Luther 17

Darras tome 33 p. 116

 

   65. Où l'ignominie de Luther fut portée à son comble, c'est quand

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en 1539, Luther permit au langdrave de Hesse, la bigamie publi­que. Philippe, prince violent, débauché et superstitieux, était ma­rié depuis seize ans, à Christine de Saxe et père de huit enfants. Au synode protestant de Francfort, pendant qu'il codifiait la disci­pline de la réforme, il gagna une maladie honteuse ; il cherchait un remède dans la fornication, mais il savait que les fornicateurs n'auront point de part à la vie éternelle. Désireux de se guérir, sans se corriger, il souhaitait qu'une décision d'autorité, vînt étouffer dans son âme, jusqu'au soupçon d'un scrupule et bannît ces vi­sions qu'il redoutait presque autant que la mort. Philippe s'en ou­vrit à Luther, qui proposa de soumettre la question à l'examen du clergé hessois. Ce clergé vivait des bienfaits du prince; il n'était pas besoin de chercher longtemps pour obtenir l'autorisation et même le panégyrique de l'adultère. Le duc, dédaigneux de ces basses approbations, fit rédiger par Bucer une consultation théolo­gique. « Or, disait le duc, reconnaissant qu'avec ma femme, je ne puis m'abstenir de filles, il faut m'attendre, si je ne change de vie, à la damnation éternelle. Je suis d'un tempérament chaud, ac­coutumé à la vie désordonnée des camps, je ne puis vivre sans femmes. Je n'ai pas gardé plus de trois semaines la fidélité conju­gale. Mes pasteurs voulaient que j'approchasse de la table sainte, (avec l'adultère, vous entendez) ; mais j'y trouvais mon jugement parce que je ne veux pas changer de vie. Si je dois combattre pour les intérêts de la congrégation, un coup d’épée ou d'arquebuse peut me tuer et alors je me dis : Tu iras au diable. J'ai lu l'ancien Testament : de saints personnages, Abraham, Jacob, David, Salomon, ont eu plusieurs femmes, tout en croyant au Christ promis. Ni Dieu, dans l'ancien Testament, ni le Christ dans le nouveau, ni les prophètes, ni les apôtres ne défendent à un homme d'avoir deux femmes ; jamais prophète, jamais apôtre n'a blâmé, ni puni les bi­games et jamais saint Paul n'a placé l'homme à deux femmes parmi ceux qui n'entreront point dans le royaume des cieux... Du reste, je ne veux et ne demande que deux femmes. » Luther, Mélanchthon, Bucer, Corvin, Adam, Lenigen, Winthert, Mclander signèrent une consultation où ils permirent et approuvèrent même la bigamie,

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pourvu qu'elle fût secrète. Philippe de Hesse épousa du vivant de sa première femme, une seconde femme,  Marguerite de la Saal, dont il eut six garçons. Les protestants auraient  voulu garder le silence sur cette bigamie honteuse ; mais comment cacher une union si féconde ? Du reste la famille la divulgua et le prince lui-même n'en fit pas longtemps mystère. Pourquoi se cacher, puisqu'il avait une approbation en règle? On le vit donc donner le bras à ses deux femmes pour aller au prêche, s'asseoir à table entre elles deux, les présenter à ses visiteurs ; aller de l'une à l'autre pendant la nuit : c'était un des solides piliers du nouvel  évangile. Les mœurs des chiens, avec un tel exemple, pouvaient s'acclimater dans le protes­tantisme. Dans l'impossibilité de jeter, sur cette couche impudique, un voile complaisant, Luther et Mélanchthon finirent par avoir honte de leur lâcheté ; l'un en fit une maladie; l'autre insista avec plus de forces sur l'unité et l'indissolubilité du mariage.  Mais que pouvaient ses exhortations après avoir toléré et approuvé de pa­reilles mœurs : Quid leges sine moribus? Vanae proficiunt.  D'autant que Carlostadt, Jean de Leyde  et plusieurs autres, la Bible à la main, prétendaient que la nouvelle Sion permettait d'être bigame, trigame, quatrigame et ainsi de suite, pour la plus grande gloire de Dieu. Nous touchons à l'avachissement du protestantisme.


