Richer et Gallicanisme 1

Darras tome 36 p. 289

 

§ V. RICHER ET LES  ORIGINES   DU  GALLICANISME

 

   85. Entre les questions religieuses les plus agitées de  notre temps, il n'en est point qui passionnent plus les esprits que la constitution de l'Église et les rapports de l'Église avec l'État. Si, trop souvent, la société moderne n'hésite pas à accepter sur ces pro­blèmes, des réponses hasardées et à s'aventurer en des essais té­méraires, de son côté, l'Église ne cesse de présenter, comme le seul moyen d'obtenir l'ordre et d'arriver à la régénération sociale, l'ensemble traditionnel de doctrines hiérarchiques et politiques, que d'aucuns appelaient avec dédain l’ultramontanisme, mais qui n'en est pas moins un système complet, logique, puissant, fondé en histoire et en théologie, quoique son triomphe définitif ne soit ac­quis que depuis le pontificat de Pie IX. Personne ne  peut ignorer

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(1) Banes et Molina, p. 06.

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ce que sont les doctrines romaines ; s'il y a  quelque reproche à faire aux docteurs catholiques, ce n'est pas d'avoir dissimulé leurs convictions. Dans leurs écrits, le système hiérarchique s'accuse sous ses traits essentiels, avec franchise et précision. L'Église est une mo­narchie, dont le Pape est le seul souverain. Ce souverain, sans doute, ne dispose pas d'une autorité despotique : il respecte l'économie de l'autorité sainte établie par le divin fondateur de l'Église.  Mais, dans ces limites, il dispose d'une puissance suprême ;  il est vrai­ment le chef d'une monarchie pure. Aussi possède-t-il toutes les prérogatives d'une souveraineté absolue. De lui découle la juridic­tion ; à lui appartient l'infaillibilité ; il n'a pas de supérieur sur la terre; son gouvernement s'étend, non seulement sur l'Église uni­verselle, mais encore sur chaque église et sur  chaque chrétien. Telle est la croyance de l'Église romaine ; par la  parole de ses docteurs, elle n'a cessé d'en répandre la doctrine : par les décisions de ses pontifes, elle n'a cessé d'en affermir la pratique ;  par ses anathèmes contre les erreurs, elle ne cesse point d'en maintenir l'intégrité. Ce n'est pas avec une moindre netteté que l'Église ro­maine a affirmé son enseignement sur les rapports de l'Église et de l'État. On se trompe quand on ne veut voir dans l'Église qu'une institution ayant pour mandat de pourvoir aux besoins religieux des particuliers. L'Église, pour obéir à la mission qu'elle a reçue de son divin fondateur, doit diriger tout l'homme et tous les hommes. A la vérité, elle doit premièrement enseigner le dogme, prêcher la morale, poser les actes du culte public ; mais pourquoi l'économie sociale lui resterait-elle étrangère? La politique est une science et un exercice de l'activité humaine. La  science politique n'est que la détermination du dogme et l'application de la morale privée à l'ordre public; l'action politique, comme toutes les autres, est soumise, sous le rapport moral au moins, à la direction et au contrôle du pouvoir ecclésiastique. L'Église le croit et l'enseigne ; elle entend conduire toute la vie des hommes ;  elle a l'ambition d'atteindre tous les actes des fidèles, soit directement, soit par voie de conséquence. Tel est l'idéal de science et de conduite poli­tiques,  promulgué avec éclat,  maintenu avec autorité, devant

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lequel tout chrétien doit s'incliner avec  respect et soumission.

 

86. Jusqu'au XIIIe siècle, la France avait partagé cette commune foi ; ses origines et ses antécédents historiques sont purs de tout alliage. Au grand schisme d'occident, spécialement après les con­ciles révolutionnaires de Constance et de Bâle, elle compta quel­ques docteurs favorables aux innovations séditieuses et se laissa aller à cette pragmatique de Bourges, vraie formule de la révolte. Ce premier éclat toutefois fut effacé par la réaction contre le pro­testantisme et par les besoins de la défense pendant l'héroïque in­surrection de la Ligue. Sous le pontificat de Paul V, pendant la régence de Marie de Médicis, parut un homme qui voulut ressus­citer tout d'une pièce la doctrine gallicane, ce fut Richer. Edmond Richer naquit en 1559, à Chesley, près Chaource, au diocèse de Langres. Orphelin de bonne heure, il vint à Chaource et fut re­cueilli par le maréchal Hénault qui lui fit apprendre à lire, à écrire et le poussa même jusqu'au latin. Alors il forma la résolution d'al­ler à Paris et pria son bienfaiteur Hénault, dont les descendants vivent encore, de l'y envoyer. Hénault lui acheta un habit de drap, lui mit deux écus dans la poche et lui dit : Va mon enfant ; Dieu te bénisse ! A Paris, la Providence adressa Richer à un docteur de Sorbonne, qui logeait au collège de Boncourt. Le docteur reçut Edmond d'abord en qualité de domestique ; mais ayant remarqué en lui un esprit excellent, il le prit en affection, se fit un plaisir de lui continuer ses études, le poussa jusqu'au doctorat et le fit son légataire universel. En possession d'une telle fortune, Richer manda, à son premier bienfaiteur que, par la grâce de Dieu, il était en état de lui rendre le bien qu'il en avait reçu dans ses premières années ; qu'il lui envoyât ses enfants et qu'il en prendrait soin. Hénault, qui avait marié son fils aîné, envoya les trois autres à Richer ; de ces trois frères, l'un fut docteur de Sorbonne, l'autre chartreux, le troisième, médecin du prince de Condé. Les Mémoi­res de Richelieu nous apprennent que Richer, alors maître-ès-arts, professa à Angers, puis vint régenter la philosophie au collège de Bourgogne. Pour arriver au doctorat en théologie, il dut passer par quatorze années d'études spéciales et par une innombrable sé-

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rie d'examens. Exact observateur des statuts de la Faculté, pendant qu'il poursuivait ses grades, Richer exerçait avec zèle le ministère de la prédication. Docteur, il eût pu aller en province occuper quelque bénéfice ; il préféra rester à Paris et devint grand maître du collège du cardinal Lemoine. Ce collège avait été à moitié dé­truit pendant les guerres de religion ; Richer remit tout en ordre ; il était également propre au gouvernement des esprits et à l'admi­nistration des biens temporels. La rapide transformation de ce collège le fit nommer censeur de l'Université. L'université de Paris était alors dans un état de décadence, dont il est difficile de se faire une idée juste. Tout manquait à la fois : les maîtres, les élèves, les ressources. Tout était compromis : la religion, les mœurs, les études. On ne saurait préciser au juste par quels actes et dans quelle mesure Richer concourut à la restauration de l'uni­versité de Paris. Mais on sait qu'il y mit une force indomptable de volonté. Ce qui commence à se révéler en lui, c'est l'obstination d'abord, puis une tendance à résoudre les questions de vives luttes et à imposer des opinions avec une rigueur excessive.

 

   87. Jusqu'en 1592, Edmond Richer était convaincu de la vérité des doctrines romaines. Bellarmin était son auteur favori ; il esti­mait ses controverses à l'égal d'un cinquième Evangile ; il pensait et parlait à l'unisson de tous les docteurs de son temps. « En 1592, dit Ellies Dupin, touché des malheurs des guerres civiles, il se mit à étudier l'Écriture sainte, les Pères, les conciles, et l'histoire de l'Église ; et ayant reconnu, par cette étude, combien il avait été trompé, il en conçut une véritable douleur, condamna les senti­ments qu'il avait approuvés et, pour ainsi dire, adorés, étant ba­chelier ; embrassa généreusement et soutint depuis avec constance ceux qu’il avait condamnés (1) » Richer, en rusé matois, ne laissa rien soupçonner dans les épreuves de la licence et du doctorat du travail qui se faisait dans son esprit. Le désir de ne pas échouer dans les épreuves de la licene et du doctorat, lui fit garder le silence sur ses nouvelles convictions, qu’il ne jugeait, sans doute, pas fort honorables. C’est à cette époque qu’il entre en relations avec les parlementaires, gens dont les convic-

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(1) Hist. Accl. Du XVIIe siècle, t.I, p. 377.

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tions suivent les intérêts, et restent à leur merci. Dès lors, il com­mença à prendre, dans la faculté de théologie, une attitude à part. Hostile aux droits du souverain pontife, implacable contre les Jé­suites, toujours disposé à étendre, en matière religieuse, le pouvoir du roi, Richer ne tarda pas à être signalé comme suspect dans ses opinions et sa conduite. On apprit bientôt qu'il recherchait et pré­conisait les traités répréhensibles de Gerson,  d'Almain,  Major,

Pierre d'Ailly. Grâce à lui, la France put réapprendre des systèmes oubliés. Dans les démêlés de Venise avec Paul V, il se fit le pour­voyeur de Fra Paolo. Peu à peu, Richer acquérait la réputation d'un théologien dépositaire fidèle des traditions gallicanes. Les docteurs qui s'étaient rapprochés des opinions des politiques et des parlementaires, le reconnaissaient pour leur chef. Il était à la tête d'un groupe peu nombreux, mais influent. Richer avait ren­contré l'idée révolutionnaire et le rôle subversif, qui allaient per­mettre à ses défauts et à ses qualités de se produire avec éclat. Il était né sectaire. Au commencement du XVIIe siècle, les doctrines antipontificales pouvaient trouver en France un terrain favorable­ment disposé. Mais un chef, une pensée, une occasion manquaient. Richer se fit le porte-drapeau de l'opposition au souverain pontife : il constitua un système qui se targuait d'orthodoxie : il ne tint pas à lui que la France, passionnée par de brûlants débats, ne fût livrée à un déplorable schisme.

 

88. La faculté de théologie de Paris était une confédération de communautés régulières et séculières. A sa tête était un doyen d'âge, mais il n'avait pas l'autorité prépondérante. Le pouvoir ef­fectif résidait dans l'assemblée qui se réunissait tous les mois pour expédier les affaires de la corporation et veiller à la pureté de l'en­seignement. Le syndic était l'inspirateur et le pouvoir exécutif de la Sorbonne. Le syndic Hébert avait reconnu que son influence ne pouvait aboutir à aucun résultat sérieux ; il proposa, pour son suc­cesseur, Edmond Richer, dont il fit valoir les aptitudes et les ser­vices. Le 2 janvier 1608, la Faculté nomma Richer syndic pour entrer immédiatement en fonctions. Richer déclara ne pouvoir ac­cepter qu'autant que tous les docteurs promettraient de travailler

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avec lui pour le rétablissement de l'ancienne discipline; à quoi ils s'engagèrent par promesse. Richer se prit sans retard à travailler à la rénovation du gallicanisme, au centre même de l'éducation théo­logique. Le novateur voulut, avant tout, se rendre compte de la nature des attributions du syndic et des droits de chacun des mem­bres de la Sorbonne. Dans ces recherches, l'esprit de la vieille Sorbonne se révèle à lui et le remplit d'une nouvelle ardeur pour la défense des doctrines d'aventures. Le premier résultat fut le ré­tablissement de la discipline; mais ce n'était pas pour si peu que Richer travaillait ; il voulait constituer le code officiel du gallica­nisme. Dans ce but il demanda l'autorisation d'imprimer un recueil complet des décisions doctrinales de la Sorbonne et d'en faire tenir à chaque docteur un exemplaire. D'abord, on le lui permit; toutefois, lorsqu'on vit où il voulait en venir, on refusa. Repoussé de ce côté, il se contenta de faire réimprimer les sentences de la Sorbonne contre Luther et contre le moine Jean Sarrazin. Avec un peu de bonne volonté, il était facile d'en extraire tout le système des vieux galli­cans; l'avenir montra que Richer ne se trompait guère. Il ne lui suffisait pas de galvaniser ces vieux systèmes, il voulut encore éconduire de la Faculté les idées romaines qui dominaient en France. Faire tourner les têtes était plus difficile que de déterrer un livre. Les dangers que le protestantisme laissait courir à l'É­glise avaient groupé les catholiques autour de leur chef suprême. L'union dans la défense, les besoins de la lutte, l'acharnement des réformateurs rapprochèrent les esprits. L'enseignement si logique et si ardent des Jésuites acheva ce que les controverses avaient heureusement commencé; le clergé s'emprégna de leur esprit. Lorsque la France se vit menacée dans sa foi, elle se leva, non plus gallicane, mais catholique romaine, pour défendre les bases de sa constitution. C'est ce mouvement de l'opinion et des intérêts que Richer voulut retourner contre lui-même. Richer fît décider que les thèses devaient lui être soumises un mois à l'avance afin qu'il les pût examiner avec soin. Il les examina si bien, qu'il ne laissa passer aucune proposition contraire au système gallican. Rien ne pouvait être soutenu dans les thèses publiques, qui ne fût conforme

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au système patronné par le syndic. Richer était spécialement vigi­lant à l'égard des ordres religieux, qu'il savait plus enclins à sou­tenir les privilèges pontificaux, et qui cherchaient à glisser les doctrines ultramontaines dans la plupart de leurs thèses. Cette per­sécution se poursuivit sans éclat, sans rien qui peut éveiller les susceptibilités, ni prêter prise aux réclamations du nonce ou de l'évêque. Bientôt ce ne fut plus assez pour Richer, d'établir en Sorbonne un centre de gallicanisme. Dans une pensée haineuse, mais très habile, il fit rendre par la Faculté un décret contre le tyrannicide, décret qui frappa les Jésuites en pleine poitrine et excita, contre les doctrines romaines, toutes les passions religieuses et po­litiques. Un édit royal avait autorisé les Jésuites à enseigner; avant d'être mis à exécution, ce décret devait obtenir le visa du Parle­ment; Richer excita si bien le Parlement, que les Jésuites n'osèrent même pas présenter leur édit. En 1611, les Dominicains se réunis­saient, à Paris, en chapitre général. A ce propos, ils soutenaient des thèses qui attiraient le public. Dans ces thèses, ils voulurent démontrer : 1° Que le Pape ne peut errer dans la foi, ni dans les mœurs; 2° Que le concile, en aucun cas, ne peut être au-dessus du Pape ; 3° Qu'il appartient au Pape seul de proposer au concile tout ce qui doit être traité et décidé, et de confirmer ou infirmer ce qui a été résolu et d'imposer silence aux parties. Richer intervint au débat, fit contredire les thèses, brava son métropolitain Duperron et le nonce Ubaldini. Il fallut l'intervention de la cour pour faire reculer le syndic. Heureusement, la cour ne partageait pas les pas­sions de Richer, elle soutint les défenseurs des doctrines romaines. Par le fait de son concours, Richer, suspecté par les orthodoxes, isolé des gens d'Eglise, abandonné par la royauté, soutenu seule­ment par ces espèces d'hérétiques appelés parlementaires et par quelques disciples vus de mauvais œil, ne pouvait guère qu'entre­prendre une lutte inégale, où il ne remporterait pas de triomphe.

 

89. Depuis longtemps, Richer s'occupait à reconstituer le corps des doctrines gallicanes. L'ouvrage était terminé ; les récentes que­relles engageaient fortement l'auteur à ne pas le tenir sous le bois­seau. Dans ses études solitaires, l'auteur s'était porté à croire

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qu'aucun théologien n'avait réellement compris la constitution de l'Église; modestie à part, il croyait que nul, si ce n'est lui, n'était capable de trouver une solution qui demandait la plus grande énergie de travail et une science pénétrante. Cependant, il consulta quelques confrères; ils lui donnèrent, avec une réserve malicieuse, quelques conseils. Enfin le livre parut : c'est un petit in-4° de trente pages, écrit en latin et divisé en dix-huit chapitres; son titre est Libellus de ecclesiasticâ et polilicâ potestate. Les propositions se suivent et s'enchaînent selon la méthode géométrique. Les deux premières propositions servent de principes fondamentaux; les au­tres s'en déduisent comme corollaires. Voici les deux principes :

 

I.  La juridiction ecclésiastique appartient primario et essentialiter à l'Eglise et ministerialiter seulement au pontife romain et aux autres évêques.


II.       Le Christ a conféré immédiatement par lui-même les clefs ou la juridiction, à l'ordre hiérarchique, par la mission immédiate et réelle de tous les Apôtres et Disciples.

 

Ces principes posés, il en résulte ces conséquences :

 

1° L'Église est une police monarchique instituée pour une fin surnaturelle et tempérée par un régime aristocratique;


2° Si Pierre est seulement le pouvoir dispensateur et le chef mi­nistériel de l'Église; c'est le Christ qui est la tête et la base essen­tielle, le maître et le fondateur de l’Église;


3° Il faut distinguer l'Église de l'État. L'État où le principat est monarchique, afin de conserver l'ordre et l'unité, et de veiller à l'efficace exécution des canons. Le régime de l'Église est aristocra­tique, afin de procurer à l'Église un conseil prudent et une puis­sante et infaillible administration;


4° Le pouvoir infaillible de décréter ou d'établir des canons ré­side dans l'Église universelle ou dans le concile général qui repré­sente l'Église universelle;


5° La fréquente célébration des conciles est simplement et absolument nécessaire pour le bon et saint gouvernement de l’Église;


6° La plénitude de l'autorité papale ne s'étend pas au delà de

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l'exécution, de l'interprétation et de la dispense du droit divin, na­turel et canonique, et ne peut s'exercer que sur des églises particu­lières. Elle peut néanmoins établir des lois et des canons provi­soires ;


7° L'Église universelle ou la république chrétienne repose sur un seul fondement essentiel, Jésus-Christ. Néanmoins, à raison de l'exercice et de l'exécution du régime extérieur, l'Eglise est diffé­remment gouvernée par le Pape et le magistrat politique, qui usent chacun d'une autorité propre et convenable à son objet ;


8° L'Église n'a reçu qu'un simple pouvoir ministériel, exclusi­vement spirituel : aussi ne peut-elle pas appuyer ses commande­ments de la force. Elle dispose des moyens de persuasion et d'in­fluence, et non de coaction ou de coercition, pour conduire les hommes à la béatitude universelle. Elle domine sur les âmes par des actes hiérarchiques. Elle n'exerce aucun pouvoir sur les corps ou sur les territoires.

 

« Le fond du système de Richer, dit Mgr Puyol, est composé des doctrines épiscopalistes et régaliennes. Comme si des erreurs aussi considérables n'avaient pas suffi à caractériser son système, Ri­cher n'a pas hésité à y joindre des appréciations malignes, des critiques acerbes, les théories aventurées dont les parlementaires et les sorbonnistes sont prodigues dans leurs écrits. Certains au­teurs ont la passion du paradoxe; Richer avait la passion d'abaisser la papauté et d'invectiver contre Rome. Ses œuvres sont un recueil de documents contre les souverains pontifes, qui pourraient parfois disputer le premier rang au Mystère d'iniquité de Duplessis-Mornay, par l'acrimonie de l'intention et la violence du langage. Dans l'hos­tilité de ses dispositions, Richer n'a garde de ne pas accueillir toutes les opinions de détail propres à abaisser l'autorité pontifi­cale. C'est ainsi qu'il attribue au peuple le droit de nommer les ministres du culte; qu'il déplore et attaque le concordat de Léon X et de François Ier; qu'il renouvelle l'insoutenable opinion qui attri­bue aux curés une institution divine, qu'il s'élève contre la validité des censures injustes; qu'il déclame contre les privilèges des régu­liers, contre la corruption de l'Église ; qu'il ose dire que la chré-

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tienté ayant sommeillé en de profondes ténèbres, depuis huit cents ans, les Papes se sont acquis un plein pouvoir de tout ordonner. A l'épiscopalisme et au régalisme, Richer joint les erreurs du pres­bytérianisme; il se relie au multitudinisme par une théorie des élections sacrées (1).»

 

90. Nous ne nous proposons pas de relever en détail toutes ces erreurs, nous signalons seulement le vice des principes. Richer a raison de distinguer, dans une institution sociale, deux choses : sa forme et son gouvernement; mais il a tort d'introduire, dans l'É­glise, une distinction qui n'existe pas en réalité. L'Église est ce qu'elle paraît; les formes monarchiques attestent une autorité pu­rement monarchique. Après avoir distingué le fond de la forme, Richer établit que la souveraineté efficace se trouve dans l'aristo­cratie sacrée. Les évêques, chacun dans son église, sont de véri­tables souverains; quand ils sont réunis, ils composent un Sénat ou des États généraux, qui ont toute autorité sur l'Église universelle. Le Pape est bien à la tête de l'épiscopat, mais il n'a pas de domination; il n'est qu'un chargé de pouvoirs et l'exécuteur des volontés épiscopales. C'est un monarque constitutionnel ou un président électif, qui n'a que des devoirs et non des droits, et dont les attributions peuvent être modifiées par l'Église. En deux mots : l'épiscopat est l'essentiel; le Pape est l'accessoire; l'épiscopat a la toute-puissance, le Pape, la subordination. Or, dans son ensemble et dans son es­sence, cette doctrine, c'est le gallicanisme. Cette monarchie aris­tocratique où l'infaillibilité et la souveraineté ne résident pas essen­tiellement dans le monarque, mais dans le concile, c'est la monarchie ecclésiastique telle que l'ont comprise les théologiens de Paris, depuis Gerson jusqu'à Bossuet, depuis Pierre d'Àilly jus­qu'à La Luzerne et Maret. Richer a exactement compris le sens des anciens décrets de Sorbonne et des vieux écrits gallicans. Il s'est bien placé dans ce milieu où tout le monde apercevait le sys­tème français, entre la monarchie pure des docteurs romains et la démocratie des protestants. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'œil sur les ouvrages de Gerson ou sur les traités plus –

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 (1) Ed. Puyol, Edmond Richer, t. I, p. 232.

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récents de l'Église, composés par Régnier, La Hogue ou Bailly. On y reconnaîtra, avec plus ou moins d'exagérations, les mêmes inspirations, les mêmes points de vue, la même méthode que dans les œuvres de Richer. A l'origine comme au déclin du gallica­nisme, le système concorde toujours avec lui-même et se retrouve avec les mêmes points fondamentaux dans l'exposition de Richer. Néanmoins, Richer ne le représente pas dans sa forme véritable­ment théologique. La vertu est dans le juste milieu. Entre le défaut et l'excès, la vertu trouve de grands espaces où elle peut se mou­voir et s'établir. Le gallicanisme ressemble à la vertu, en ce qu'il réside, comme elle, dans un vaste milieu; mais la ressemblance ne saurait aller plus loin et ce milieu ne saurait être licite, car il est impossible, après la définition dogmatique de l'infaillibilité pontificale, de tenir au système gallican. Ce milieu où réside le gallicanisme confine d'un côté aux doctrines romaines qu'il aban­donne, de l'autre, aux doctrines protestantes vers lesquelles il s'a­chemine. Richer s'est placé au point le plus rapproché des doctrines hérétiques et déborde souvent du côté des doctrines protestantes. Richer était, au moins matériellement, hérétique et schismatique.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon