Arius 46

Darras tome 10 p. 537

 

10. Cet incident attrista Théodose. D'autres et plus cruelles épreuves l'attendaient. La princesse Pulchérie fut enlevée en quelques jours à sa tendresse. Ce deuil compromit la santé de l'impératrice, qui allaitait en ce moment le jeune Honorius. Les eaux thermales de Thrace auxquelles Flaccilla fut envoyée ne lui procurèrent aucun soulagement. Le 14 septembre 385, elle expirait. Son corps fut rapporté à Constantinople et déposé près de celui de Pulchérie. Saint Grégoire de Nysse prononça l'éloge funèbre de la mère et de la fille. En parlant de la jeune enfant si prématurément ravie, à la fleur de l'âge, il disait : « Vous l'avez tous vue et admirée, cette tendre colombe, nourrie dans le nid royal! Elle essayait déjà ses blanches ailes. Vous savez comment elle a pris son vol vers les cieux. Pareille à la fleur qui s'entr'ouvre pour laisser épanouir sa

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p538 PONTIFICAT  DE  SAINT SIP.ICIUS   (38o-3'J8j.

 

corolle, elle brillait du double éclat du présent et de l'avenir. Mais voilà que la rose s'est effeuillée, avant d'avoir répandu tous ses parfums. Nulle main humaine ne l'a cueillie; on ne l'a point séparée de sa tige, pour l'entrelacer dans nne couronne; le ciel l'a prise. J'ai vu le palmier vigoureux, je veux dire l'empereur dans sa puissance, lui qui étend sur le monde ses vertus souveraines comme de vastes rameaux et qui domine tous les autres arbres; je l'ai vu succombant à la douleur, s'incliner vers la terre pour pleurer la plus gracieuse fleur de sa couronne. » — Passant, ensuite de la fille à la mère, Grégoire de Nysse reprenait : « A son tour j'ai vu tomber et disparaître la vigne féconde qui avait uni son feuillage au royal palmier. Elle n'est plus, cette parure de l'empire, ce miroir de l'amour conjugal, ce sanctuaire de modestie et de pudeur! Elle n'est plus, cette dignité si aimable et cette douceur si imposante ! C'en est fait de la colonne de l'Église, de l'ornement de nos autels, du trésor de nos pauvres, de l'asile de tous les naufragés et de tous les malheureux! En mourant, elle a donné à son illustre époux un dernier gage de sa tendresse. Au moment où se rompait le lien terrestre de leur union, il fallait partager entre eux les plus précieux de leurs biens. Comment a-t-elle fait ce partage? Ils avaient trois enfants. Quels trésors plus chers que ceux-là? Laissant au père les deux fils qui feront le soutien de son trône, la mère a réclamé sa fille pour son unique part, elle l'a suivie dans la mort. Dirai-je, en terminant, le plus grand mérite de Flaccilla? Ce fut la foi, la foi intègre, pure et efficace, qui ne s'égara jamais. Elle adora en esprit et en vérité la Trinité auguste, Père, Fils et Saint-Esprit. C'est dans cette foi qu'elle a vécu; c'est dans cette foi qu'elle a voulu mourir; c'est pour cette foi qu'elle a été introduite au sein d'Abraham, près des fontaines du paradis fermées aux infidèles, sous les ombrages de l'arbre de vie planté au bord des sources éternelles 1 ! »

   11. Théodose pleura amèrement la compagne fidèle de ses

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1 S. Gregor. Nyss., Orat. in fun. Pulcherùs; In fuit. Flacill. passien; Patr. grœc.

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bons et de ses mauvais jours. Cependant la raison d'état, comme on dirait aujourd'hui, ne lui permettait guère de rester veuf à trente-six ans. Il dut songer à une nouvelle alliance ; son choix se fixa sur la princesse Galla, sœur de Valentinien II. Le mariage n'eut lieu que deux ans après la mort de Flaccilla; mais les ouvertures en furent faites presque aussitôt à la cour de Milan. L'impératrice arienne Justina les accueillit avec transport. Elle se crut désormais assez forte pour outrager impunément la foi catholique et saint Ambroise, son énergique défenseur. Elle avait amené à Milan un évêque de la secte, le goth Mercurin. Dans les dépendances des écuries impériales, on avait disposé une sorte d'oratoire où l'impératrice et ses adhérents assistaient aux offices ariens. Cette installation ridicule faisait dire à saint Ambroise : « Les Goths ne connurent longtemps d'autres demeures que leurs chariots nomades; ceux-ci ressemblent à leurs pères; une écurie leur suffit pour église 1 ! » Mais Justina ne prétendait pas s'en tenir à cette situation provisoire. Par ses intrigues, le noyau d'ariens qui avait survécu dans la ville de Milan à l'hérétique Auxence, se groupa peu à peu autour de Mercurin. Ils le supplièrent de quitter son nom idolâtre pour faire revivre celui de son hérétique prédécesseur, en se faisant appeler Auxence II. Bientôt la chapelle domestique des écuries impériales ne suffit plus à contenir la foule des courtisans qui se faisaient gloire de suivre Justina dans ses erreurs, afin de se ménager une meilleure part dans ses largesses. Le jeudi avant les Rameaux (3 avril 383), l'impératrice, voulant réintégrer le culte arien à Milan pour la solennité pascale, obtint du conseil un décret qui enlevait à la juridiction de saint Ambroise la basilique Portiana, et la remettait au nouvel Auxence, Affiché immédiatement aux portes du palais, et proclamé dans toute la ville, l'édit produisit une sensation immense. Des groupes se formèrent, les esprits étaient en fermentation. L'émotion générale redoubla lorsqu'on vit une escouade de soldats se rendre près de saint Ambroise et le conduire au palais. Justina voulait signifier au grand

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1.          S. Ambros., Epist. xi.

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archevêque la détermination qu'elle venait de prendre et dont elle n'avait pas jugé à propos de l'informer auparavant. La demeure impériale était remplie d'hommes de guerre, armés comme pour une bataille. Ambroise traversa leurs rangs pressés, avec un calme imperturbable. Il écouta la lecture de l'édit sans faire paraître la plus légère émotion, et quand l'impératrice l'eut sommé d'obéir, il répondit avec le même sang-froid : « A aucun prix, pour aucune cause, jamais je ne céderai à l'erreur un pouce du terrain consacré à la vérité!» Un murmure improbateur accueillit cette parole. Les conseillers impériaux criaient déjà qu'Ambroise était un rebelle, lorsque le peuple envahit simultanément les cours du palais, redemandant son archevêque. L'irruption avait été si rapide que les officiers des gardes n'eurent pas le temps de faire sortir leurs troupes pour les ranger en bataille. La foule menaçait de rompre les portes. Justina passa subitement de l'arrogance à la prière : elle se jeta aux genoux d'Ambroise, lui demandant pardon et le suppliant de l'arracher, elle et son fils, au danger qui les menaçait. L'homme de Dieu se présenta aussitôt à la foule, qui applaudit à sa vue. Il fit signe qu'il voulait parler : un silence solennel s'établit parmi cette multitude ardente. « Rassurez-vous, dit Ambroise. On m'a juré qu'on ne vous enlèverait aucune de vos églises! » Des transports et des cris d'allégresse ébranlèrent les voûtes du palais; le peuple se retira paisiblement. Ambroise lui-même sortit, comblé de témoignages de gratitude par le jeune Valentinien et sa mère.