   66. Nous venons de citer Mélanchthon,  Bucer, Carlodstadt ; ce sont des satellites de Luther : il est temps d'esquisser leur profil. — Né à Bretten,  dans le  Bas-Palatinat,  Philippe  Schwarzerde (en français Terre noire) fut un de ces enfants précoces  qui  étonnent par leur talent et leur  savoir. Après avoir étudié dans plusieurs grandes écoles, il devint l'un des plus brillants humanistes de son temps et rendit, aux lettres allemandes, d'éminents services, par la publication d'auteurs classiques. Professeur de grec à Wittemberg, Schwarzerde changea, suivant l'usage  du  temps, son  nom alle­mand en celui de Mélanchthon, qui veut  dire en  grec,  la même chose. Philippe s'attacha de bonne heure à  Luther,  alors profes­seur de théologie. Quand son ami arbora l'étendard de la révolte, Mélanchthon, souple et circonspect, devint le négociateur, le di­plomate de la cause dont Luther était le tribun. Il faut avouer qu'il

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n'était qu'un médiocre théologien. Quand il essaie de sonder les grands problèmes du péché originel, de la chute, de la rédemption, du mal, il ne comprend pas le caractère rigoureusement surnaturel du dogme catholique ; il assujettit tout acte humain à la nécessité, et, pour humilier la sagesse, proclame que Dieu opère toutes cho­ses. Aux théologiens du moyen âge, il fait un crime de leur plus beau titre de gloire, d'avoir pris et affermi le dogme de la liberté humaine1. Plus tard, il aperçut l'abîme où son fatalisme poussait l'humanité, et, pour l'en tirer, alla jusqu'à combattre ses propres opinions. Rhéteur plus souple qu'éloquent, professeur moins brillant que solide, esprit moins fécond que juste, il s'est fait vanter surtout par la douceur de son caractère et sa loyauté dans les né­gociations : ce serait le Fénelon du protestantisme. Le fait est qu'il fut plutôt rusé que doux, jouant à la fois des rôles divers, trom­pant ses contradicteurs, les couvrant de grossières injures et provo­quant même leur assassinat. Ce doux apôtre approuva le supplice de Servet et demanda la tête de Thammer. Son esprit, comme son caractère avait ses ombres. Lui qui refusait d'admettre les vérités reçues dans l'Eglise, ajoutait foi aux rêves, aux superstitions po­pulaires, aux prédictions, aux prodiges, à l'astrologie. Telle était d'ailleurs la versalité de ses convictions qu'il changea jusqu'à qua­torze fois de sentiment sur la justification : versalité qui le fit ap­peler le Brodequin de l'Allemagne et le caméléon de la réforme. Quand la réforme eut versé, sur son pays, un déluge de maux, le vieux Mélanchthon proposa pour remède le retour aux études grammaticales. On a retenu de lui cette phrase significative : Que toutes les eaux de l'Elbe ne suffiraient plus pour pleurer les mal­heurs enfantés par la révolte de Luther.


67. André Bodenstein von Carlostadt avait été à Wittemberg, professeur de Luther et était archidiacre de Wittemberg, lorsque le Saxon se déclara. André fut sa première recrue, et, pour mieux mar­quer sa défection, se maria. Luther et consorts lui firent grand compliment : c'était là le Samson, ce devait être le saint Thomas

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1 Mélanchthon, Loci theologici, 1522, Augsbourg.

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du protestantisme. Le peu d'esprit que le bonhomme avait ne put pas tenir à ces emphases ; premier soldat de Luther, il fut aussi son premier transfuge : c'est à la suite de cette défection qu'eut lieu à l'auberge de l'ours noir, à Iéna, cette fameuse entrevue où le maître devenu disciple rebelle et le disciple devenu maître à son tour, se traitèrent comme de vrais goujats. Une fois libre, Carlostadt se fit iconoclaste, puis sacramentaire : il brisa les images dans les égli­ses, estimant que tout symbole doit disparaître et jugea les sacre­ments inutiles à des hommes revêtus du sang de Jésus-Christ. Plus tard, il se fit pâtissier pour façonner des brioches plus à son aise, et quitta le four pour la charrue ; mais quand il disait dia à l'un, huo à l'autre, ses chevaux allaient à la diable, ce qui amusait beau­coup, à ses dépens, les paysans de la Westphalie. Audin a photo­graphié le personnage. « Carlostadt, dit-il, est un rhéteur bouffi de vanité, amoureux plus encore du bruit que de la gloire, décidé, pour qu'on parle de lui, ne fut-ce qu'une heure de la journée, à soutenir les plus folles imaginations, à monter au besoin sur les trétaux, afin de vendre à quelques esprits faibles ses rêves de nuit et de jour ; tantôt se cramponnant à la lettre, pour faire rire ; tantôt désertant la lettre pour l'esprit qui ne le tue pas, mais qui l'immole à la risée des protestants et des catholiques ; tantôt re­venant à la lettre, quand son trope sur l'Eucharistie a cessé d'amuser le monde, pour crier des petits pâtés dans une misérable bourgade. Esprit fantasque, toujours prêt au premier chant du coq à renier son maître, dans l'espoir qu'on dira dans le monde qu'il vient d'apostasier de nouveau. Du reste, âme sans fiel ni malice, qui ne sut ja­mais haïr, qui supporta avec courage la misère et l'exil dont le frappa Luther ; plus digne enfin de pitié que d'indignation, et que Geiler, s'il eut vécu quelques années plus tard, n'aurait pas même voulu donner pour pilote à son navire des fous, parce que le pilote eut fait échouer le bâtiment sur quelque banc de sable, afin que les côtes de la Baltique retentissent du récit de son naufrage 1 ». Car­lostadt mourut à Bâle en 1551.

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1 histoire de Luther, t. I, p. 429.

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68.  Martin Bucer, né à Strasbourg en 1491, était entré dans l'Ordre de saint Dominique. Sa ville natale, par sa position géographi­que, ses relations commerciales, l'affluence des étrangers, l'activité littéraire et l'industrie typographique dont elle était le siège, pou­vait facilement devenir un foyer de propagande. Bucer, à qui ses vœux pesaient, s'annexa une religieuse dont il eut treize enfants,
entraîna sa ville natale et en fît, avec Wittemberg, une des métro­poles de la sédition protestante. Sous ce rapport, Strasbourg de­vint comme un microcosme, où toutes les opinions et toutes les nuances d'opinion eurent leurs représentants. Son principal per­turbateur, Bucer, supérieur même à Luther, par le talent et l'éru­dition, manquait de caractère ; aussi mérita-t-il, par ses variations, le nom de Boiteux de Strasbourg. Sa duplicité et ses artifices en firent, avec Mélanchthon, le représentant le plus distingué de la di­plomatie théologique. Bérault-Bercastel en a esquissé cette silhouette: « Apostat de l'Ordre de saint Dominique et de la réforme de Luther, aujourd'hui zwinglien et demain sacramentaire, tantôt luthérien et zwinglien tout ensemble, tantôt d'un raffinement de croyance qui faisait passer sa foi pour un problème dans tous les partis ; tou­jours complaisant néanmoins, pourvu que son amour infâme pour une vierge consacrée à Dieu fut transformé en amour conjugal, et que les saints vœux qu'il n'avait pas le courage d'observer fussent mis au nombre des abus. » — Au dessous de Luther, le promoteur de la réforme, à côté de Mélanchthon et de Bucer, les négociateurs du parti, se placent des auxiliaires qu'il suffit de mentionner. A Strasbourg, vous trouvez Hédio, Zell et Capito ; dans la Basse-Allemagne, Régius et Corvin ; à Nuremberg, le fastueux Osiandre ; en Saxe, Spalatin et Amsdorf ; à Wittemberg, Bugenhagen et Ma­jor qui soutint la nécessité des bonnes œuvres ; dans la Hesse, Goldenhauer et Hypérius; à Leipsick, Pfeffinger et Selnekker ; dans le Wurtemberg, Brenz et Schnepfz, dans les villes du Nord, Westphalen ; dans le Mecklembourg, Ghytraeus et Pauli ; enfin ça et là des philologues et des professeurs, comme l'helléniste Gamérarius et le mathématicien Peucer.

   69.      Les lettrés de la Renaissance avaient, eux aussi,  prédisposé

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les esprits à la révolte et prêtèrent, au début, leur concours à la sédition. Grammairiens, poètes ou professeurs, ils redoutaient les théologiens des universités et haïssaient les ordres religieux, dont la masse compacte les tenait en échec ; révolutionnaires en littéra­ture, ils devaient d'ailleurs être avides de nouveautés en religion. Leurs penchants et leurs rancunes favorisent donc l'explosion du Protestantisme. De tous les savants de cette époque, le plus célè­bre est, sans contredit, Erasme. Erasme de Rotterdam, né en 1467 fut d'abord enfant de chœur à Utrecht, puis chanoine régulier à Stein, enfin prêtre. Sa pénétration était vive, sa mémoire heu­reuse. Fervent disciple des Universités les plus illustres, il avait perfectionné ses talents et accru le trésor de ses connaissances ; il devint promptement un littérateur accompli. De la Pologne à l'Es­pagne, de l'Angleterre à la Hongrie, l'Europe savante était pleine de sa gloire, et dans l'Eglise et hors de l'Eglise, depuis les princes jusqu'aux simples particuliers, tous rivalisaient, pour son mérite littéraire, dans l'expression de leur enthousiasme. Quoiqu'Erasme ne manquât pas de rivaux, nul ne sut se faire, aussi bien que lui, la personnification de l'Europe lettrée. Abusé par l'apparente sécu­rité de la religion, le néerlandais attaqua les abus et sans y trop prendre garde, attaqua souvent des usages légitimes, des princi­pes et des institutions qu'il eut dû respecter. Les moines, les scolastiques, beaucoup plus forts que lui, parfois sous leur nom la théologie, les évêques, les princes, furent tour à tour l'objet de ses sarcasmes. Avec sa disposition frivole à envisager les questions d'une manière superficielle, Erasme avait préparé les esprits aux changements et quand Luther poussa son cri de révolte, il l'assura de ses sympathies. Mais bientôt les excès du novateur l'obligèrent à se prononcer ; alors Erasme se détacha graduellement du Saxon; sorte de Janus à double visage, il eut longtemps des sourires pour Luther et des compliments pour Léon X. Adrien VI n'eut pas de­mandé mieux que de lui donner le chapeau de cardinal. Quand il eut quitté la Réforme, Erasme ne la combattit cependant qu'avec une molle nonchalance et mourut dans la communion de l'Eglise en 1536. Les œuvres assez volumineuses d'Erasme,  se composent

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de traductions et de paraphrases de l'Ecriture et des Pères,  de li­vres de controverse et de piété, de lettres surtout et de deux sati­re  célèbres, l'une contre les moines  sous le  nom  de  Colloques, l'autre, contre ses contemporains sous le titre l'Eloge de la folie. Ce sont les écrits d'Erasme que Rohrbacher compare à un  dic­tionnaire de synonymes, à un déluge de mots sur un désert d'idée ; un critique a dû dire de leur malicieux auteur:  Damnatus in plerique, suspectus in multis, caute legendus in omnibus. —Au dessous d'E­rasme, se firent remarquer une foule d'humanistes, qui préparèrent, comme lui, inconsidérément, les voies au luthéranisme,  saluèrent avec joie ses premiers triomphes, restèrent cependant fidèles à l'E­glise, ou après quelques égarements, revinrent à son giron. Il suf­fira de citer ici Georges Wizel, qui dénonce avec tant  de vigueur les ravages de la nouvelle doctrine ; Reuchlin, le restaurateur des études hébraïques ; Peutinger, le Père des études archéologiques et spécialement des antiquités romaines; Rubeanus,  l'auteur avec Hutten, des Epistolae obscurorum virorum ; le docte Vitus Amerpach; Willibald Pirckheimer,  le Xénophon Nurembergeois ; et Ulrich Zazius, qui rendit, à la jurisprudence allemande,  d'éclatants ser­vices. Plus fidèles que les humanistes, les jurisconsultes  défendi­rent avec zèle la vieille foi de leurs pères  et les institutions tra­ditionnelles de la patrie allemande.


70. La vieillesse vint pour Luther avant le temps. Les fréquentes colères avaient comme brulé son sang ; sa vie peu sobre avait donné naissance à des infirmités douloureuses : il fut atteint de la pierre et perdit un œil, perte physique, symbole de la perte de l'œil spiri­tuel dont il était affligé depuis sa révolte. A ses derniers jours étaient réservés les plus grands chagrins qu'il eut encore éprouvés: la mort de son père et de sa mère, qu'il aimait vivement ; la perte de deux filles qu'il pleura comme un bon père ; l'exil de quelques amis et la défection de plusieurs disciples ; la guerre des paysans et les crimes des Anabaptistes ; les tiraillements des diètes, les di­visions, la dégénérescence de son œuvre, des maladies incessantes, les tristes symptômes d'avenir. Dès 1537, c'était un homme à peu près fini : les paroxismes de sa fureur, qui ne manquaient pas de se

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multiplier, amenaient des abattements et des prostrations. « Le monde est saoul de moi et je suis saoul de lui, disait-il tristement, le divorce se fera bientôt. » Par son testament, il légua le peu qu'il laissait à Catherine Borz, qui devait finir ses jours dans la misère. De toutes les souffrances de Luther, la plus cruelle, ce fut le doute. Cet homme, si affirmatif en public, en son privé, finit par ne plus rien croire : le châtiment de son orgueil et de ses vices, ce fut le nihilisme en matière de foi. Tant qu'il avait combattu les ca­tholiques, il avait été peu touché de leurs arguments et s'était confirmé, par le combat, dans ses convictions. Une fois que ceux qu'il croit avoir engendrés au Christ, deviennent ses adversaires, c'est un homme en déroute ; le scepticisme le cloue sur son lit de douleur, il s'écrie : « J'ai presque perdu le Christ dans ces grandes vagues du désespoir où je suis comme enseveli. »

— « En vérité, écrit-il à Haussmann, c'est le monarque des enfers que j'ai pour antagoniste, tant son pouvoir est grand, tant sa science des livres saints est redoutable. Si je n'avais, pour me défendre, des armes étrangères, ma connaissance de la parole biblique me serait inu­tile. » — A Linck: « Satan veut que je brise ma plume et que je le suive aux enfers : » A Brisger : « Oh mon Dieu! c'est prodigieux comme Satan se transfigure en Christ, si je cède, si j'ai souvent obéi à Satan, j'espère que le Seignenr me pardonnera. — Moi qui ai donné le salut à tant d'autres, je ne puis me le donner à moi-même1. » Voilà les cris de détresse d'un homme qui ne compte plus sur le sang du Rédempteur ; Satan lui a arraché le Christ ; la foi, cette perle qui doit tous nous sauver, Luther la perdra. Mais l'incroyance n'a pas désarmé sa rage contre l'Église ; au contraire, plus il appartient au diable, plus il fulmine avec violence contre Rome. « Ces furibonds de papes-ânes, s'écrie-t-il, ne savent pas qu'ils sont des ânes. A Rome, que trouve-t-on ? Rois et reines qui vivent là sont des hermaphrodites et des androgynes. Or sus, empereur, rois, princes et seigneurs, mettez-moi la main sur le Pape : que Dieu ne bénisse pas les mains paresseuses ! Enlevez-lui Rome, la

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1. De Wetïe, Lettres de Luther, t. III, p. 24, 189, 222, 225, 230.

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Romandiole, Bologne et tout ce qu'il possède1. C'est un détenteur de mauvaise foi, il a volé l'empire. Pape, cardinaux, racaille Ro­maine, gardez-moi tout cela et arrachez-leur  la  langue  comme à des blasphémateurs, et brisez les à un  gibet comme  ils plantent leurs bulles. Vraiment si j'étais empereur, je vois bien ce que je ferais de toute cette canaille de pape, de cardinaux et de famille papale, je ferais un paquet que je coudrais dans un sac.  A Ostie, pas loin de Rome, est une toute petite rivière qu'on nomme la mer Thyrrhénienne, bien merveilleuse, pour guérir plaie,  pustule  et toute maladie, papale.  Là tout doucettement je les plongerais... Gloire à Dieu, j'ai démontré que le  pape, qui se vante d'être le chef visible de l'Église, est le vicaire de Satan, l'ennemi de Dieu,  l'ad­versaire du Christ, le docteur de mensonges, de blasphèmes et d'idolatrie, un archi-voleur, un  régicide, un souteneur  de  mauvais lieux, l'antéchrist, l'homme de péché, le fils de perdition, l’ours-loup. » Il y en a des pages et des pages sur ce ton de fou-furieux, qui  répond mal  aux tentatives conciliantes de Paul III et qui ne rendit pas, au convulsionnaire protestant, une ombre de paix. La tragi-comédie touchait à sa fin. Des haines divisaient la famille des comtes de Mansfeld ;  le 23 janvier  1546,  Luther se mit en route pour Eisleben, dans l'espoir d'apaiser ces haines. Le voyage fut contrarié par divers incidents fâcheux. A l'arrivée, Luther fail­lit mourir de joie ; rappelé à la vie par des frictions, il retrouvait, le  soir, au souper, sa verve juvénile et vidait les larges coupes comme aux jours de son adolescence. Gai convive, il  épanchait sa verve en sarcasmes contre les moines,  l'empereur,  le pape  et le diable, qu'il n'oubliait plus. « Mes chers amis,  dit-il, il  ne nous faut mourir que quand nous aurons vu Lucifer par la queue. Je l'aperçus  hier  matin qui me montrait  le derrière sur les tours du château2. Alors se levant de table, il traça sur la muraille  d'une main tremblante, ce vers latin :

Pestis eram vivus, moriens tua mors ero papa :

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1 Napoléon III, Victor-Emmanuel et Garibaldi ne font pas les inventeurs de la suppression du pouvoir temporel des Papes.

2.   Propos de Table, p. 67, Ed. de Eisleben.

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Vivant, j'étais une peste ; mort, je serai ta mort, ô pape ! Et il vint se rasseoir aux rires bruyants des convives qui voyaient dans ce dernier effort, la sentence finale de la papauté. Mais le masque ne put se soutenir, la figure de Luther prit une expression indicible de terreur... il mourut dans la nuit.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon