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53. Après avoir jeté, dans l'édit de Nantes, le germe des révoltes et des révolutions, Henri IV, par une contradiction qui révèle la médiocrité de son espril, rêvait pour l'Europe un projet de paix perpétuelle. L'emploi des moyens pour concourir à l'obtention d'un tel but accuse aussi beaucoup son intelligence. Au lieu de fonder l'harmonie de l'ensemble sur la perfection de l'individu, au lieu de faire sortir, de la vertu privée, l'ordre public, le roi entendait régler la paix des États par un simple équilibre des nations et l'accord fragile de volontés, hélas, trop peu sûres pour croire beaucoup à leur stabilité. Enfin, par une initiative presque comique, pour établir la paix, il voulait commencer par faire une grande guerre à la maison d'Autriche, en Allemagne et en Espagne. « Je vois bien, disait-il à Sully, en 1601, que ces gens icy ne me laisseront jamais de repos, tant qu'ils auront moyen de me troubler. Mais mordieu, j'en jure, si je puis avoir une fois mis mes affaires en bon ordre, assemblé de l'argent et le surplus de ce qui est nécessaire, je leur ferai une si furieuse guerre, qu'ils se repentiront de m'avoir mis les armes à la main. » Henri IV voulait donc enlever, à ces deux États, une grande partie de leurs provinces, faire un nouveau partage de l'Europe et établir, sur cette base, une paix garantie par
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la fédération des Etats européens. C'était un beau rêve, dont l'accomplissement successif n'a contribué qu'à notre diminution et dont l'achèvement va droit à la subalternisation de la France. Mais enfin, les deux branches de la maison d'Autriche s'étaient rapprochées et formaient des projets dangereux à la liberté politique ou religieuse des autres Etats. Leurs forces réunies étaient redoutables. Henri se proposait de combattre et d'humilier cette maison orgueilleuse, de venger les anciennes injures de la France, de prévenir de nouvelles attaques, et de fixer l'équilibre de l'Europe. L'Angleterre, la Hollande, la république de Venise, les princes protestants d'Allemagne lui avaient promis de concourir à l'accomplissement de ses grands desseins. Vainqueur de l'Espagne et de l'Autriche, il prétendait, de concert avec ses alliés, établir une sorte de constitulion européenne propre à faire régner une paix perpétuelle.
« Les Turcs devaient être relégués en Asie ; le czar de Russie devait avoir le même sort, s'il refusait d'entrer dans l'association.
« Le nombre des puissances devait être réduit à quinze, savoir : six monarchies héréditaires; cinq monarchies électives, et quatre républiques souveraines.
« Les six monarchies héréditaires étaient la France, qui ne prenait pour elle-même que le duché de Limbourg, le Brabant, la juridiction de Malines, à charge d'en former des pairies ; l'Angleterre, qui ne devait rien acquérir sur le continent; la Suède et le Danemarck ; l'Espagne, qu'on voulait resserrer dans ses limites naturelles en Europe, en lui laissant ce qu'elle avait découvert et conquis dans les autres parties du monde. La maison d'Autriche devait perdre tout ce qui lui avait appartenu en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Italie ; enfin, on créait une nouvelle monarchie héréditaire dans le nord de l'Italie, en faveur du duc de Savoie, sous le nom de royaume de Lombardie ; et, pour lui former une masse d'États qui méritât de porter ce nom, on ajoutait à ces anciennes provinces le Milanez et le Montferrat.
« Les monarchies électives devaient être la Bohème (en y joignant la Moravie, la Silésie et la Lusace), la Hongrie, la Pologne, l'em-
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pire d'Allemagne, et l'État ecclésiastique, qu'on voulait décorer du titre de monarchie, et agrandir, en y incorporant Naples, la Pouille et la Calabre ; on conservait la république de Venise, en lui accordant la Sicile ; la république helvétique, en la déclarant souveraine ; on associait les Pays-Bas catholiques à la république des sept Provinces-Unies, et on lui donnait le nom de république belgique; enfin, on appelait la république italique la réunion de tous les petits États d'Italie, de Gènes, de Florence, de Mantoue, de Modène, de Parme et de Lucques, qui devaient garder leur forme de gouvernement, de Bologne et de Ferrare qui devaient être érigées en villes libres, et tous les vingt ans rendre hommage au Pape.
« L'Europe ainsi partagée, toutes les puissances devaient accorder une liberté et une protection entières aux trois religions principales : la catholique, la luthérienne et la réformée ; mais en même temps, bien loin de favoriser la licence des esprits, elles devaient s'opposer à la naissance de sectes nouvelles.
« La guerre, nécessaire pour amener ce bouleversement général, devait être la dernière de toutes. Ce nouvel ordre de choses une fois établi, pour le rendre permanent et invariable, on voulait substituer dans la grande association des États de l'Europe le droit à la force, et organiser un tribunal suprême, qui décidât en dernier ressort de toutes les collisions d'intérêts, et dont toutes les puissances s'engageraient à faire exécuter les arrêts.
« Celte espèce de conseil général de l'Europe devait être composé de députés de tous les États. Les ministres, au nombre de soixante-dix, conserveraient leurs places pendant trois ans; les formes et la manière de procéder de ce sénat seraient déterminées par des lois organiques qui seraient son propre ouvrage. Il devait prononcer lui-même dans toutes les affaires d'une importance majeure, et celles d'une moindre importance devaient être soumises à la décision de six corps subalternes qui seraient placés sur différents points de la surface de l'Europe.
« Tels étaient les principaux traits du vaste plan de Henri IV. Quelque extraordinaire qu'il nous paraisse, ce qu'il a de singulier ne nous donne pas le droit de révoquer en doute son authenticité.
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Sully, l'ami et le confident de son maître, qui avait médité ce projet avec lui, et qui s'était chargé de le faire adopter par les puissances amies de la France, entre sur cet objet dans des détails qui ne permettent pas d'en nier la réalité. »
« Je ne doute pas, ajoute Lacretelle, qu'un plan de cette nature n'ait été présenté en effet à Henri IV, et n'ait excité fortement son attention ; mais ce qu'il me paraît impossible d'admettre, c'est qu'un monarque avancé en âge, éprouvé par la fortune, et toujours porté, par son amour pour ses sujets, à composer avec les hommes et avec les événements, ait entrepris une guerre dans l'espoir de réaliser tant d'hypothèses difficiles ; qu'il ait compté sur la fidélité immuable et sur les secours effectifs de tant de souverains catholiques et protestants ; qu'il ait assigné un terme de trois années pour la consommation d'un projet si étendu, et qu'il ait jugé une longue série de conquètes et de révolutions nécessaires à l'établissement d'une paix solide (1). » Quoi qu'il en soit, tout était disposé pour une grande entreprise. Henri IV allait prendre les armes, sinon pour établir cette république chrétienne, dont l'impraticable théorie est encore un rêve glorieux, du moins pour changer le système de l'Europe en abaissant la maison d'Autriche. Il avait conclu des alliances étroites avec les ennemis naturels de cette puissance. Les magasins étaient remplis de munitions de toute espèce ; cent mille hommes étaient prêts à combattre. Le roi lui-même voulait commander l'armée destinée à attaquer les Pays-Bas ; celle qui était dirigée contre l'Italie devait marcher sous les ordres de Lesdiguières. Quarante millions amassés par Sully assuraient la solde des troupes jusqu'au moment où les Français victorieux pourraient tirer leurs ressources de leurs conquêtes, et vivre aux dépens des vaincus. Il y eut un obstacle, le couteau de Ravaillac.
54. Henri IV mourut assassiné, le 14 mai 1610. « C'est ainsi, dit Richelieu dans ses Mémoires, qu'une parricide main ôta la vie à ce grand roi, sous les lois duquel toute la France étoit heureuse... Ce grand prince, qui étoit digne de vivre autant que sa gloire, est mis
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(1) AAncillon, Tableau des révolutions de l'Europe ; Lacuetelle, Histoire des guerres de religion,
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par terre comme à la veille du jour qui lui préparait des triomphes... Il meurt, et le cours de ses desseins et celui de sa vie sont retranchés d'un seul coup, qui, le mettant au tombeau, semble en tirer ses ennemis, qui se tenoient déjà vaincus. »
« Henri IV, dit P. de L'Estoile dans ses Mémoires, eut besoin d'un grand courage et d'une vertu extraordinaire pour dissiper les factions qui s'opposèrent à luy. Outre sa religion, qui fut le plus grand obstacle à ses desseins, il avoit contre luy la plus grande partie de ses sujets, les princes de sa propre maison, des puissances étrangères très formidables. Il estoit sans argent, presque sans troupes, souvent dénué de tout secours. Cependant il conquit presque tout son royaume pied à pied, et fut partout victorieux. » Il se consolida sur le trône par le même moyen qu'il y était monté, par une conduite franche et généreuse, mais en même temps ferme et énergique. Henri IV, dit l'Anglais Burke, était un prince ferme, actif et politique ; il avait certainement heaucoup d'humanité et de douceur, mais une humanité et une douceur qui ne se présentaient jamais sur la route de ses intérêts. S'agissait-il de son autorité? Il la maintenait et il l'établissait dans toute sa plénitude : ce n'était que dans le détail qu'il en relâchait quelque chose. Avant de songer à se faire aimer, il savait se mettre en position d'être craint. Il avait un doux langage, mais « il se conduisait en déterminé (1) ». La France doit à ce prince de grandes réformes pour la collecte des impôts et l'administration du pays. L'agriculture fixa principalement l'attention de Henri IV ; son ministre Sully disait souvent au roi : « Pasturage et labouraige sont deux mamelles de la France et vrays thrésors du Pérou. » Olivier de Serres, comme eux ami du laboureur, écrivit des traités d'agriculture qui devinrent la règle des campagnes. On n'a pas oublié le vœu de la poule au pot chaque dimanche ; ce vœu s'est accompli, mais le paysan, au lieu de manger sa poule, la vend au marché et boit l'argent. Ennemi du luxe, Henri IV le discréditait par ses discours; il invitait les seigneurs à se retirer
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(1) Réflexion sur la révolution de France.
