pape Damase. Au moment où il était aux prises avec les difficultés et les troubles suscités par le schisme d'Ursicinus, des événements politiques d'une gravité considérable fixaient les regards de l'Orient et de l'Occident. Nous avons dit que Valentinien était à Reims, vers la fin de l'année 367, au moment où il reçut les députés de l'antipape. La victoire que ce prince venait de remporter sur les Allemands ne lui ôtait rien de ses terribles préoccupations sur le sort de Valens, son frère, qu'une insurrection avait chassé de Constantinople et dont il ignorait le sort. Inquiet à la fois sur l'Orient dont il était sans nouvelles, et sur l'Occident qu'il voyait incessamment menacé par les barbares, épuisé par les fatigues d'une expédition militaire à laquelle se joignaient tous les soucis de l'administration intérieure et toutes les angoisses domestiques, Valentinien tomba gravement malade. Bientôt il fut réduit à une telle extrémité qu'on le crut à l'agonie. Ce n'était qu'une faiblesse momentanée, dont les courtisans profitèrent pour agiter au pied du lit du moribond la question de la succession impériale. Valentinien entendait toute leur conversation, sans pouvoir faire un mouvement ni un signe. Les uns désignaient pour le trône l'ancien proconsul d'Afrique Rusticus Julianus ; d'autres le maître de l'infanterie Severus, qui venait de se distinguer à la prise d'Argentoratum (Strasbourg). Nul ne parlait du jeune fils de l'empereur, Gratien, enfant de huit ans, déjà revêtu de la pourpre consulaire. Valentinien revint à la vie, et ne perdit pas l'avertissement qui venait de lui être donné. Sans rien témoigner de l'extraordinaire révélation qui lui avait été faite , il convoqua toute l'armée pour une revue solennelle, et se présenta aux troupes, tenant par la main le jeune prince. « Voici mon fils, dit-il, vous le connaissez; il a été élevé avec nos enfants. Je l'associe à l'empire; je lui confère la dignité d'Auguste, et je prie le Dieu céleste de bénir son règne pour le bonheur du monde et le vôtre. Il n'a point encore partagé

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des travaux et des fatigues qui ne sont point de son âge. Mais il apprendra ce qu'il ignore ; il voudra se rendre digne de son nom et de ses aïeux, et il s'élèvera rapidement au-dessus de ceux qu'on pourrait lui préférer aujourd'hui. » Une immense acclamation d'enthousiasme accueillit ces paroles. L'allusion que Valentinien venait de faire à des préférences particulières ne fut comprise que du petit nombre des courtisans indiscrets. Les soldats saluèrent avec ivresse le nom de Gratien, empereur, auguste ; et le soir, le jeune prince partait pour Burdigala (Bordeaux), où son père voulait qu'il fût élevé par le fameux professeur Ausone. Gratien se montra digne des leçons d'un tel maître. La prévoyance quasi posthume de Valentinien devait un jour donner à l'Église et au monde le grand nom de Théodose.

 

 15. Une telle perspective était de nature à compenser les désastres que l'administration de Valens accumulait en Orient. Cet obscur parvenu, qui devait tout à l'amour fraternel, ne faisait rien pour le mériter. Empereur de Constantinople, il ne savait pas le grec, et dédaigna toujours de l'apprendre. L'isolement forcé que cette situation lui créait le rendait en quelque sorte étranger au milieu de son peuple. Renfermé dans un cercle étroit de familiers et de domestiques, il ne s'occupait guère que du détail de ses dépenses quotidiennes, et il apportait à ce contrôle une sévérité méticuleuse et une avarice sordide. Les audiences publiques auxquelles son rang le condamnait lui étaient insupportables, précisément parce qu'il était toujours obligé de recourir à l'aide d'un interprète. Les harangues officielles étaient composées par des rhéteurs à gages. L'empereur les apprenait comme un écolier et les récitait avec un dégoût et un ennui visibles. D'ailleurs aucune vue élevée ni en politique, ni en administration, ni en tactique militaire. Les récentes victoires de Sapor sur Julien l'Apostat avaient compromis la sécurité générale de l'Orient. Or Valens frissonnait à la vue d'une épée. Cependant le roi de Perse, très-exactement renseigné sur l'état des personnes et des choses par d'habiles espions, annonçait l'intention de recommencer la guerre et remettait en avant son ancien programme, consistant à rejeter l'empire romain de