 

12. Leur reconnaissance ne dura pas une nuit. Les ariens et leur nouvel Auxeuce, revenant à la charge, présentèrent les événements de la journée comme une scène arrangée d'avance et soudoyée par Ambroise, qui voulait, disait-on, s'arroger à Milan la puissance d'intimider l'empereur lui-même. Il fallait répondre à cet excès d'audace par un coup d'autorité souveraine. En conséquence, le lendemain, 4 avril 385, un nouveau décret impérial donnait aux ariens non plus la basilique Portiana, petite église peu importante, située à l'extrémité de la ville, mais la métropole nouvelle que saint Ambroise vêtait de faire construire lui-même au centre de la cité, à côté de sa

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propre demeure. Déjà il avait commencé, bien qu'elle ne fût pas encore solennellement consacrée, à y officier et prêcher chaque dimanche. Un officier fut dépêché à Ambroise pour lui communiquer la décision. «Telle est, dit-il, la volonté irrévocable de l'empereur. Ayez soin de vous y conformer, et faites en sorte qu'il n'y ait pas d'émotion dans le peuple. — Allez dire à votre maître, répondit Ambroise, qu'un évêque ne livrera jamais le temple de Dieu ! » Le lendemain samedi, veille des Rameaux, la foule remplit la basilique neuve, résolue de la défendre jusqu'à la mort. Ambroise, de son côté, s'y rendit pour les offices ordianires. Justina commençait à désespérer de vaincre la résistance de tout un peuple; elle adressa un nouveau message à Ambroise. Le préfet du prétoire vint trouver le saint archevêque, au milieu même de la métropole. « L'empereur a changé de sentiments, lui dit-il. Il se contentera de l'abandon de la petite basilique Portiana : cédez-la lui, et je me charge du reste. » — Bien que cette proposition fût faite à voix basse, la foule en devina le sens général et se mit à crier : « Ambroise, n'abandonnez rien !» — Le préfet sortit, en murmurant des menaces terribles. On s'attendait pour le dimanche, fête des Rameaux, à une attaque à main armée. Ambroise acheva de donner les dernières instructions aux catéchumènes qui devaient recevoir le baptême dans la nuit de Pâques, Il se préparait à célébrer les saints mystères, lorsque le bruit se répandit dans l'assemblée que la basilique Portiana venait d'être occupée par les tapissiers de la cour, qui y dressaient des tentures pour que I'évêque arien pût y officier avec plus de pompe. «En un instant, dit Ambroise, le peuple entier m'abandonna. Tous volèrent à la défense du temple menacé. Je restai seul, avec mes prêtres et mes diacres. Les nouvelles les plus sinistres me parvenaient à chaque instant; on m'annonça que le peuple venait de s'emparer d'un prêtre arien, Cartulus. Tout faisait craindre qu'on ne se portât à des violences. Je commençai la messe (missam facere cœpi), et poursuivis l'oblation, en versant des larmes amères. Je priais Dieu de venir à notre aide, afin que le sang ne coulût point pour la cause de l'Église. Je le suppliais de prendre plutôt ma vie pour le

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salut du peuple entier. J'envoyai des prêtres et des diacres, qui furent assez heureux pour arracher Cartulus à la violence populaire. Cependant, je songeais avec effroi aux scènes de désordre dont la basilique Portiana pouvait être le théâtre. On me dit que la cour faisait marcher à la fois des troupes sur ce point et sur la métropole. Je craignais un massacre général dans la ville; et je demandais à Dieu de ne pas survivre à tant d'horreurs1. » Les extrémités sanglantes que redoutait saint Ambroise n'eurent pas lieu. L'impératrice recula devant la responsabilité de tant de désastres; elle se contenta de faire cerner les deux basiliques Portiana et Ambrosienne. Les trois premiers jours de la Semaine Sainte s'écoulèrent ainsi, au milieu de l'anxiété générale. Des arrestations nombreuses avaient été faites dans l'intervalle : une taxe de deux cents livres d'or fut imposée à tous les marchands de la ville, pour les punir de leur attachement à la foi catholique et à leur évêque. C'était violer ouvertement les lois de Gratien, des deux Valentinien et de Théodose, qui non-seulement interdisaient toutes poursuites judiciaires ou criminelles, mais qui consacraient des immunités en faveur des criminels, durant les jours de la solennité pascale.

 

13. Au milieu de l'anxiété générale, on atteignit le Mercredi Saint. Les tentatives près d'Ambroise s'étaient renouvelées sans interruption, mais toujours avec le même résultat. « Quoi! répondait-il aux officiers de Justina, l'empereur n'a pas même le droit de violer le domicile d'un simple particulier, et il prétend envahir la maison de Dieu ! Qu'il confisque tout ce qui m'appartient: argent, maisons, fonds de terre, je lui céderai tout, bien que cela soit plutôt le domaine des pauvres que ma propriété personnelle. Mais enfin, mon patrimoine est à sa disposition : je le lui offre de bon cœnr et le laisserai volontiers saisir. Quant à ce qui appartient à l'Église et à Dieu, jamais je ne l'abandonnerai ! Il est écrit : Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu. !— On lui demandait de calmer l'effervescence du peuple. « Si vous croyez, répondit-il, que c'est moi qui l'excite, rien n'est

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1 S. Ambros., Epist. xx.

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plus facile à l'empereur que de se débarrasser de ma personne. Je suis prêt à me rendre en exil ! » — Pour mieux prouver son désir d'éviter toutes les occasions de trouble, le Mercredi Saint, au lieu d'aller officier dans la métropole, il se rendit à une vieille chapelle-abandonnée, et annonça qu'il y célébrerait les saints mystères, durant le reste de la semaine. Au moment où, monté à l'ambon, il faisait l'homélie sur la leçon du jour, tirée du livre de Job, on vint lui annoncer que les soldats pénétraient dans les deux basiliques menacées, celle de Portiana et celle de la métropole. Sans s'émouvoir, Ambroise dit aux clercs : « Allez dénoncer aux violateurs du temple saint que l'évêque de Milan excommunie tous ceux qui prendront part au sacrilège !» L'ordre fut exécuté sur-le-champ et saint Ambroise poursuivit son discours. Quelques instants après, l'oratoire où il parlait fut envahi par une troupe de soldats. Un premier mouvement eut lieu, plein de tumulte et d'effroi. Les femmes éperdues poussaient de grands cris : les hommes se préparaient à une vigoureuse défense. Mais on se méprenait sur la véritable intention des soldats. Quand les envoyés de saint Ambroise leur avaient fait connaître l'excommunication qu'ils allaient encourir, ils s'étaient subitement arrêtés et avaient refusé de pénétrer dans les deux basiliques. Vainement les officiers avaient voulu se prévaloir des ordres de Justina. On ne les écouta point. « L'empereur va venir se mettre à votre tête et vous commander en personne ! disaient-ils.— Qu'il vienne ! répondirent les soldats. S'il veut se réunir aux catholiques, nous le suivrons. De ce pas, nous allons porter à Ambroise l'assurance de notre hommage et de notre foi. » — En effet, arrivés dans la chapelle où prêchait le saint évêque, ils s'agenouillèrent devant lui, le suppliant de les bénir et de lever l'excommunication qui pouvait peser sur eux. Une foule immense les suivait, criant : « Ambroise! Où est Ambroise? Qu'il vienne officier dans la métropole! Nous voulons tous l'entendre! Qu'il vienne nous expliquer la parole de Dieu! » Le saint évêque ne se prêta point aux désirs de la multitude; il se contenta d'envoyer quelques-uns de ses prêtres officier à sa place dans la métropole. « Je ne veux, s'écria-t-il, ni céder une église aux ariens, ni com-

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p544 POXTIFICAT  DE  SAINT  SIR1CIUS   (.'{38-398).

 

battre l'empereur! Les prêtres sont plus accoutumés à subir la tyrannie qu'à l'exercer. Aux jours anciens, ce furent les prêtres qui conféraient l'empire; tant ils étaient loin de vouloir l'usurper! Jésus-Christ a pris la fuite de peur de se laisser faire roi. On trouve facilement des souverains qui ont usurpé sur le sacerdoce ; on ne voit point d'évêques qui aient usurpé sur les souverains. Qu'on demande à Maxime si je suis le tyran de Valentinien ! Maxime répondra que, sans moi, il aurait lui-même, depuis longtemps, franchi les Alpes 1 ! » — Justina n'osa point cette fois, donner suite à ses projets hostiles. Le lendemain, Jeudi Saint, elle envoya dire à saint Ambroise qu'elle renonçait à toute prétention sur les deux basiliques, qu'elle rendait la liberté aux captifs et qu'elle faisait remise des amendes précédemment imposées sur les catholiques de Milan. Cette nouvelle fut accueilîie par des acclamations de joie. Le peuple porta son évêque en triomphe à la métropole, où les offices de la solennité pascale furent célébrés avec une pompe inouïe (383).

 

14. Cependant ce n'était point encore la paix. La colère de l'impératrice, pour être assoupie, n'était pas éteinte. « De plus grands malheurs nous menacent, » écrivait Ambroise à sa sœur Mar-cellina, en lui rendant compte de cette lutte. En effet, les symptômes alarmants ne manquaient pas. A force d'entendre calomnier la conduite du saint évêque, le jeune Valentinien II avait fini par le prendre en horreur. Un jour, on conseillait à ce prince de se montrer aux offices de la métropole. « Cette démarche, lui disait-on, serait très-populaire et parfaitement vue de l'armée. — En vérité! s'écria Valentinien, si Ambroise vous en donnait l'ordre, vous me traîneriez à lui, chargé de chaînes! » — Un autre jour, l’eunuque Calligone, rencontrant le saint évêque, lui dit d'un ton de fureur: « C'est donc toi qui oses outrager Valentinien ! Je te ferai sauter la tête ! — Ambroise lui répondit : Je prie le Seigneur d'exaucer votre voeu : car je n'aurais pas de plus grand bonheur que de souffrir pour son nom. Dans ce cas, j'agirais en évêque et vous en eunuque ! » — Cet incident fut remarqué. Il arriva que, peu de temps

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1.          AuiLirus., b'fisl. ii.

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après Calligone, accusé d'un crime infâme, fut condamné à avoir la tête tranchée. Toute la ville de Milan vit dans cette punition la vengeance divine contre l'ennemi de l'archevêque. Seule, Justina ne voulait point ouvrir les yeux : elle s'obstinait de plus en plus dans la voie de l'erreur, et mettait une sorte d'amour-propre féminin à ne pas s'avouer vaincue. Au commencement de l'an 386, elle s'avisa, d'après les conseils d'Auxence, de ressusciter des querelles fort vieillies et de remettre en honneur la législation oubliée de Constance qui avait restreint la liberté du culte exclusivement en faveur de ceux qui souscriraient la formule de Rimini. Comme astuce, le plan était digne des vieux ariens : mais, comme exécution, il supposait une ignorance profonde des hommes et des choses. L'Occident, plus directement soumis à l'influence des papes, ne se prêtait qu'avec une peine extrême aux tentatives hétérodoxes que les Orientaux, depuis un siècle, avaient si facilement acceptées. Justina en fit bientôt l'épreuve. Quand il fut question de rédiger le nouveau décret, Benevolus, un des jurisconsultes les plus éminents, lui refusa sa plume. « Je fus élevé, dit-il, par le bienheureux Philastrias, évêque de Brescia. Ce grand homme m'a appris à discerner la loi orthodoxe de toutes les hérésies contemporaines. Jamais je ne rédigerai le document que vous exigez de moi! — L'impératrice fit entendre une parole de menaces. Benevolus, détachant alors la ceinture brodée qu'il portait comme membre du conseil impérial, la jeta à terre, en disant : Reprenez vos honneurs ; c'est de vous que je les tiens ; mais laissez-moi garder ma conscience : elle ne relève que de Dieu ! »

 

15. Justina trouva d'autres mains plus vénales qui ne lui refusèrent point leur service. Le 21 janvier 386, un nouvel édit, signé
de Valentinien II, paraissait à Milan. Il était ainsi conçu : «Notre
clémence impériale, voulant pourvoir aux dissensions religieuses qui
troublent la conscience de nos fidèles sujets, a décrété qu'à l'avenir
nul  chrétien n'aura le droit de prendre part aux assemblées de
l'Église s'il n'a souscrit la profession de foi promulguée sous l'empereur Constance de divine mémoire ; acceptée par tous les évêques de
l’empire, aux deux conciles de Rimini et de Constantinople; admise


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p546 PONTlKICAT DE SAINT SIRICICS  (38.^-308).

 

aujourd'hui en principe par tous les évêques de la catholicité, même par ceux qui paraissent y refuser ostensiblement leur adhésion. Sachent donc ces rebelles qui pensent avoir seuls le droit de réunion, que, s'ils osaient susciter quelque trouble, à propos de notre présent édit, ils seront poursuivis comme des criminels de lèse-majesté, et passibles de la peine capitale que cette accusation entraine ! Le même supplice atteindra ceux qui oseront adresser à notre clémence des observations collectives ou particulières contre la présente loi. »

 

16. Quel qu'ait pu être le rédacteur du nouveau décret, sans savoir son nom, il est facile de deviner qu’il était par-dessus tout un ennemi de saint Ambroise. Sous une formule vague et générale, c'était l’évoque de Milan qu'il voulait atteindre. Nul ne s'y méprit en Italie. Le pape saint Siricius. dans un concile nombreux qu'il tint cette année même à Rome, eut soin d'opposer aux ordonnances schismatiques de Justina, la doctrine du concile de Nicée (386). La lutte s'engagea donc, avec une ardeur nouvelle, entre l'impératrice arienne et l'héroïque Ambroise. L'année précédente, Justina demandait une concession volontaire. Cette fois, elle s'appuyait sur l’édit du 21 janvier, rédigé sous son inspiration et ayant force de loi dans l'empire d'Occident. Elle ne demandait plus, mais elle exigeait. Singulier aveuglement des princes qui s'imaginent, à coups de décrets, changer, au gré de leurs caprices, les bases immuables de la vérité et de la foi catholique! Nous rions aujourd'hui des vains efforts de Justina, sans songer qu'on les renouvelle autour de nous, sous d'autres noms et sous d'autres formes, avec la même violence et la même obstination, pour aboutir en définitive au même résultat. Ambroise répondit aux injonctions qui lui fuient faites par les agents de l'impératrice: « Dieu me préserve de livrer jamais l'héritage de Jésus-Christ! Naboth ne céda point la vigne de ses pères. Et moi je céderais la maison de Dieu, l'héritage de Denys mort en exil, l'héritage du confesseur Eustorgius, de Mirocles, et de tous les saints évêques mes prédécesseurs sur le siège de Milan! Jamais. Allez dire à celle qui vous envoie : Ambroise nous a répondu ce qu'un prêtre doit répondre.  Quant à

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l'empereur, qu'il fasse ce qu'un empereur doit faire ! » — Il est vraiment malheureux que les hommes d'état de nos jours soient trop occupés pour étudier l'histoire de l'Église! Ils y puiseraient des solutions toutes faites pour chacun des problèmes qui les embarrassent le plus. Ils sauraient que les situations qui leur paraissent nouvelles, ont dans le passé, des antécédents de tout point analogues, et ils éviteraient peut-être, ne fût-ce que par amour-propre, de reprendre des sentiers où leurs prédécesseurs ont marqué leur passage par de mémorables ruines. Les exemples sont aujourd'hui plus nombreux qu'au temps de Justina. Cette femme n'en manquait pas cependant, si elle eût voulu s'en servir. La mémoire du « divin Constance, » ainsi qu'elle le nommait, et ses récents désastres étaient alors de notoriété universelle. Mais à qui donc servent les leçons de l'histoire? Chaque génération se croit plus éclairée, plus forte, plus ingénieuse que la précédente. Au fond, ce sont les mêmes erreurs, le même aveuglement, et toujours la même catastrophe !

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon