Islam 25

Darras tome 32 p. 21


§ III. LES TURCS EN ITALIE.


17. Ecoutons à cet égard  un historien de l'époque, Jacques de Volterra : « Un vendredi, le 23 juillet, se déploya tout à coup en

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1 Le pieux grand Maître avait eu soin de réclamer, avec cette inappréciable relique, la châsse scellée qui la renfermait et la pièce écrite qui en constatait l'authenticité.   « Ipsam cum omamenlis  argenteis et   litterarum  documentis accepimus. »

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face d'Otrante, sous pavillon turc, une flotte qui ne comptait pas moins de cent voiles. Elle était partie du port de Velona, l'ancienne Apollonie, située sur l'autre côté de l'Adriatique. Mahomet II avait mis à la tête de l'expédition un pacha du nom d'Ahmet, l'un de ses plus fougueux séides et de ses plus habiles lieutenants. Celui-ci pen­sait bien emporter la ville dès son arrivée; mais, quoique pris au dépourvu, les habitants résolurent de se défendre jusqu'à la der­nière extrémité. L'ennemi dut recourir aux opérations ordinaires d'un siège, pour lequel du reste il s'était abondamment préparé. Ses vaisseaux entrèrent dans le port sans éprouver aucune résistance, et son armée, dès le premier jour, enveloppait la place d'un cercle de fer et de feu. Les assiégés avaient pu néanmoins envoyer au roi de Naples pour lui demander un prompt secours. Inutile message : Ferdinand resta dans l'inaction, comme s'il ne s'agissait pas de son propre royaume ; son fils Alphonse, duc de Calabre, était en Etrurie, subjuguant et tyrannisant cette malheureuse contrée,nau licude dis­puter aux Turcs ses états héréditaires. Il dut cependant repartir, poussé par l'indignation publique. C'était trop tard ; incessamment battue par de formidables machines, Otrante avait succombé : le II août les Barbares entraient dans ses murs, ou plutôt au milieu de ses décombres1. » Pour donner une idée des cruautés qu'ils exer­cèrent envers les chrétiens, nous laisserons la parole au chef su­prême de la chrétienté : « La plupart des hommes valides ont péri dans cette atroce lutte ; le reste est réduit en captivité. Chose hor­rible à dire, les enfants et les vieillards sont foulés aux pieds des chevaux, les églises saccagées et détruites, les femmes impitoyable­ment massacrées, après avoir subi les derniers outrages. L'antique prophétie s'accomplit dans ce qu'elle présente de plus terrible : Secueront praegnantes. Il y a des victimes qui reçoivent la mort avant d'avoir goûté la vie. L'archevêque d'Otranle, plein de vertus et de jours, est dans sa métropole ; il conjure le Seigneur de sauver son troupeau ; ses prêtres l'entourent, répondant à ses ardentes suppli­cations ; il porte à la main  la divine Eucharistie. Les  Turcs sur-

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1. Voiater. Dior. Mi. Anhiv   Vtit. nuiD. en, pag. 2S0.

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viennent : le sang inonde le sanctuaire et l'autel ; mais le glaive respecte les cheveux, blancs du vénérable pontife. Il mourra comme lsaïe sous les dents d'une scie de bois : l'impie Manassés a des émules parmi les sectateurs du Coran.

 

   18. « Le pillage suit l'extermination. Les vainqueurs se répandent,  avec une insatiable avidité, dans les villes et les campagnes voisines: Nardi, Lecce, Castro, Brindes, Bari sont exposées à leurs insultes ou déjà tombées en leur pouvoir. Bientôt ils seront maîtres de la Sicile, du royaume napolitain, de la Péninsule entière, si nous demeurons plongés dans la même inertie, si les princes et les peu­ples ne se lèvent pas incontinent, ne courent aux armes, ne se prêtent un mutuel appui, pour défendre leurs champs et leurs mai­sons, leurs enfants et leurs femmes, leur religion et leur liberté.  Qu'ils ne s'imaginent pas être à l'abri de l'invasion ceux qui sont éloignés du théâtre de la guerre. Eux aussi courberont la tête sous le joug, seront moissonnés par l'épée, à moins qu'ils ne se portent à la rencontre des envahisseurs. Les Turcs ont juré l'extinction du christianisme : il y va de notre salut éternel, aussi bien que de notre existence temporelle. Les téméraires scrutateurs des divins conseils vont redisant sans cesse : Dieu ne pouvait-il pas protéger ses adorateurs, sauvegarder ses ministres et ses temples, éloigner les ennemis de son nom, les réduire à l'impuissance, les reléguer dans leurs lointaines régions? — Trêve de sophismes ! C'est le mo­ment non de parler, mais d'agir et de combattre. Assurément Dieu peut nous sauver ; il le veut même, à cette condition néanmoins que nous ne nous désintéressions pas dans notre cause, que nous deve­nions dans sa main les dociles instruments de notre salut. Non, il ne faut point désespérer de sa clémence ; mais il ne faut pas non plus provoquer son courroux... » On a dit que le Pontife, après la descente des Turcs en Italie, craignant de les voir arriver à Rome, avait eu la pensée de se retirer en France, le traditionnel asile de la papauté. Son langage n'autorise guère cette supposition. Dans une autre de ses lettres, il parle des dangers auxquels est exposée la Ville Éternelle ; nulle part on ne voit qu'il ait l'intention de s'y sous­traire et  d'abandonner momentanément son troupeau : on y voit

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partout l'expression de son courage. Non content d'exhorter les princes chrétiens à se liguer contre les Infidèles, à marcher résolument sous l'étendard de la Croix, il leur donne l'exemple. Dès les premiers jours, il envoie deux légats dans le midi de la Péninsule, l'un chargé de stimuler le roi Ferdinand, l'autre de ranimer les po­pulations alarmées, de réunir des troupes, d'organiser les secours le long de la côte orientale1. Il promettait en même temps d'équiper à ses frais vingt vaisseaux de guerre, qui s'adjoindraient, pour mieux garantir l'unité d'action, à la flotte napolitaine, forte de qua­rante voiles. En épuisant le trésor pontifical, il ajoutait à son droit apostolique, et pouvait sans hésiter renouveler ce que l'on appelait jadis la dime saladine sur les revenus des cardinaux, des évêchés, des églises paroissiales et des abbayes, pour que les séculiers n'eus­sent aucun prétexte de refuser leur adhésion ou leur concours à la guerre sainte.

 

   19. Cette généreuse activité n'obtenait cependant pas le résultat , qu'on devait en attendre. La torpeur générale augmentait avec le péril, et la voix du Pape se perdait dans le bruit des fêtes ou le tu­multe des dissensions. A Gènes la lutte redoublait entre les Gibelins et les Guelfes, les Adorni et les Frégosi, ce qui ne secondait nulle­ment la construction des navires mis sur les chantiers, à la demande de Sixte IV. Le cardinal Jean Baptiste Sabelli, dont la promotion venait à peine d'être publiquement ratifiée, bien qu'elle remontât à la dernière année de Paul II, était expédié pour apaiser la discorde, ramener l'union, et lever ainsi les obstacles à la prompte exécution des travaux2. Otrante demeurait toujours captive ; les conquérants avaient eu soin d'en réparer les fortifications et de les compléter à leur avantage. En pleine sécurité sur ce point, ils portèrent d'abord la dévastation dans la principauté de Salerne ; puis leurs vaisseaux se dirigèrent au Nord, attaquant ou menaçant les places maritimes. Ils emportaient celle de Viesti sous le mont Gargano. Manfredonia, bâtie non loin des ruinés de Siponte, ne parut échapper à leur fu­reur que par la protection spéciale  de l'archange S. Michel. Les

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1 Bbutl-s, Hist. Florent, lib. VIII. 8 Bizab. HUt. Genuen. lib. V.

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Barbares n'allaient pas d'ailleurs s'attarder au siège de cette ville ; ils savaient que plus haut, dans le sanctuaire de Lorette, étaient en­tassés d'inappréciables trésors. A leur approche, les habitants de la contrée se réunirent en armes, oubliant leurs propres intérêts, réso­lus à donner leur vie, pour éloigner de la maison virginale la spo­liation et le sacrilège. Ceux de Recanati, sentant bien qu'une armée sans organisation et sans expérience n'arrêterait pas de vieilles lé­gions aguerries, avaient mis en sûreté les pieuses offrandes entas­sées à Lorette depuis bientôt deux cents ans, avant de songer à la sécurité de leur ville. Ignorant cette précaution, les pirates débar­qués marchent droit au sanctuaire ; mais, dès qu'ils l'ont aperçu, saisis d'une terreur soudaine, ils lâchent pied et regagnent en dé­sordre, comme poursuivis par d'invisibles ennemis, les navires qui les ont apportés. Ils iront proclamant dans la suite que ce lieu n'a nul besoin de défenseurs humains, protégé qu'il est par la puissance divine1. Le cardinal de Saint-Pierre es Liens, Julien de la Rovère, à qui le Pape avait confié le haut patronage de la sainte Maison, se hâta de la fortifier pour la mettre désormais à l'abri de pareilles insultes.

 

20. Ce même cardinal était bientôt après nommé légat, avec mission de réconcilier le duo d'Autriche Maximilien et le roi de France, puis  Edouard   d'Angleterre et ce dernier, les Anglais enfin et les  Ecossais, toujours dans l'intérêt de la croisade contre Mahomet II. Trop vaste était cette légation, trop difficile cette entreprise pour qu'elle pût avoir un plein succès dans  les  circonstances actuelles, même entre les mains d'un négociateur comme l'habile et courageux neveu du Pape; mais elle ne devait pas non plus mourir sans écho. Des légations antérieures, exécutées avec moins de vigueur et d'ha­bileté, remuaient en ce moment l'Allemagne; il n'était pas jusqu'à l'empereur, dont nous connaissons l'imperturbable indifférence, qui n'en parût ébranlé. Tous les ordres de l'empire se trouvaient con­voqués à Nuremberg pour le commencement de l'année suivante 1481, dans le but hautement proclamé d'aviser aux moyens d'arrè-

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1 IIect. Tmtcic. fiist. Laurel, n, 4.

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ter l'invasion musulmane. Le premier de ces moyens était sans nul doute une complète réconciliation, après de si longs et si funestes démélés entre l'empereur lui-même et le roi Matthias de Hongrie. C'est encore par une légation que Sixte IV voulut accélérer cet heu­reux résultat et participer à la diètc. Le journal de son historio­graphe, Jacques de Volterra, porte, à la date du 19 janvier : « Au­jourd'hui vendredi, l'assemblée du Sacré-Collège nous donne un légat pour la Germanie. C'est le cardinal Jean Baptiste Cibo. Il ne tardera pas à se mettre en route, vu les importantes questions et les graves intérêts qui s'agitent dans ces contrées. » Cibo ne devait pas remplir cette mission ; il se démettait dès le mois de février, et le Pape nommait à sa place l'évèque Orsini de Téano1. La diète germanique entendit prononcer de magnifiques discours et prit de vaillantes résolutions contre les Turcs : tout demeurera stérile. Fré­déric III ne sortira de son inaction que pour jeter sur la Hongrie l'armée qu'il aurait dû mener à la rencontre des Infidèles. Il empê­chera Matthias de saisir la plus belle occasion qui fût jamais de les repousser au-delà du Danube; nous entendons la mort de Maho­met Il survenue dans le courant de la même année, comme nous le verrons tout à l'heure.

 

    21. Quand avortait la diète de Nuremberg, un congrès se tenait à Rome sous de meilleures inspirations, présidé par le Souverain Pontife. La se trouvaient les représentants ou les orateurs des puis­sances chrétiennes ; tous se montraient animés d'un sincère désir d'opposer une infranchissable barrière aux fanatiques sectateurs du Coran. Chose remarquable, mais que n'ont point remarquée ni mentionnée même les historiens français, Louis XI fut celui de tous les rois qui témoigna le plus de zèle pour la tenue du congrès, s'il n'en eut pas l'initiative. L'ardente parole du cardinal Julien avait donc produit son effet, et le mérite du prince était d'autant plus grand qu'il touchait alors au terme de son règne et de sa vie. Dans la solennelle réunion présidée par le Pape, furent déterminées les contributions que s'imposerait pendant trois ans chacune des puis-

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1. Raphaël Volât. Diar. ubi supra.

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sances adhérentes. La majeure part incombait au Roi Très-Chré-tien, au fils aîné de l'Église ; on exprima hautement l'espoir qu'à l'exemple de ses prédécesseurs il marcherait, avec toutes les forces de son royaume, au secours de la religion et de la papauté. Aux avant-postes était toujours, dans la pensée commune, le nouveau Machabéc, Matthias Corvin. Ferdinand de Naples devait envoyer sans relard à l'intrépide champion du christianisme cent mille flo­rins d'or, et tenir prête pour le moment opportun sa flotte de qua­rante trirèmes. « Le duc de Milan fournirait trente mille ducats; Florence, vingt mille; Gènes, cinq trirèmes complètement équipées; Ferrare, quatre ; Sienne, quatre également ; Bologne, deux ; Lucques, une seule, ainsi que le marquis de Montferrat et de Mantoue. » D'autres points de moindre importance étaient consignés avec la même précision dans un acte public qui nous reste ; c'est là que nous avons puisé ces détails. Venise manque ; on sait pourquoi. Elle avait abdiqué sa gloire en s'alliant à Mahomet II. L'absence de son nom dans ce que nous appellerions aujourd'hui la grande sous­cription nationale, si ce dernier mot ne semblait l'amoindrir, est une tache indélébile au front de la reine des mers. Les forces ita­liennes n'avaient qu'un mois pour se mettre en campagne ; trois mois étaient accordés aux confédérés transalpins. Espace trop con­sidérable : pendant que les chrétiens délibéraient, les Ottomans continuaient à dévaster le midi de la Péninsule. Les populations terrorisées émigraient ; beaucoup de Calabrais allèrent demander un asile à l'Espagne. Jules d'Aquaviva réussit pourtant à lever une ar­mée et marcha résolument contre les possesseurs d'Otrante ; mais, dès que ses soldats improvisés se virent exposés aux coups des Bar­bares, la plupart tombèrent à genoux ou prirent la fuite, abandon­nant leur chef, qui ne voulut pas déserter le champ de bataille et se fit noblement tuer, en combattant avec quelques rares imitateurs de son courage. Les lâches n'avaient pas été plus heureux en se cou­vrant de honte ; c'est en vain qu'ils imploraient la pitié du Turc, en vain qu'ils tentaient d'échapper au cimeterre.

 

   22. Il fallait se hâter de remédier à cette déplorable situation, de tenter les derniers  efforts contre la domination   étrangère, si l’on    

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ne voulait pas qu'elle prit racine dans l'Italie, comme autrefois dans la Sicile, et que cette porte ne restât ouverte à ses imminentes inva­sions. Sixte IV activait par tous les moyens l'achèvement de la flotte qu'on préparait pour lui dans les ports de Gènes et d'Ancône. Il nommait déjà le légat qui devait la diriger en son nom ; c'était le cardinal génois Paul Frégoso. Par une vigoureuse Encyclique, il allait exciter de nouveau le zèle du monde chrétien1 ; mais, avant de la répandre au dehors, il ordonna qu'une lecture solennelle en serait faite à saint Pierre, dans la célébration des mystères sacrés, avec toute la pompe que Rome sait donner à de telles cérémonies. Donc, le 8 avril, Dimanche de la Passion, le Pape était assis sur son trône, tous les cardinaux rangés autour de lui, ainsi que tous les évêques, les abbés, les dignitaires de tout ordre, les orateurs qui venaient d'assister au congrès, une immense multitude remplissant la basilique, Jean-Baptiste Cibo, cardinal de Sainte-Cécile, montait à l'autel. Après l'Evangile, l'action sainte était suspendue, et Fran­çois de Sienne, le premier des cardinaux diacres, se levait sur les marches du trône pontifical, simplement revêtu de la cape sénato­riale, et ne portant pas les insignes de ses hautes fonctions, comme il les portait au capitole, dans une semblable cérémonie, sous le pontificat de Paul II, sa promotion remontant à celui de son oncle Pie II. Debout à côté du Pontife, il lut d'une voix forte et soutenue, non seulement l'Encylique même, mais encore l'Acte public dont elle était la conséquence et l'application. « Que les princes et les peuples chrétiens, disait le Pape après avoir établi la situation, ne se persuadent pas qu'ils garderont leur indépendance, s'ils laissent les Ottomans tranquilles possesseurs des contrées et des places dont ils se sont emparés. Illusoire et funeste serait une telle persuasion. Envers qui nos mortels ennemis ont-ils jamais respecté leur parole? Quel est celui des rois subjugués dont la condition soit désormais tolérable? C'est en Dieu seul avant tout, et dans la force de leur bras ensuite, que les chefs des nations doivent mettre l'espoir du sa­lut. En combattant avec courage, sous l'inspiration  d'une sincère

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1 Volteh. Diar. ils. Archiv. Vatic. lib. H, num. 111.

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piété, ils conserveront ce qu'ils possèdent eux-mêmes, et de plus ils revendiqueront ce que les autres ont perdu. La désunion et l'inertie seraient la perte irrémédiable ! Que manque-t-il aux chrétiens de ce qui peut leur garantir la victoire? Ils ont de vaillants soldats, des armes, de l'argent, des chevaux, des flottes, des ressources iné­puisables. Il suffit qu'ils aient aussi la ferme résolution de lutter, l'amour et la pratique de la religion ; ils seront dès lors invin­cibles... »

 

   23. Dans ce même document, le Pape prend  sous sa  protection et celle de saint Pierre les états, les biens, les familles de ceux qui  marcheront contre les Turcs, mesure renouvelée des anciennes croisades. Il impose aux souverains armés les uns contre les autres une trêve de trois ans, sous peine d'encourir les plus terribles anathèmes. Eût-il cependant par ces exhortations, ses menaces et son exemple, délivré l'Italie, mis un terme aux conquêtes des Musul­mans, prévenu de nouveaux désastres ? On peut en douter, l'expé­rience semble même indiquer le contraire, si Dieu n'avait étendu sa main et frappé Mahomet II d'une mort soudaine. C'est le 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte Croix, que succombait inopinément aux portes de Constantinople cet exterminateur des disciples de Jé­sus-Christ 1. Il préparait encore une expédition guerrière, contre la Syrie, disait-il, contre l'Italie, sans nul doute2. Il avait régné, parlons d'une manière plus exacte, il avait combattu pendant trente deux ans. Les Osmanlis n'ont pas eu d'aussi grand capitaine, ni les chrétiens d'aussi redoutable ennemi. Moins à craindre était peut-être Saladin, à raison de son noble caractère ; et puis la chevalerie subsistait dans toute sa splendeur : en face du héros Ayouhite se dressait Richard Cœur de Lion. Mahomet II haïssait-il le christia­nisme comme il haïssait les chrétiens? Il l'aimait, au contraire, disent quelques auteurs. Il admirait l'Évangile, en écoutait volon­tiers les enseignements et ne reculait que devant les préceptes. Sous sa domination, la succession des patriarches ne fut jamais in­terrompue, ni leur ministère entravé, surtout dans la capitale de

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1 Joan. Nadcler. De gesl. Nahum. tom. 11, gen. 50. 2.  llist. Turccgr. lib. II.

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son empire. Il ne parut jamais avoir oublié qu'il était né d'une mère chrétienne. Parfois on eut l'espoir qu'il se convertirait ; et le grand pape Pie II avait lui-même mis la main à cette couvre. C'était peine perdue : le rude néophyte se dérobait dans les entraînements de l'orgueil et de la concupiscence. Il savait bien ce qu'il fallait penser du Coran ; mais les passions que le Coran exalte et divinise en quelque sorte le retinrent jusqu'à la mort dans les liens de l'er­reur2. Beaucoup regardèrent cette mort comme l'effet du poison. On eût dit qu'à cette époque un illustre personnage ne pouvait pas mourir sans être empoisonné, quand il ne tombait pas sous le glaive. Rien n'autorise cette supposition.

 

   24. Pour le monde catholique, c'était un événement d'une immense oîr«n'r Portce. Dès que la  nouvelle parvint à Rome, la population  se répandit en transports de joie. Un triduum solennel d'action de grâces fut célébré dans la basilique du Vatican, et pendant trois jours, du 4 au 6 juin, eurent lieu, dans la région transtibérine, des processions auxquelles assista le Pape avec les cardinaux et toute la cour ro­maine. De ce pieux élan on revint à la pensée qui devait en être la conséquence pratique : attaquer immédiatement les Turcs établis en Italie, leur enlever Otrante, avant que le successeur de Mahomet eût le temps et la possibilité de leur envoyer des troupes auxiliaires. Tout semblait favoriser ce dessein. Le trône du sultan était l'objet d'une compétition qui pouvait en amener la ruine. Son fils aîné Bajazet se trouvait alors à Trébizonde ; le puiné Zizim ou Djem, as­pirait à régner : la guerre civile était imminente. Pour empêcher l'usurpation, les janissaires décernèrent provisoirement la couronne au fils de Bajazet, en attendant le retour et l'inauguration de ce dernier. La flotte pontificale arrivait de Gènes au port d'Ostie, re­montait le Tibre, défilait à Saint-Paul sous les yeux de Sixte IV, re­cevait sa bénédiction, puis aussitôt reprenait la mer et se rendait au théâtre de la guerre. En peu de jours, elle faisait sa jonction avec la flotte napolitaine, commandée par le duc de Calabre et qui n'at­tendait que ce moment pour commencer les opérations. La marine

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1. Bizar. Hisl. Gen. lib. IX.

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p31 CHAP.   I.     INTENTIONS   MÉCONNUES   DU  I>AI'E.      

 

avait combiné ses efforts avec une armée de terre, qui resserrait de plus en plus la ville assiégée. Après avoir subi plusieurs pertes, les vaisseaux turcs n'osaient plus sortir du port. La place elle-même était à chaque instant sur le point d'être enlevée par surprise. Ses défenseurs n'osaient se montrer sur les remparts, où les attendait une mort certaine; chacun d'eux servait de but aux flèches des ar­balétriers liguriens, qui semblaient avoir hérité des anciens Ba-léares. Le siège durait depuis près de six mois. Le 10 septembre, n'espérant plus aucun secours de Bajazet, la garnison rendit la ville, à la condition de se retirer en toute sécurité, ne laissant aux mains des vainqueurs que ses engins de guerre1. Tout était réglé : les troupes italiennes rentraient dans la place, les Turcs s'embar­quaient, lorsqu'on s'aperçut qu'ils glissaient dans leurs navires une foule de prisonniers chrétiens, notamment des enfants de l'un et de l'autre sexe, destinés et déjà prédisposés à la plus honteuse apos­tasie. Les Turcs auraient expié sur l'heure cette flagrante violalion du traité conclu le jour même, ils seraient tombés sous le glaive des Chrétiens, si le duc de Calabre ne les avait soustraits, non sans peine, à la juste colère des siens. Pour toute vengeance, ou mieux par une sorte de talion, il en retint beaucoup prisonniers, qui ser­viront ensuite sous ses drapeaux dans les guerres d'Italie.

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