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l'autre côté de l'Hellespont. En même temps, les Goths préparaient une invasion vers les montagnes de la Thrace. En présence d'é--ventualités si menaçantes, Valens, à son grand regret, fut obligé de faire au moins une démonstration belliqueuse. Il dirigea une moitié de ses troupes du côté de la Thrace, et l'autre moitié à Antioche ; lui-même, de sa personne, s'achemina lentement vers cette capitale de la Syrie. En son absence, il confia la régence à son beau-père, Petronius, naguère simple officier des gardes, maintenant devenu, par son alliance avec l'empereur, un personnage officiel. Petronius ne valait ni plus ni  moins  que  son gendre. C'était un caractère à la fois dur et léger, plus propre à faire détester que craindre l'autorité impériale. Procope, le parent, l'ami et en dernier lieu le président des funérailles de Julien l'Apostat, crut l'occasion favorable pour revendiquer les droits au  trône qu'il tenait de sa famille et ceux que l'investiture conditionnelle de Julien à Charres pouvait y avoir ajoutés. Longtemps caché dans le fond de la Chersonèse Taurique, il était venu, à la mort de Jovien, se réfugier à Chalcédoine, chez un de ses amis. Chalcédoine, on le sait, était presque un faubourg de Byzance. Entre les deux cités, il n'y avait que la distance du Bosphore. De sa retraite, Procope suivait chaque jour les progrès du mécontentement public et de l'impopularité dont Petronius et le gouvernement de Valens étaient l'objet. Il lui arrivait même fréquemment de se hasarder, la nuit, sur une frêle embarcation. Franchissant le détroit, il venait au sein même de Constantinople réchauffer le zèle des amis de Julien et préparer les voies à son propre avènement. Dans ces excursions nocturnes, il fut assez heureux pour échapper à tous les soupçons de la police impériale, et réussit à nouer avec l'eunuque Eugène des intrigues qui devaient bientôt aboutir à une insurrection.

 

16. Le 28 septembre 366, à l'aube du jour, au moment où les deux légions des Divitenses et des Tungricani défilaient dans les rues de Constantinople pour aller rejoindre l'armée de Thrace, Procope, sortant des thermes de l'Anastasie, apparut soudain à leurs regards, vêtu d'une tunique d'or empruntée à un comédien. C'était le seul costume à peu près impérial, que dans sa précipitation il

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lui eût été possible de se procurer. II harangua les troupes, qui lui marchandèrent leur dévouement, et en stipulèrent le prix. Quand les conventions furent arrêtées de part et d'autre, les soldats placèrent le nouvel empereur sur un pavoi formé de leurs boucliers, et, rebroussant chemin, le conduisirent au palais impérial en criant Vive Procope, Auguste, empereur, successeur de Julien! Sur je passage du cortège la population gardait une attitude défiante, presque hostile, Procope, incertain encore du résultat définitif, était pâle de frayeur. « Il semblait marcher au supplice plutôt qu'au trône, » dit Ammien Marcellin 1. Des auxiliaires inattendus vinrent lui rendre courage. Un ramassis d'esclaves, de mimes, de cochers du cirque se joignit à la troupe. On leur distribua sur-le-champ des armes, et quand on arriva aux portes du palais, le rassemblement était assez compacte pour avoir l'air d'un soulèvement universel. Petronius s'enfuit lâchement par une issue dérobée ; les principaux fonctionnaires furent arrêtés, et le palais envahi par la populace qui ne se fit pas faute de le piller. La domesticité subalterne que Valens y avait laissée vint se ranger devant le nouvel Auguste et sollicita l'honneur de recevoir ses ordres. Procope daigna accueillir ces vils hommages. II était empereur. Son premier soin fut de mander près de lui la jeune orpheline Faustina, fille posthume de Constance, enfant de cinq ans, qu'il couvrait de ses caresses et qu'il montrait sans cesse au peuple en l'appelant sa petite cousine. Faustina était pour le parvenu un drapeau dynastique. Par elle, il se rattachait à la famille constantinienne, dont les souvenirs étaient encore vivants dans tous les cœurs. Il ne lui fut pas difficile de gagner les sympathies des philosophes, des prêtres païens et de toute l'ancienne clientèle de Julien l'Apostat. Quant aux troupes dont la fidélité pouvait encore être suspecte, il les conquit facilement à sa tause en contremandant les ordres de départ pour la guerre de Thrace, et en signant un traité de paix avec les Goths. La révolution était complète. Valens, en apprenant ces nouvelles imprévues, fondit

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1.                     Amm. Mar-el!., lib. XVI, 6.

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en larmes; il voulait se dépouiller de la pourpre et abandonner la partie à son heureux rival. Ses lieutenants eurent assez de peine à l'en empêcher. Il se détermina à venir offrir la bataille à Procope. La rencontre eut lieu sous les murs de Nicée. Ce ne fut point un combat. Les deux légions commandées par Valens passèrent avec armes et bagages dans le camp de l'ennemi. Tout souriait à Procope, mais il se montra indigne de sa fortune. Maître de Constantinople et de la partie supérieure de l'Anatolie, il se crut à l'abri des revers, et lâcha la bride à ses passions de vengeance. En quelques mois, il perdit sa popularité éphémère. Les généraux de Valens, profitant du revirement de l'opinion, rentrèrent en campagne. Ce fut le tour de Procope de se voir, dans deux engagements successifs, abandonné par ses troupes sur le champ de bataille. Le malheureux fut garrotté par ses officiers eux-mêmes, et amené vivant à l'empereur Valens. Ce dernier livra à la fois au supplice les traîtres et la victime. Il envoya ensuite la tête de Procope à Valentinien son frère, comme un trophée de victoire.

 

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