Darras tome 32 p. 513
S. III. BERCEAU DU LUTHERANISME
22. Luther était né dans la petite ville d'Eisleben en Saxe, au sein de la pauvreté, dans une atmosphère de religion et de travail,
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1 Albertus Pius, in Erasm. lib. IX. « Quia negare audebit Erasmum Luthe- éducation. rizare, aut potius Lutherum Era9mizasse? »
2. Desid. Erashi, Epiât, vin, 9 ; ixii, 2, et pluribus aliis.
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pure et fortifiante. Son père, nommé Hans, était thuringien, sa mère saxonne ; ils exerçaient l'état de cultivateurs, et ne parvenaient pas sans peine à nourrir de là leurs nombreux enfants. C'est le 10 novembre 1483, selon les meilleurs témoignages, que vint au monde celui qui devait tirer la famille de son obscurité. Il fut nommé Martin à son baptême, par la raison que la cérémonie sainte eut lieu le lendemain, fête du grand thaumaturge des Gaules. D'Eisleben ses parents se transportèrent à Mansfeld, on ne sait dans quelles circonstances, quand il était encore au berceau. Leur indigence parut d'abord plus profonde ; Hans quitta le travail des champs pour entrer dans celui des mines. Sa condition s'améliora, grâce à sa persévérante énergie, à ses pieuses habitudes, à son inaltérable probité. S'il ne parvint pas à la fortune, il obtint l'estime de ses nouveaux concitoyens, au point d'être admis dans le conseil de la ville. Le principe d'autorité, qu'il gardait intact dans sa maison, il le maintenait également dans ses relations extérieures. Pour l'éducation, il le portait jusqu'à la rigidité, sans jamais rencontrer un obstacle, moins encore une opposition dans la tendresse maternelle de Marguerite Lindemann, sa courageuse femme. C'est un don du ciel, qui nous semble avoir ici d'autant plus d'importance que leur fils en abusera d'une plus étrange façon, par l'insubordination et le despotisme. Dès ses premières années, Martin Luther montra d'heureux talents et donna les meilleures espérances. A quatorze ans il dut quitter Mansfeld, dont les ressources scolaires étaient assez restreintes, pour se rendre à Magdebourg, depuis longtemps célèbre par ses gymnases et ses professeurs1. Aux pauvres n'était pas alors fermée la route de la science. L'écolier dont la famille ne pouvait payer ni l'instruction ni même l'entretien, était secouru par la charité publique ; il s'en allait, en chantant, sous les fenêtres des riches, demander le pain du Bon Dieu. Nulle idée d'humiliation ne s'attachait à cette aumône ; le but la rehaussait des deux côtés : on y voyait l'aliment de la vie intellectuelle. Le jeune Martin fut obligé d'avoir recours à ce moyen.
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1 Joas. Cochl.e. Comment, de ac'.is et scriptis Lutheri, sub initio ; — Sleidan. De statu religionis et republics, lib. XVI.
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Sa voix était douce et mélodieuse, mais n'obtint pas longtemps à Magdebourg le résultat espéré. L'année suivante, 1498, il se trouva dans l'absolue nécessité de quitter sa chère école, de reprendre son bâton et son sac de pèlerin, dans l'espoir de rencontrer ailleurs des natures plus compatissantes.
23. En passant par Eisenach, il eut le bonheur d'émouvoir le cœur d'une veuve profondément affligée et sincèrement chrétienne, Ursule Cotta, qui, non contente de lui venir en aide, l’accueillit dans sa maison et lui ménagea la possibilité de continuer ses études, que le dénuement avait suspendues, qui l'eût peut-être arrêté pour toujours, en le rejetant dans la condition paternelle. Et qui le regretterait maintenant, dans l'intérêt de la société chrétienne ? Eisenach possédait alors un maître renommé, le recteur des Carmes, Jean Trébonius. Ce moine joignait au mérite de la science le respect et l'amour de son auguste mission. C'est tête nue, comme dans l'exercice d'un devoir sacerdotal, qu'il instruisait ses élèves, saluant par anticipation, disait-il, les hommes utiles ou distingués qui sortiraient de son école. Sous sa direction, le jeune Luther fit de rapides progrès dans la grammaire, la rhétorique et la poésie. Ursule Cotta lui fournit en même temps les moyens de cultiver son goût inné pour la musique. On prétend que cet art adoucit les mœurs, assouplit les caractères; vainement nous en demanderons les résultats à l'avenir: à cet égard encore, l'homme ne tiendra nul compte des biens accordés à l'enfant. Stérile sera la reconnaissance qu'il semblera garder de son premier instituteur et de sa seconde mère. En 1501, dans le but de compléter ses études scolastiques, il se rendit à l'université d'Erfurt, dont la réputation était déjà grande. Il eut là pour professeur de théologie Jodocus Truttvetter, dont il s'accusera dans la suite, mais sans repentir, par une simple supposition, d'avoir hâté le trépas, en le tourmentant de ses mutineries contre la scolastique 1. Les autres ne furent pas plus heureux dans leur enseignement auprès d'un tel élève. Il essaya d'étudier le droit, pour répondre aux
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1 Ulehberg. Ilist. de l'ifa, moribus, rébus gestis, studiïs... D. Mcrlini Lulheri, pag. 5 et seq.
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intentions de son père ; mais il s'en dégoûta bientôt, aussi bien que de la dialectique aristotélicienne, et se précipita dans la lecture des anciens, Virgile, Cicéron, Tite-Live et les autres latins, qui l'introduisaient dans le paganisme, tout en le livrant à ses propres idées, en dehors d'une discipline basée sur la raison, ou d'une méthode quelconque. Pour comble de malheur, la Bible lui tomba sous la main sans interprète et sans commentaire. Au contact de cette poésie, qui ne ressemblait à rien des beautés littéraires ou des procédés artificiels qui s'étaient jusque-là présentés à son intelligence ; un ébranlement eut lieu dans la tête de l'adolescent, l'amalgame devint une ébullition. Epuisé de forces, succombant à son travail, il tomba dangereusement malade.
24. Après cette maladie, dont il guérit contre tout espoir, vint une blessure non moins dangereuse. Comme il partait pour aller revoir ses parents, son couteau s'ouvrit et lui coupa la veine crurale. Vu l'état de la chirurgie, ce fut encore une guérison inopinée. La mort devait intervenir dans cette étrange existence, mais sans la trancher, lui donnant seulement une impulsion nouvelle. C'était en 1503 ; Martin venait d'être reçu dans sa vingt-unième année maître en philosophie; il allait une fois de plus essayer d'Aristote, son cauchemar, pour l'éthique et la physique, quand l'un de ses meilleurs amis mourut à son côté par un coup de tonnerre. Averti comme S. Norbert, dirions-nous si les suites ne repoussaient toute comparaison entre ces deux hommes, Martin résolut sur-le-champ de renoncer au monde et de revêtir l'habit religieux. Dès la nuit suivante, sans avoir pris congé ni de ses condisciples ni de ses maîtres, il alla frapper au couvent des Augustins, qui ne repoussèrent pas ce jeune bomme, en se réservant d'étudier sa vocation. Dans l'état où la mort tragique de son ami l'avait jeté, ce pieux asile le sauvait peut-être de la démence ou du désespoir. Plus calme le lendemain, il renvoyait à l'université les insignes des grades obtenus ; puis il écrivait à son père pour l'informer de son inébranlable résolution. Des deux familles arrivèrent immédiatement les plaintes et les instances. Il y demeura sourd, sinon insensible ;
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pendant un mois entier, il refusa de voir personne. Ses terreurs, un instant apaisées, revenaient l'assaillir à toute heure. Il tremblait de voir la terre s'ouvrir sous ses pieds, et de paraître sans préparation, lui aussi, au tribunal du souverain Juge. La nuit, il était tourmenté par d'épouvantables rêves, il s'éveillait en sursaut, comme pour conjurer de lugubres visions. La règle du monastère ne semblait pas suffire à son impétueux élan. Incapable de modération et de mesure, il priait, jeûnait, se mortifiait de toutes manières jusqu'à compromettre sa santé, comme il le déclara dans la suite, quand il était bien revenu de pareils excès. Ce n'est pas lui qui jamais eût posé cet axiome : « La force gît dans le point d'arrêt. » Jamais il ne comprit cette parole de l'Apôtre : Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem1. On sait où mènent les exagérations de la sagesse : et Luther ne devait pas démentir la loi gravée dans la nature et formulée par le génie : « Qui veut faire l'ange fait la bête2. » Les Gnostiques de tous les temps l'ont assez démontré. L'orgueil, ce sensualisme de l'âme, est toujours puni par la corruption, cet orgueil des sens révoltés. « Ils se sont évanouis, a dit encore l'Apôtre, dans l'exaltation de leurs propres pensées ; et voilà pourquoi Dieu les a livrés à l'ignominie3. » Les scrupules du novice ne sont pas étrangers au futur mariage du moine apostat.
25. Le doute travaille au fond dans cette âme, qui ne tardera pas à tomber dans les fatales hallucinations d'une foi sans règle morale. Observons que la peur, et non l'amour, est son principal mobile. Luther voit le démon partout ; il ne peut conjurer ce lugubre fantôme. Dans le drame intérieur de sa pensée, ce n'est pas Dieu qui domine, c'est l'esprit du mal, le prince des ténèbres. Cette humiliante préoccupation restera le trait saillant d'une existence destinée à bouleverser le monde, après avoir porté le trouble dans l'asile de la religion. Ses supérieurs immédiats la soumettent à de rudes épreuves, voulant combattre ses penchants.
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1. Rom. xn, 3.
2.Pascal, Pensées, première partie, x, 13.
3. Rom. i, 21.
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Les plus humbles offices dans le cloître, le brillant lauréat de l'univerité doit les remplir, comme le dernier des frères. Jean Staupitz, le vicaire général des Augustins en Allemagne, interpose son autorité, craignant le désespoir ou la révolte. Il n'adoucit pas seulement, il supprime en quelque sorte les salutaires rigueurs de la vie monastique, les éléments essentiels de l'état religieux, en faveur d'un novice qui dès le début a gagné ses intimes sympathies, sur lequel il a fondé les plus hautes espérances pour l'Ordre des Augustins. Cette politique humaine impliquait un faux raisonnement et blessait la pure notion du christianisme. Ce n'est jamais par de telles condescendances que les institutions sont ranimées et que se forment les grands caractères. Staupitz ne manquait certes ni de savoir ni d'habileté, ni de bonnes intentions même, du moins au commencement ; mais il glissait dans un pieux fatalisme. Les sermons et les traités du célèbre dominicain Tauler1, dont il n'avait pas la réelle intelligence, étaient la cause de cette dangereuse aberration. A force d'abaisser l'homme sous le poids de ses iniquités, il allait jusqu'à la négation de son libre arbitre. C'est une pierre d'achoppement qui sera pour Luther une pierre d'attente. En 1507, celui-ci fut admis à prononcer les vœux de religion, puis ordonné prêtre, s'engageant ainsi par un double serment dans la milice sainte, au service des âmes et des autels, à la pratique de l'obéissance et de la chasteté. Il célébra sa première messe le 2 mai, quatrième dimanche après pâques. Aucune hésitation, pas une arrière-pensée n'apparaît dans ces graves circonstances. Il écrit à l'un de ses amis prêtre lui-même, pour l'engager à la solennité; sa lettre respire l'abnégation, la joie, la piété les plus sincères : un saint ne parlerait pas autrement.
26. Cédant à ses instances, non sans opposition et sans douleur, son père vient aussi prendre part à la fête. L'honnête ouvrier ne dissimulait ni ses appréhensions chrétiennes ni ses regrets paternels. « Dieu veuille, disait-il, qu’il ne se soit pas trompé sur sa vocation ! » Il s'assit à table avec les dignitaires et les docteurs,
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1 Cf. Tome XXX de cette Histoire, pages 573 et suiv.
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mais portant toujours sur son front un nuage de tristesse. Cette pénible impression n'avait pas été diminuée par un incident survenu pendant l'oblation du sacrifice. En montant à l'autel, Luther fut saisi d'un tremblement insolite. Au canon il eût abandonné l'Action commencée et se serait enfui de l'église, si le prieur qui l'assistait ne l'en avait empêché. A l'heure du repas, il montra plus de calme, il eut des élans de gaieté. Lui-même demandait à son père ce qu'il s'était demandé quelques instants auparavant : « Pourquoi donc êtes-vous triste? » Hans ne répondait pas. Rompant ensuite le silence, il osait interpeller directement l'assemblée, lui pauvre ignorant devant ces respectables têtes, la plupart couronnées de cheveux blancs et chargées de palmes académiques. Les voyant aussi rayonner alors d'un pur contentement, «Dites-moi, mes maîtres, s'écria-t-il, n'est-il pas écrit dans le cœur de l'homme, et dans le Livre saint: Honore ton père et ta mère? — Assurément, c'est écrit, répondirent tous les convives. Le regard du vieux mineur restait cloué sur le jeune prêtre, silencieux à son tour. Il ajouta d'un air plus grave encore : « Plaise à Dieu que tout ceci ne soit pas un leurre du démon1 ! » Si cette parole était sans importance, ou n'avait même aucun sens pour les personnes étrangères, et dans une semblable réunion, le fils du moins n'y pouvait être insensible. Après un répit momentané, il retomba dans ses angoisses habituelles. Loin de les dissiper ou de les amoindrir, le sacerdoce semblait les avoir augmentées. A la prière, dont ce religieux ne sentait pas les consolations et ne comprit jamais l'essence, il ajoutait avec une ardeur inconsidérée, parfois même il substituait l'étude, si bien qu'il devait prendre sur ses nuits pour combler les lacunes du jour. Son travail était opiniâtre, au point d'altérer sa santé, mais sa direction faussée par des idées particulières. Luther préférait Occam à saint Thomas. N'est-ce pas tout dire? Avec de telles prédilections, il n'allait pas guérir ses tortures morales. Le mal remontait à l'entendement, envahissait l'âme tout entière.
27. Témoin de sa mélancolie, un moine qui savait aimer Dieu,
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1 Tetzel, de Reform. tom. I, pag. 148.
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s'il ne brillait pas dans la science, lui dit un jour : « Mon frère, à vos tourments je sais bien le remède. — Quel est-il? demanda soudain le jeune homme. La foi ! la foi simple et pieuse. » Ce fut comme une révélation, un trait de lumière, qui produisit d'abord l'apaisement, et se perdit bientôt dans le vide, par défaut de soumission et d'humilité. La base manquait à cette nature exubérante. Dans le même temps et sous la même impulsion, frère Martin s'éprit d'un ardent amour, d'une véritable passion pour l'Ecriture Sainte : encore un travail qui n'aboutira pas, ou n'aboutira qu'aux abîmes ; un don du ciel, dont il abusera comme de tous les autres. C'est en vain que Luther se tourne dans tous les sens, étudie les scolastiques, les anciens docteurs, la Bible elle-même, interroge les vivants et les morts ; il ne s'arrache pas à sa situation. De l'Allemagne plusieurs érudits avaient dernièrement dirigé leurs pas vers Rome. Ce nom retentissait plus que jamais dans les joutes scientifiques et littéraires ; il répondait aux aspirations les plus élevées. Objet de la vénération des peuples, boulevard du monde chrétien, centre de l'unité catholique, phare du salut, inviolable sanctuaire où réside l'éternelle vérité, Rome pouvait-elle n'être pas aussi le séjour de la paix véritable? Le moine Augustin ne demandait au fond de son cœur, pour apaiser la tourmente et trouver la sérénité, qu'une occasion d'accomplir ce pèlerinage. Le vicaire général Staupitz eut la même pensée dans l'intérêt de son Ordre et dans celui d'un religieux qu'il espérait toujours devoir en être la gloire: il envoya Luther en Italie. Celui-ci montra bien quelque hésitation au moment du départ ; mais il triompha de cette incompréhensible répugnance et de ces vagues pressentiments. Accompagné d'un autre moine, le bâton à la main, la besace sur le dos, il s'achemine vers les Alpes, qu'il franchit en 1510. Ainsi voyageaient les moines à cette époque. Dès qu'il est descendu dans les plaines de la Lom-bardie, il sent renaître son malaise. Tout lui déplaît, tout l'irrite même, dans cette splendide contrée. Ce n'est plus son Allemagne, et cela suffit. Rien ne la lui rappelle, ni sol ni ciel, ni civilisation ni langue, ni monuments ni mœurs. La nature elle-même lui semble rapetissée, la religion travestie, l'humanité pleine de sar-
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casmes. L'éblouissement engendre le dégoût et la répulsion ; les vieilles antipathies de races, les luttes des anciens temps s'incarnent dans un homme : Arminius revit dans Luther.
28. Moins haineuses étaient les prédispositions apportées par Erasme, deux ans auparavant, dans la Péninsule Italique. Les deux voyageurs ne se ressemblaient en aucune façon, comme nous l'avons déjà remarqué. Les circonstances extérieures différaient d'une manière absolue : on prodiguait les hommages et les honneurs au philosophe batave ; le moine saxon passait complètement ignoré. Le dédain envenimait ses rancunes et troublait ses idées. L'ignorance elle-même n'était pas étrangère à ses répulsions : il voyait partout des sujets de scandale ; son imagination les créait au besoin. C'est ce qu'il faut admettre, si l'on ne veut pas l'accuser de mensonge et de calomnie. Se trouvant un dimanche à Milan, il entend la messe ; et le voilà bouleversé par le rit ambroisien, dont il ignore peut-être l'existence, ou dont il n'a pas la première notion : les Milanais sont dès lors à ses yeux des hérétiques ou des idolâtres. Sur les bords du Pô, le pèlerin frappe à la porte d'un monastère qui le choque par sa grandeur, ses admirables proportions et sa richesse apparente : il n'en refuse pas la généreuse hospitalité, mais en se réservant de la payer par des contes odieux et ridicules. A Florence, il ne parait avoir vu ni les anciens monuments ni les églises modernes ; il a seulement remarqué la magnificence des hôpitaux et les soins délicats donnés aux malades : il en parlera souvent après son retour en Germanie. Quant aux merveilles des arts, c'est pour lui lettre morte. Luther eût bien désiré se trouver à Rome la veille de saint Jean pour y célébrer le divin sacrifice, qui dans ce jour, disait-on, est spécialement avantageux à la mère du prêtre. Sans remonter à l'origine d'une semblable tradition, nous devons lui tenir compte du pieux sentiment. Il est une autre mère pour laquelle il ressent d'abord la même piété filiale. Dès qu'il aperçoit la capitale du monde chrétien, il tombe à genoux et baise la terre, en s'écriant avec une sincère émotion : « Salut, Rome sainte, purifiée par le sang des martyrs1! Salut, auguste reine de toutes les
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1 Nous tenons ce détail de Luther lui-même : «Anno 1510, cum prlmum
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Eglises ! » Ce n'était là qu'un accès de dévotion, qui disparut aussitôt que le moine eut pénétré dans l'enceinte de la ville. Là rien ne répond à son idéal religieux, à ses prédilections nationales. Plus il approche du Vatican, plus est froissée son âme teutone. Telle n'est pas la Papauté dont il rêvait dans son austère solitude.
29. Jules II réveille ses terreurs, loin d'exciter son enthousiasme. L'épée de saint Paul, dont ce Pape est armé, lui rend odieuses et suspectes les clefs de saint Pierre. L'appareil du Souverain cache à ses regards l'image du Pontife. Il ne comprend pas les honneurs rendus au Vicaire de Jésus-Christ. La domination temporelle lui paraît insulter au pouvoir spirituel. Dans l'histoire de Rome il ne voit qu'un point, et bien faiblement encore, à travers les leçons de ses maîtres allemands, celui qui se perd dans les ténèbres du paganisme, dans la nuit du passé. Le Moyen Age est à peine un mythe, une légende inconnue, n'ayant d'autre signification que la lutte dix fois séculaire des Italiens contre les Germains, la querelle du sacerdoce et de l'empire. Luther ne se doute pas que les papes ont alors sauvé la liberté des nations et la dignité de la nature humaine, à rencontre de la plus atroce tyrannie, celle qui veut subjuguer les consciences. Il n'est pas mieux instruit ou moins aveuglé sur l'histoire contemporaine : il parait ignorer que sa patrie courberait maintenant la tête sous le joug des Turcs, serait piétinée par ces hordes barbares, que le Coran aurait remplacé l'Evangile dans le Nord, si les derniers papes ne s'étaient substitués par une glorieuse initiative, par la plus légitime des usurpations, à des empereurs manifestement incapables de jouer le rôle qui leur incombait, en face des compétitions européennes, des appétits matériels et des ambitions asiatiques. Avoir méconnu ces gigantesques bienfaits, c'est le crime irrémissible des prétendus réformateurs. Le grand côté de la question sociale, ils en détournent les yeux ; ils ne veulent pas considérer le fond des choses, et ne voient que de misérables incidents. Voilà cependant l'origine d'une des plus formidables révolutions qui se soient accomplies au sein du Christia-
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civitatem inspicerem, in terram prostratus dicebam : Salve, sancta Roma. »
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nisme et de l'humanité. Celui qui devait allumer l'incendie se hâta de quitter la Ville Eternelle, dont l'aspect lui devenait chaque jour plus odieux1. Il avait vu commencer la basilique de Saint-Pierre ; mais, au lieu d'en admirer les vastes proportions et d'en pressentir la beauté, il en avait calculé la dépense. C'était un grief de plus qu'il emportait dans son âme, quand il regagna le couvent d'Erfurt.
30. L'Électeur de Saxe, Frédéric III, qui sera surnommé le Sage, venait d'établir à Wittemberg, avec l'approbation du Pape, une grande institution portant le titre d'université. Le prince n'épargnait rien pour faire de son établissement l'un des mieux organisés de l'Allemagne. Staupitz le dirigeait dans le choix des professeurs, comme dans la direction des études : il désigna Martin Luther pour la chaire de philosophie, et la nomination ne se fit pas attendre. Le religieux dut aller immédiatement l'occuper. Ce n'est pas celle qu'il eût préférée, si l'on avait consulté ses goûts et ses tendances ; il aurait opté pour la théologie, « cette reine des sciences, cette dominatrice du monde intellectuel. » Toutes les audaces du nominalisme entraient dans l'école avec un tel professeur. Sa parole était nette, incisive, pleine de suffisance et d'ironie : la jeunesse accourut à ses leçons. Il attaquait sans ménagement les anciens maîtres, « ces tristes échos du passé, ces voix purement terrestres, ne rendant que des sons humains, ces philosophes imbéciles, qui ne demandent jamais à Dieu, mais uniquement à l'homme, le sens des phénomènes moraux. » Lui prétendait remonter à la source ; avant même d'en avoir reçu le mandat officiel, il empiète sur le domaine de la science sacrée. Il ne recule pas devant l'usurpation; et le voilà qui redoute la mission directe. Sur la recommandation de Staupitz, malgré ses craintes et ses résistances, il est nommé par le sénat, avec l'approbation des autorités ecclésiastiques, prédicateur ordinaire de Wittemberg2. Il aborde en tremblant la chaire chrétienne ; et les succès qu'il obtient l'emportent sur les triomphes qui lui sont
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1 Propos de table, pag. 116. Infâme recueil où les Centuriateurs de Magdebourg ont largement puisé sans justice ni critique. ! Grimb. De Joan. Staupitz. tom. II, pag. 78.
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décernés par l'université. La cause principale en est la même. Sous bien des rapports il a sans doute les qualités de l'orateur : pose magistrale, organe puissant, diction populaire, entraînement réel ou simulé ; mais ce qui domine, ce qui séduit avant tout les auditeurs, c'est la témérité doctrinale. Quand on étudie de près les sermons du moine Augustin, bientôt livrés à l'impression, il n'est pas difficile d'y reconnaître le germe de ses futures erreurs. L'indépendance du langage annonce clairement la perturbation des idées. S'il ne nie pas encore la nécessité des œuvres, il exalte outre mesure le mérite de la foi. S'il ne détruit pas les Indulgences, il les amoindrit, au point d'en rendre inutile l'application et nulle l'efficacité. S'il admet la prière et la pénitence, la médiation et le culte des saints, c'est en les entourant de jalouses restrictions, qui ne peuvent manquer d'en amener tôt ou tard la ruine. On sent partout les approches de l'insubordination et de l'hérésie ; partout sont minées les bases de l'antique édifice, de l'enseignement traditionnel, de la hiérarchie sainte.