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dans leurs terres, leur apprenant, dit Péréfixe, que le meilleur fonds qu'on puisse faire est un bon ménage ; il raillait ceux qui portaient sur leur dos les bois et les moulins de leurs pères. Sully pensait également que les arts du luxe ne doivent occuper que la moindre partie du peuple: «Cette vie sédentaire, dit-il, ne peut faire de bons soldats ; la France n'est pas propre à de telles babioles. » On doit à ces deux personnages quelques règlements pour l'industrie, quelques monuments des beaux-arts et le commencement des colonies françaises en Amérique. Après le traité de Vervins, sous l'inspiration du P. Cotton, son confesseur, Henri IV porta un édit contre les duels, dont la fureur était poussée si loin, qu'elle avait coûté, en une seule année, quatre mille gentilshommes. On a, du reste, beaucoup surfait Sully et Henri IV ; on en a fait une légende ou tout n'est pas vrai et dont l'exagération est le trait caractéristique. On doit à ce faux bonhomme de Sully, des Mémoires aussi orduriers que ceux de Brantôme, il les a intitulés Economies royales pour montrer qu'il aimait à thésauriser. A Henri IV, après les réserves élevées contre ses actes, il faut reprocher le désordre de ses moeurs ; ce n'est que dans les chansons qu'on peut le féliciter d'avoir été un diable à quatre, un vert galant et un gai compagnon de dive beuverie. La vérité est que les vices de Henri IV ont tué sa race et que ses idées ont presque anéanti la France. La France, revenue à peu près aux limites du traité de Cateau-Cambresis et de Vervins, s'empoisonne graduellement avec le virus inoculé par l'édit de Nantes.
33. La religion et la civilisation sont les deux grands faits qui caractérisent le développement historique du genre humain. La religion est la loi de la vie sociale ; la civilisation est, sous la haute direction de l'Église, le moyen pour y atteindre. L'Europe renfermait, au XVIe. siècle, dans son sein, la vraie religion et la vraie civilisation ; mais choisie de Dieu pour recevoir un dépôt sacré et, le répandre dans tout l'univers, l'Europe n'avait qu'imparfaitement rempli cette mission. Quand Luther fut venu soumettre la religion à la raison individuelle, il ôta à la religion son caractère divin, sa vérité, sa stabilité, sa puissance ; il posa le principe essen-
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bellement révolutionnaire qui expulse Dieu du monde et livre le monde à l'anarchie des intérêts, à l'énervement des passions. En peu d'années, le principe luthérien eut entraîné l'Allemagne, la Suède, le Danemarck, la Suisse et l'Angleterre. Au Midi, le succès du protestantisme se réduisit à des essais et à des avortements. La France, à raison de sa situation continentale et de son importance im Europe, tenait en ses mains les destinées religieuses et sociales des peuples occidentaux. La Ligue fut l'instrument providentiel avec lequel elle enraya les progrès du protestantisme et décida le triomphe de l'Église. Jusque-là, on n'avait point vu encore un grand peuple entreprendre avec tant de sagesse et de résolution une œuvre si difficile, pour une si noble fin. Ce ne fut point pour accroître sa puissance, ses libertés ou ses richesses, que la France sacrifia, pendant quinze années, son repos, sa fortune et son sang. Spectacle admirable, dont on n'a pu méconnaître la grandeur qu'en dénaturant les faits et en attribuant à l'ambition de quelques princes, ce qui fut l'inspiration de la foi et l'œuvre du dévouement. Des faits, il résulte que la Ligue fut légitime en principe, forte et sage dans ses moyens d'action, désintéressée dans sa fin. Depuis onze cents ans, le gouvernement français était une monarchie catholique. Pour monter sur le trône il fallait être le plus proche parent du roi et professer la religion romaine. Henri de Navarre satisfaisait peu à la première et pas du tout à la seconde condition. La France avait donc toute raison de ne pas l'accepter pour héritier du trône. Aussi, dès que la foi parut en péril, la France se ligua et quand la mort du duc d'Anjou fit d'Henri de Déarn le dauphin de Henri III, nobles et bourgeois se coalisèrent pour interdire le trône à un hérétique relaps. A Rouen, à Lyon, à Orléans, à Toulouse, le courage sut affronter toutes les fatigues et braver toutes les épreuves. Nous ne prétendons pas qu'on n'excéda en rien et qu'aucune faute ne fut commise. A part quelques excès, la conduite des catholiques fut, dans son ensemble, aussi prudente que le permettaient les circonstances et l'état des esprits. La journée des Barricades ne fut elle-même qu'un acte de résistance à un prince prévaricateur. Après le meurtre des Guises, la résis-
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tance fut poussée plus avant. Mais si les chefs de la Ligue proclamèrent la déchéance de Henri III, cet acte était purement comminatoire ; et s'ils proclamèrent le cardinal de Bourbon, ils ne rejetaient Henri, son neveu, qu'à cause de son vice redhihitoire d'hérétique relaps. Les États généraux de 1303 furent modérés ; ils repoussèrent les prétentions de Philippe II, préparèrent la conférence de Suresnes, sauvèrent le double principe de l'hérédité et de la loi salique. Quand le point principal fut obtenu, les catholiques déposèrent les armes, mais ne les quittèrent tout à fait qu'après l'absolution du Saint-Siège. Que les prédications et les libelles aient dépassé parfois les bornes d'une sage polémique, cela s'est vu dans les deux camps ; mais on ne saurait imputer, aux actes de la Ligue, les désordres, l'injustice ou la cruauté. Avant même qu'elle n'eût son gouvernement constitué, la Ligue ne commit aucun crime ; après, si elle rendit des sentences d'exil, elle n'égorgea personne. Le duc de Mayenne put se faire obéir sans recourir aux rigueurs ; il laissa même, à ses adversaires, de grandes libertés. Les trois faits graves à la charge de la Ligue, ne lui sont pas imputables: Henri III fut assassiné par un fanatique ; le président Duranti fut tué par une foule en délire et sans ordre ; le président Brisson, les conseillers Tardif et Larcher ne furent exécutés que par quatre ou cinq magistrats, dont la Ligue repoussa les personnes et réprouva la conduite. Les complaisances qu'on reproche à la Ligue envers Philippe II ne sont pas mieux prouvées. Les protestants avaient appelé les premiers l'étranger à leurs secours ; les ligueurs appelèrent Philippe pour défendre le premier intérêt de l'Europe, la vieille religion ; mais ils ne lui livrèrent jamais une seule ville, répudièrent ses pensées ambitieuses et ne firent aucune concession pour l'indépendance nationale. Nous avons ajouté que la Ligue avait été désintéressée dans sa fin. Que se proposaient les hommes de l'Union sinon la conservation de la foi ? Le clergé, il est vrai, n'y eut point la principale part. Sur 130 évêques, 12 ou 13 seulement se prononcèrent pour l'Union; les autres s'abstinrent et firent cause commune avec la royauté. Le clergé du second ordre tint une autre conduite ; mais si plusieurs déployèrent un grand zèle,
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ce fut au second rang et l'initiative ne vint pas d'eux. La Ligue fut surtout un mouvement spontané, unanime de la bourgeoisie et du peuple. Les Guises dirigèrent le mouvement ; sans eux, il eût eu la même force et eût trouvé d'autres chefs. Cependant il faut reconnaître que si la religion fut l'objet principal de la Ligue ; la Ligue réclama aussi la convocation des Etats généraux, le redressement des abus, le maintien des libertés municipales ; elle ne craignit même pas, pour enrayer l'absolutisme naissant, de proclamer, sur l'origine du pouvoir et le droit des peuples, les théories les plus radicales. La Ligue triompha; elle fil capituler Henri IV ; et si Henri IV trahit ses serments, ce fut, nous le voyons que trop, pour le malheur de la France.