Hérésies d'Occident

Darras tome 26 p. 118

 

§ V. Hérésies contemporaines en Occident.

 

   42. Avant tous les autres et dans une tentative isolée, du moins en apparence, nous rencontrerons Tanchelm d’Anvers, que la plupart des biographes appellent Tanquelin, sans que nous sachions trop pourquoi. Cet homme n’était guère versé dans les sciences ecclésiastiques ; il n’avait pas longuement préparé sa mission. Simple laïque, de la classe des artisans, comme tout semble l’indiquer

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1. Annae Comn. Alexiad. xiv, 7.

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CONTEMPORAINES EN OCCIDENT. J 11)

dans le petit nombre de documents qui nous restent, il suppléait à l’instruction par une singulière audace, une égale fourberie, et cette éloquence populaire qui seconde si bien les ambtitieux. Sa doctrine, s’il est permis d’employer ici ce mot, était abosolument radicale et n’offrait pas la moindre complication. D’après lui, les prêtres, les évêques et le Pape lui-même n’avaient rien de plus que le reste des hommes ; leur ministère n’avait aucune efficacité, n’était qu’une usurpation sacrilège ; les églises devaient être regardées comme un lieu de profanation, les signes religieux comme des caractères diaboliques, spécialement l’image de la croix. La pénitence et l’eucharistie étaient radiées du symbole, avec tous les autres sacrements sans exception. Rien n’était plus commode que la croyance qu’il enseignait, puisque c’était l’effacement de toute croyance; rien de plus hideux et de plus révoltant que la morale dont il donnait l’exemple. On a voulu sous ce rapport plaider la cause du manichéisme, ou du moins atténuer les accusations dont il est l’objet. Cette fois la tentative est impossible. Les faits vont éclater au grand jour. C’est dans l’ombre d’abord et sous le voile du mystère que Tanchelm répandit ses extravagantes idées ; la secte fut quelques temps à l’état de société secrète. Dans ses cauteleuses insinuations, il commençait à s’adresser aux femmes, et par elles il gagnait les hommes et les enfants. Le plus affreux libertinage était le fruit et souvent l’amorce de la séduction. Les choses allèrent au point que le sens moral semblait éteint chez tous les sectaires. L’effroyable immoralité du chef avait pour complice la fascination des mères et des maris. Jamais peut-être on ne vit rien de pareil au sein du paganisme, ni dans les peuplades sauvages au fond des déserts1.

 

   43. Quand l’hérésiarque, et nous rougissons de lui donner même ce nom, se crut en mesure de résister aux pouvoirs constitués, d’engager avec eux la lutte, il parut en public escorté de trois mille hommes complètement armés, entouré d’une pompe plus que royale, vêtu d’or et de soie; un de ses satellites portait une épée

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1.Epist. Traject. ad Frider. Coionien. Areliiep. I.

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nue, un autre son étendard, quad il parlait au peuple. Malheur à ceux que sa faconde emphatique et grossière ne paraissait pas émouvoir. Dans sa ville natale, il eut beau jeu contre le clergé, qui n’était représenté là que par un seul prêtre, indigne de son caractère sacré. Il parcourut les provinces voisines, toujours avec le même appareil : la Gaule Belgique, la Zélande, une partie de la Germanie ; les villes d’Utrech et d’Anvers furent surtout ravagées par le monstre1. Ses succès lui donnèrent tant d’orgueil qu’à l’exemple de l’ange des ténèbres il osa s'égaler à Jésus-Christ et se proclamer le fils de Dieu. Plusieurs l’adorèrent ou feignirent de l’adorer. Mais le culte dont il était le plus jaloux se manifestait par de riches offrandes; elles ne l’étaient pas assez néanmoins au gré de son avarice. Pour les augmenter, il n’est pas de moyens qu’il ne mît en œuvre. Un seul nous prouvera jusqu’où pouvait aller son audace, combien il avait raison de compter sur le fanatisme et la crédulité de ses partisans. Prêchant un jour devant une foule immense, il fit placer à côté de lui un tableau représentant la Sainte Vierge ; et, posant sa main sur celle de l’image, il prononça, ces paroles impies avec une sérieuse impudence: « Vierge Marie, je vous prends aujourd’hui pour ma légitime épouse. » Puis, se tournant vers ses auditeurs, « A vous maintenant, s‘écria-t-il, de fournir aux frais des fiançailles et des noces. » Deux troncs étaient placés près du tableau, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. « Nous verrons, ajouta-t-il, quel est celui des deux sexes qui sait le mieux témoigner son respect pour ma céleste épouse et son amitié pour moi. » Naturellement les femmes l’emportèrent ; elles donnaient leurs colliers, leurs pendants d’oreilles, tous leurs bijoux. Parmi les sectaires, se faisaient remarquer par son zèle et son exaltation un serrurier nommé Manassès, qui lui même traînait à sa suite douze apôtres avec une autre Marie. Un malheureux prêtre, le chroniqueur n’en cite qu’un du nom d’Everwacher, donnait à l’ignorant laïque le concours de sa faible instruction et le prestige avili de son sacerdoce. L’un et l’autre accompagnèrent Tanchelm dans un voyage

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1 Vita S. Norberti, ab auctore coetaneo.

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que celui-ci fit à Rome. Les trois marchaient afflublés de vêtements monastiques, espérant mieux réussir, sous ces dehors hypocrites, à glisser leur poison au cœur même de la catholicité. Ayant échoué dans cette tentative, ils regagnaient le premier théâtre de leurs exploits lorsqu’on passant à Cologne ils furent saisis par l’officialité du prince archevêque Frédéric, en attendant qu’on instruisît leur cause. Dés que le clergé d’Utrech eut appris qu’ils étaient en prison, il écrivit à l’archevêque pour le conjurer de ne point les mettre en liberté, n’importe sous quel prétexte. Cette lettre, est un document précieux qui ne permet pas le moindre doute sur les impiétés et les débauches de l’imposteur. Malgré toutes les précautions, celui-ci parvint à s’échapper. Mais il ne devait pas porter loin la peine de ses crimes1. Durant une navigation, nous ne savons sur quelle mer ou sur quel fleuve, il fut tué par la main d’un prêtre révolté de ses excès. Dans quelle circonstance, pour quel motif immédiat? Nous ne le savons pas davantage. Sigebert de Gemblours, dont les tendances schismatiques ont flétri la réputation, en diminuant l’autorité de ses écrits, mourait dans la même année 1115 ; et son continuateur note au passage la mort de Tanchelm sans ajouter aucun détail.

 

   44. Un manichéisme plus authentique s’était produit dans le diocèse de Soissons. Mêmes mœurs que celles dont on avait tenté la répression à Constantinople, et cent ans plus tôt, sous le roi Robert, dans la ville d’Orléans2. Les nouveaux hérétiques, malgré toutes leurs précautions, ne purent se dérober à la vigilance du saint évêque Lisiard, ni se soustraire à sa justice, quoique soutenus par le comte Jean de Soissons, un abominable despote, un impie déclaré, digne à tous égards d’être leur complice. Leur chef était un paysan de Bussi, non loin de la ville épiscopale, sans éducation et sans lettres, nommé Clémentius ; d’autant plus opiniâtre qu’il était plus ignorant. Il fut arrêté sans pouvoir essayer d’aucune résistance, avec son frère Ebrard ; là se trouvait également une

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1. Chronic. Ansel. Geinblae. ad annum 1115. — Meyer, Annal. Flaudriæ, eo~ dem anno-

2. Cf. tom. XX de cette histoire, p. 39G-404.

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femme. Menés au tribunal de l’évêque, ils furent accusés de professer l’hérésie et de tenir de criminuels conciliabules. Clémentius, s’entendant traiter d’hérétique, répondit au prélat, d’un air de triomphe: «Seigneur, n’avez-vous pas lu dans l’Evangile : Beati eritis, heureux les hérétiques ! » On eut beau les interroger sur ce qu’ils croyaient; ils éludèrent la plupart des questions, et mentirent effrontément sur les autres. « Que pensez-vous du baptême des enfants, leur demanda l’évêque. — Nous pensons ce que vous enseignez. » A l’exemple des anciens Priscillianistes, ils n'hésitaient pas à se parjurer quand il s’agissait de l’intérêt de leur secte1. Le célèbre Guibert, Abbé de Nogent, qui siégeait au nombre des juges, et qui nous a transmis cette relation, continua l’interrogatoire, mais avec aussi peu de succès. Il dit alors à l’évêque: «Bien que les témoins ne manquent pas pour suppléer à leur mutisme, faites leur subir l’épreuve du jugement de Dieu. » Une telle proposition de la part d’un homme aussi versé dans le droit canonique, a lieu de nous étonner ; et ce qui nous étonne davantage, c’est qu’elle soit acceptée par le vénérable Lisiard. On choisit l’épreuve de l’eau froide. Après les cérémonies accoutumées, Clémentius fut jeté dans la cuve ; il surnagea comme une feuille desséchée, preuve qu’il était coupable. Ebrard, à cette vue, n’attendit pas qu’on le mît dans l’eau ; il avoua ses idées perverses, mais sans aucun témoignage de repentir. Il alla rejoindre son frère dans la prison. Séance tenante, on arrêta deux autres hérétiques du village de Dormans, cachés dans la foule attirée par ce spectacle, et qui furent également emprisonnés2. Avant de porter la sentence, Lisiard se rendit avec Guibert au concile que le légat Conon tenait à Beauvais, vou-

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1 Le chroniqueur rappelle à cette  occasion le vers cité par S. Augustin : «Jura, perjura, secretum prodere noli. »

De hères, cap. lïï.

2.  Guibert Xovigent. De vita sua, m, 1", Voirai lat. t. clvi, col. 932. Dans cette curieuse relation Guibert affirme l'horrible promiscuité dont on accusait les Manichéens. Il raconte avec la même assurance que les initiés brûlaient un enfant dans leurs sataniques mystères, en se le faisant passer de main en main et le jetant tour à tour dans les flammes jusqu’à ce que le foyer fût éteint, et qu'ils en dévoraient les cendres dans leur pain sacré.

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lant avoir l’opinion des Pères. Le peuple de Soissons prévint son jugement et son retour; connaissant l’indulgence des tribunaux ecclésiastiques, il força les portes de la prison, en arracha les hérétiques et les brûla vifs hors des murs de la cité.

 

    45. Vers la même époque Pierre de Bruys, un clerc lettré celui- là, bouleversait la Provence, le Languedoc et la Gascogne, sous prétexte de les réformer, toujours en vertu des idées manichéennes. Il déclamait avec fureur contre le clergé, pillait les églises, renversait les croix et les livrait aux flammes, surexcitait les plus mauvaises passions, brisait toutes les relations sociales, en même temps que tous les liens religieux, soulevait les colères des peuples catholiques, lorsqu’il ne pouvait obtenir leurs sympathies. Nous dirons en temps opportun à quelle fin tragique le conduiront de pareils excès, et quelles étaient ses doctrines : les détails sur sa vie nous font entièrement défaut1.

 

   46. Mentionnons encore un agitateur moins brutal peut-être, mais plus sincère à coup sûr dans son fanatisme. C’était un gentilhomme breton nommé Eon de l’Etoile. Ses prétentions ne le cédaient pas à celles de Tanchelm, et son ignorance était au moins égale à celle du paysan Clémentius. Entendant sans cesse chanter dans son église : « Per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, » il se persuada que la prière lithurgique parlait de lui ; eum prononcé dans un village de Bretagne devint facilement éon pour un esprit faible et tendant à l’illuminisme. C’est lui qui devait venir juger les vivants et les morts ; il est donc le fils de Dieu, le Juge suprême. Que n’eût-il pas dit s’il avait pu se douter que les anciens gnostiques tenaient Jésus-Christ pour un Eon? Ce n’était pas nécessaire, et son ignorance ne nuisit en rien à son exaltation. Il va publiant sa merveilleuse découverte ; il trouve des adhérents: on le croit sur parole. Il appuie cependant son affirmation sur des prestiges grossiers qui suffisent toujours au peuple. Beaucoup s’attachent à ce ridicule messie ; à la tête des plus ardents, il par-

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1 C'est Pierre-le-Vénérable, l'illustre Abbé de Cluny, qui nous fera connaître en les réfutant, les extravagantes et pernicieuses idées de cet autre Pierre.

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court plusieurs provinces, ne négligeant pas ses propres intérêts ; tout en prêchant sa folle doctrine, il saccage les maison des particuliers et spécialement les monastères. Eon n’oublie pas un point essentiel, l'organisation de sa secte, d’après un plan qui le peint encore mieux que ses idées. Lui ne se contente nullement d’avoir des apôtres, c’est devenu trop commun ; il aura des anges, auxquels il donne les plus beaux noms : l’un s’appelle Sagesse et l’autre Jugement, un autre encore Domination ou même Science. Quelques seigneurs veulent arrêter ce perturbateur du repos public, ce pillard de leurs domaines; il séduit ou terrifie les hommes envoyés pour le saisir. Il aura les honneurs d’une condamnation solennelle1. S’étant engagé dans le diocèse de Reims, il tombera sous la main d’un archevêque aussi fidèle à ses devoirs que jaloux de ses droits, qui ne redoute ni les défenseurs invisibles ni les partisans matériels du novateur, et qui le traduira par devant un concile, présidé par le pape Eugène III et remarquable par la présence de deux grands hommes, Suger et saint Bernard. L’imposante assemblée n’émeut pas le visionnaire. «Qui êtes-vous? lui dit le Pontife. — Je suis, répond-il avec assurance, celui qui doit venir juger les vivants et les morts, le fils de Dieu même. » Ajoutons cette particularité : Debout dans la salle du concile, Eon s’appuyait sur un bâton fourchu. On lui demanda ce que cela signifiait. « C’est un grand mystère, répondit-il. Lorsque les deux pointes de ce bâton regardent la voûte céleste. Dieu tient en son pouvoir les deux tiers du monde et m’abandonne l’autre tiers; mais, quand elles regardent la terre, le contraire a lieu, je suis plus riche que mon père, les deux tiers du monde sont à moi. » La démence était évidente, et le concile opina qu’il suffisait de renfermer cet homme pour le reste de sa vie, qui se prolongea peu dans la prison, soit par la privation de ses habitudes errantes, soit par les mauvais traitements que les gardes lui firent subir. Quelques-uns de ses anges consentirent à se rétracter ; d’autres se montrèrent inflexibles : ces derniers furent livrés au bras séculier, c’est-à-dire aux flammes. En mar-

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Otto Frising. Vita Frédéric I.

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chant à la mort, Jugement appela sur ses juges le sort de Coré, Dathan et Abiron ; la terre ne s’ouvrit pas, le feu seul remplit son office.

 

   47. Encore un extravagant novateur que nous devons introduire sur la scène; et celui-ci l’occupera plus longtemps, nous le retrouverons plus souvent dans la suite, du moins quant aux conséquences de ses erreurs. C’est l’ermite visionnaire Henri. Nous ignorons le lieu de sa naissance ; mais nous savons qu’après avoir été quelque temps moine à Cluny, il s’était retiré dans la solitude anx environs de Lausanne 1. Il en sortit bientôt pour se livrer au ministère de la prédication, menant une vie errante, couchant sur les bords des chemins ou sous le portique des églises. Son idéal apparent était la pauvreté des apôtres parcourant le monde sans or ni argent. A quelques idées saines il mêlait d’étranges aberrations, et les simples habitants des montagnes helvétiques en furent troublés dans leurs moeurs et leur foi. Il entraîna plusieurs disciples, qui partageait son enthousiasme désordonné. Le mercredi des Cendres de l’année 1116, il en envoya deux au célèbre evêque du Mans, Hildebert, pour lui demander la permission d’évangéliser son peuple. C’est la première fois, à proprement parler, que nous voyons paraître ce fanatique; et jusque-là, sa doctrine ne semble pas avoir encouru la note publique d’hérésie. Aucun bruit fâcheux ne devait certainement être parvenu aux oreilles du saint évêque, puisqu’il accueillit avec faveur la demande des missionnaires étrangers. Hildebert était alors au moment de faire un second voyage à Rome, dans l’espoir d’obtenir de Pascal II l’autorisation de déposer sa houlette pastorale, pour se dévouer uniquement à l’œuvre de son salut, dans l’ombre d’un monastère, comme l’avait tenté saint Godefroi d’Amiens, démarche qui ne devait pas mieux réussir auprès du Pape2. Pressé par le moment du départ, il laissa l’ordre à son archidiacre de faciliter et de seconder Henri dans son œuvre apostolique. Celui-ci fut reçu dans la ville du Mans comme un messager céleste.

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1 Gaufrid. Vita S. Bemardi Clarœval. m, 1G, 17.

2     Mabil. Amalec. Toin. ni, p. 314.

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48. Voici le portrait qu’en a tracé l’historien particulier de cette Église: «Revêtu d’un habit de pénitent, ayant tous les dehors d’une piété sincère, il cachait sous une peau de brebis la rage d’un loup dévorant. Avant qu’il eût ouvert la bouche, son aspect ébranlait les cœurs et séduisait les masses. Il portait les cheveux courts, la barbe inculte, tous les signes du renoncement le plus absolu, de la plus austère pénitence. Il marchait tenant à la main, ainsi que ses disciples, un grand bâton surmonté d’une croix de fer1 . Il était jeune, grand, bien fait, belle tête, agréable physionomie, œil vif et pénétrant, élocution facile, geste impétueux, voix tonnante; beaucoup plus qu’il n’en fallait pour exercer une sorte de domination sur la jeunesse et les femmes. » En peu de jours les églises furent trop petites, on fut obligé de dresser des chaires en plein air. La mise en scène et les intrigues préalables n’étaient pas étrangères à ce succès. Des clercs de bas étage, gagnés ou soudoyés par le prédicateur, se tenaient à ses pieds, pendant qu’il parlait au peuple, accompagnant de profonds soupirs, de pieuses exclamations, chacune de ses paroles. Parmi les auditeurs, ce n’était plus de l’admiration ni de l’entraînement, c’était du vertige2 Henri leva dès lors le masque, ou perdit toute modération ; il se déchaîna contre la conduite et le ministère même du clergé, sans en excepter les chefs de la hiérarchie sainte. Il revenait incessamment sur les mêmes déclamations, sachant à quel point elles flattaient les instincts populaires.

 

   9. A ces furibondes calomnies il ajoutait désormais des témérités doctrinales, des propositions erronées, que l’auditoire accep-tait avec une pieine confiance et que l'autorité condamnait en vain. C’était bien le manichéisme, on ne pouvait s’y tromper.

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1 Cet insigne n'est pas historiquement une chose indifférente. Tous les historiens, à peu près sans exception, vont redisant l'un après l'autre que l'ermite Henri fut le disciple de Pierre de Bruys. Celui-ci détruisait le divin symhole que celui-là vénérait. Malgré toutes nos recherches, nous n'avons vu nulle part que ces deux hommes se soient jamais rencontrés si ce n'est sur les bancs de la même école, comme on l'observera plus loin : condisciple serait vrai, non disciple.

1.        De Gestis epùcop. Cenoman. Mabil. Analect. t. HI, p. 315.

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   L’hérésie corroborait la révolte. Livrés d’abord au mépris, les ecclésiastiques furent ensuite exposés à la haine du peuple. Ils ne pouvaient plus se montrer en public sans être accablés d’insultes, poursuivis de huées, et parfois chassés à coups de pierres. Leurs serviteurs devinrent l’objet de la même répulsion ; ils étaient traités de pharisiens et de publicains, quand on ne leur adressait pas de plus grossiers outrages. On en vint jusqu’à refuser de leur vendre les choses nécessaires et d’entrer en rapport avec eux, comme pour prendre leurs maîtres par la famine. Ce moyen n’étant pas assez expéditif, la populace tenta de détruire ou d'incendier les maisons habitées par les prêtres ; elle y serait parvenue, si le comte du Mans n’eût énergiquement pris leur défense. Ces désordres matériels se compliquaient de jour en jour des plus révoltants scandales. Les enseignements produisaient leurs fruits, et le docteur lui-même donnait l’exemple. Certains auteurs, la plupart sortis des rangs du protestantisme, ont prétendu que c’était une calomnie ; mais leurs dénégations et tous leurs raisonnements tombent devant les documents historiques ; ils sont aussi nombreux que formels, ils embrassent un demi-siècle et s’étendent à diverses contrées1. Alarmé de cette plaie toujours croissante, le clergé du Mans se réunit pour tâcher d’en arrêter les progrès, ou mieux d’en retrancher la cause. Ii fut décidé que trois des principaux membres du chapitre engageraient avec le novateur une lutte solennelle, dont le résultat ne pouvait être douteux.

 

   50. Les chanoines qui se dévouèrent, car c’était un véritable dévouement, sont nommés dans l’histoire. Pourquoi ne conserverions-nous pas leurs noms? Payen Aldric, Guillemouche, Hugues de Loisel osèrent descendre dans la lice, n’ignorant pas les dispositions de l’assemblée. S’ils redoutaient peu la science de leur anta-

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1 « Inquire, si placet, quomodo de Lausana civitate exierit, quomodo de ce-nomaunis, quomodo de Pictavi, quomodo de Burdigali : nec patet ei uspiam reversionis aditus, utpote qui fœda post se ubique reliquerit vestigia. « Sancti Bernardi Epist. ccxn, 3. Cette lettre est écrite au comte de Toulouse et de Saint Gilles, Alfonse Jourdain, dernier fils de Raymond IV, l'un des héros de la première croisade.

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p128   PONTIFICAT DU D. PASCAL II (iOUl-iilS).

 

goniste, ils avaient tout à redouter de son pouvoir sur l’aveugle multitude. Quand il fut à bout d’arguments, c’est elle qui se chargea de suppléer à sa logique : elle se rua sur les contradicteurs, leur ferma la bouche, les meurtrit de coups, les couvrit d’immondices, et les eût certainement mis à mort, si les hommes du Comte n’étaient intervenus et ne les avaient conduits dans une sûre retraite. Les chanoines n’abandonnèrent pas la partie ; ils adressèrent à l’hérétique une lettre ainsi conçue : « Lorsque vous vîntes dans cette ville, sous prétexte de nous aider à lui faire un plus grand bien, notre Eglise vous reçut avec les témoignages d’un profond respect et d’une charité fraternelle; mais vous n’avez profité de cet accueil que pour l’accabler d’opprobres, pour payer ses bienfaits de la plus noire ingratitude, pour la plonger dans la désolation. Vous avez semé la discorde entre le peuple et le clergé, excité parmi nous les séditions et les tumultes. De plus, vous n’avez cessé d’enseigner les choses les plus contraires, soit aux bonnes mœurs, soit à la vérité catholique. Ainsi donc, au nom de la suprême et indivisible Trinité, de toute l’Eglise orthodoxe, de l’Auguste Marie, Mère de Dieu, de saint Pierre, prince des apôtres, du Vicaire de Jésus-Christ, le souverain pontife Pascal, de notre évêque Hildebert, nous vous interdisons de la manière la plus absolue de prêcher désormais dans ce diocèse, d’y tenir des conciliabules secrets et d’y provoquer des réunions publiques, dans le but de propager vos enseignements pervers. Si vous ne respectez pas cette défense, appuyés sur ces mêmes autorités, forts de leurs privilèges, nous vous excommunions, vous, vos complices, vos fauteurs et vos auxiliaires. Que celui dont vous ne cessez de combattre la divinité, vous frappe de l’éternelle malédiction, au jour de l’inflexible jugement! » L’hérétique ne daigna pas regarder cette pièce. C’était prévu ; le chanoine qui venait la lui remettre en fit hardiment la lecture devant lui, quoique de nombreux sectaires fussent présents. Or, à chaque phrase, presque à chaque mot, Henri penchait la tête, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en redisant avec une froide impudence: « Tu mens et tu mens ! » Les séides frémissaient de rage, et le délégué eût péri de leurs mains s’il n’avait eu la pré-

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caution de se taire accompagner par l’un des officiers du comte.


51. Ni l’interdit ni l’excommunication n’enrayèrent la marche de l’hérésie ; elle n’en montra que plus d’audace. Les partisans des nouvelles erreurs restèrent maîtres de deux églises, celle de saint Germain et celle de saint Vincent. On ne se bornait plus à prêcher la résistance, on prêchait ouvertement l’immoralité. Le culte fut mis au niveau de la doctrine, les cérémonies étaient en parfait rapport avec la prédication. L’ensemble du système produisit un débordement de mœurs épouvantable. Jetons un voile sur ce hideux tableau, les détails nous répugnent. Qui ne sait d’ailleurs combien le fanatisme, hérétique ou révolutionnaire, éteint rapidement le sentiment de la pudeur et la notion même de la vertu. La femme impure, tout en restant impure, fut solennellement réhabilitée. Nos dramaturges et nos romanciers modernes n’ont pas le mérite de l’invention ; ils se traînent sur les pas du vieux manichéisme. La population du Mans, soustraite en partie aux influences du sacerdoce catholique, était tombée dans le malheur et l’ignominie. A son retour de Rome, le pasteur ne reconnaissait plus son troupeau. Sa douleur fut immense; mais il ne désespéra pas de le sauver. En apprenant l’approche du saint évêque, Henri s’était retiré dans le bourg de Saint-Calais1, où ses emportements et ses scandales semblaient avoir redoublé. Comme ces pontifes du moyen-âge qui s’en allaient, sans autre arme que leur confiance en Dieu, attaquer un monstre dont le seul aspect glaçait d’effroi les hommes les plus intrépides, Hildebert résolut d’aborder celui-ci dans son dernier repaire. En parcourant les rues, il bénissait le peuple avec l’expression d’une paternelle bonté. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il vit se dresser insolemment toutes ces têtes qui naguère s’inclinaient sous sa main? Les paroles répondaient à l'attitude : « Nous ne voulons pas de ta bénédiction, bénis la fange ; nous avons un protecteur, nous avons un père, un pontife qui te surpasse en autorité, aussi bien qu’en science. Tes clers se sont

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1. Castrum sancti Carileffi. Cette ville aujourd’hui chef-lieu d’arrondissement dans la Sarthe, s’était formée, comme tant d’antres, autour d’un monastère de Bénédictins, que saint Carilef avait fondé sur le hord de l’Anile.

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p130 PONTIFICAT DU 13. PASCAL II (1090-1118).

 

déclarés ses ennemis, parce qu’il dévoilait leurs crimes; ils veulent étouffer sa prédication, ils le traitent de sacrilège ; mais tout cela ne tardera pas à retomber sur eux

 

   52. Ces insultes ne découragent pas l’évêque ; son cœur est ému de compassion ; il prie pour tant d’âmes égarées. Ce n’est pas sans peine qu’il obtient une entrevue avec l’auteur de ces lamentables égarements. Les sectaires, comme toujours, furent admis au colloque. Ils s’attendaient à de formidables arguments, mêlés de sanglants reproches. Rien de pareil ; l’évêque dit avec beaucoup de calme : « Quel est votre rang dans la hiérarchie ? » Henri ne comprit pas, il garda le silence. La même question lui fut autrement posée: «Quel est votre office, quel ordre avez-vous reçu? — Je suis diacre.— Dites-nous alors si vous avez aujourd’hui assisté aux divins mystères. — Non. — Eh bien, acquittons-nous d’un autre devoir envers le Seigneur, récitons ensemble les Matines. — Le prélat commença; mais l’hérétique n’étant pas capable de le suivre, dut avouer qu’il n’était pas au courant de cette partie de l’office ! Ses partisans furent déconcertés par cet aveu, lui-même ne pouvait cacher son malaise. Hildebert persista, voulant mettre à nu l’ignorance de cet homme : « Puisque cela ne vous est pas familier, venons à quelque chose de plus simple. Je vais réciter les psaumes consacrés à la sainte Vierge, et vous me répondrez. » Même silence ; il était hors d’état d’en prononcer un seul verset. Impossible de rendre son trouble et son humiliation ; l’ébranlement était général. Pour la foule, aucune démonstration n’eût valu celle-là. Le saint lui défendit alors de rester un jour de plus dans son diocèse. Après une telle humiliation, l’imposteur n’osa plus reparaître ; il détala pendant la nuit, mais pour aller porter ailleurs le poison de ses funestes doctrines, comme nous le verrons bientôt. À force de douceur, de dévouement et de patience, Hildebert reconquit graduellement l’estime et l’affection de ses diocésains. Il

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1 Celte scène est exactement rapportée par l'historiographe contemporain des évêques du Mans. Il écrit Hanrieus le nom de l'hérétique. L'ortographe plus moderne de Henricus a prévalu dans les éditions des autres documents relatifs à ce personnage, et par suite chez tous les historiens.

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p131  CHAP. II. — HÉRESIES CONTEMPORAINES EN OCCIDENT.

 

écrivit deux lettres : l’une pour réfuter l’hérésie, qui n’est autre, déclare-t-il, que celle de Vigilance ; l’autre pour attester le sincère repentir et le retour à la vérité catholique du petit nombre de clercs qui s’étaient laissé séduire 1. La religion fleurissait comme autrefois chez les peuples soumis à sa juridiction, quand, au lieu de pouvoir déposer la charge épiscopale, il fut transféré, dans les dernières années de sa vie à l’archevêché de Tours. Dans cette Eglise l’attendaient de nouvelles tribulations et de nouveaux triomphes. Avant sa mort, ou plutôt avant sa dernière victoire, il nous sera donné de porter encore un regard sur le saint et glorieux pontife.

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