Darras tome 24 p. 176
§ XII. Concile Romain de l'an 1099.
88. L'époque fixée pour le concile de Rome approchait. Urbain II allait clore la glorieuse carrière de son pontificat en réunissant les évêques catholiques de toute l'Europe dans la ville éternelle où, après son élection à Terracine, en 1088, il avait dû se glisser furtivement et vivre en proscrit 2. Depuis ces jours de suprême détresse, sans autres armes que la sainteté, la mansuétude apostolique, une héroïque activité et une incomparable éloquence, il avait conquis non-seulement la cité de Rome, mais le monde entier. Les armées d'Occident, s'ébranlant à sa voix, achevaient alors la conquête de la Syrie et s'avançaient victorieuses jusque sous les murs de Jérusalem. «Grâces immortelles soient rendues au Seigneur qui ménage toujours, dans le Christ Jésus, le triomphe définitif à son Église ! écrivait à cette époque le cardinal Deusdedit. Le Néron de l'Allemagne (Henri IV), le nouveau Judas qui vendit tant de fois son Dieu, ce pseudo-empereur si longtemps acclamé par les Romains infidèles, ce monstre de cruauté et d'infamie, qui brava si longtemps les anathèmes du bienheureux Pierre, expie aujourd'hui dans la honte de la défaite et de l'impuissance ses crimes et ses forfaits. Il n'a pas encore cinquante ans, et le juste jugement de Dieu l'a frappé d'une déchéance plus terrible que la mort. Wibert de Ravenne qui se fait appeler le pape Clément, et qu'on devrait plutôt nommer le
---------
1 Mabillon, B. Urban. II Vita, cap. cccxxxu; Patr. lat., t. CLI, col. 247.
2.Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 68 et 100.
=========================================
p177 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1099.
pape de la Démence 1, se cache derrière les tours et les remparts qu'il fait exhausser dans sa forteresse d'Argenta. Les anges de la simonie, les démons, guettent l'heure où ils emporteront son âme sur leurs ailes fétides dans les gouffres de l'enfer. A l'exception du Néron allemand et de ses complices, simoniaques notoires qui achètent à l'antipape des titres sacrilèges, nul ne veut reconnaître son obédience ni le traiter comme un apostolique. Plusieurs même de ceux qui jadis lui faisaient cortège refusent maintenant d'assister aux offices pontificaux qu'il ose encore célébrer ; ils fuient son contact comme celui d'un parjure, d'un usurpateur, d'un simoniaque, d'un excommunié 2. » La chaleur avec laquelle s'exprime la foi indignée du cardinal Deusdedit est une preuve de plus de la persistance de l'antipape Wibert dans son obstination schismatique. Impuissant à faire échouer le concile de Rome et à s'emparer des évêques qui s'y rendirent de toutes parts, il se réservait pour des temps meilleurs, ne désespérant pas de voir quelque jour se relever le drapeau du pseudo-empereur son maître.
89. « La veille des calendes de mai (30 avril 1099), le seigneur pape Urbain II, dit la chronique de Bernold, ouvrit le synode général à Saint-Pierre de Rome, en présence de cent cinquante évêques ou abtés, et d'une multitude innombrable de clercs3. » En l'absence des actes aujourd'hui perdus, nous ne pouvons rétablir la proportion fournie par chacun des états de la catholicité dans cette réunion si nombreuse et si importante. La France y fut largement représentée. Divers documents établissent en effet la présence des métropolitains Amat de Bordeaux, Léodé-
-------------------
1 Qui multo rectius papa Démens, quam papa Clemens (/ici debuit.
2 Deusdedit, Ath'ersus invasores, Fragment.
III; Patr.
lat., t.
CL, col. 1572.
Cf. Angelo Mai, Nova Patruin bibliotheca, t. VII, pars
III, p. 94.
3 Bernold., Ckronic. ; Patr. lat., t.
CXLVIII, col. 1430. La chronique de Bernold ne nomme point la basilique où se
tint le concile. Mais les dis-huit canons qui y furent promulgués, et qui ont
la même autorité que les actes aujourd'hui perdus, portent l'intitulé suivant :
Décréta cJomini Urlani II data in concilia Rom.v, in ecclcsia Icati Pétri,
anno Dei Christi MXCIX. (Labbe,
Concil, t. X, col. 615.)
=========================================
178 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1088-1099).
gaire (Léger) de Bourges, Daïmbert de Sens, et d'un délégué de Hugues de Lyon ; des évêques Lambert d'Arias, Létald de Senlis, Hugues de Grenoble (saint Hugues de Châteauneuf), Humbald d'Auxerre, Norgaud d'Autun, Isméon de Die, et Godefroi de Maguelonne 1. « Au début de la séance, dit Eadmer, les évêques venus d'Italie et des Gaules se préoccupaient de conserver dans l'ordre traditionnel le rang hiérarchique de leur siège. On souleva la question de savoir quelle place devait être assignée à Anselme, car nul ne se rappelait avoir vu ni lu que jamais aucun archevêque de Cantorbéry eût assisté à un concile romain. Les précédents faisaient donc complètement défaut. Le pape trancha la difficulté en ordonnant de dresser pour Anselme un siège faisant face au trône apostolique, à l'extrémité de l'hémicycle ou couronne épiscopale. C'est la place d'honneur après celle du pontife romain 1, » ajoute l'hagiographe. Cette fois encore nous ferions volontiers au pieux disciple de saint Anselme le reproche de s'être tenu trop modestement dans son rôle, aux pieds de son illustre archevêque, sans nous laisser dans son récit une analyse même sommaire des sujets traités au concile de Rome. Mais il ne pouvait se douter alors que les procès-verbaux et les actes de celte grande assemblée, rédigés sous ses yeux par les notarii de l'église Romaine, seraient plus tard soustraits ou anéantis par des mains schismatiques. Il en fut ainsi cependant. De même que tous les actes des nombreux conciles tenus par saint Grégoire VII sont aujourd'hui perdus, de même il ne nous reste pas un seul exemplaire complet des actes conciliaires du pontificat d'Urbain II.
90. Toutefois, en groupant avec soin les textes épars dans les diverses chroniques contemporaines, il est possible de refaire après coup une liste, sinon intégrale du moins assez détaillée, des graves questions soumises au concile romain de l'an 1099. «Le seigneur pape, dit Bernold, confirma d'abord tous les décrets de
-------------
1 Mabillon et Ruinart. B. Vrtan. H Vita, cap. cccxxxvn ; Pair, lat., t. CLI. eo!. 250. 2. Eadmer, Histcr. Novor., 1. Il, col. 419.
=========================================
p179 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1099.
ses prédécesseurs contre la simonie, les investitures et les clérogames. Il réitéra la sentence d'anathème contre l'hérésiarque Wibert et contre tous ses complices. Il parla ensuite du voyage de Jérusalem et fit un chaleureux appel aux chrétiens d'Occident, les invitant à prendre la croix et à secourir leurs frères qui combattaient en Orient les combats du Seigneur 1. » La réunion des deux églises grecque et latine devait être, dans la pensée d'Urbain II, comme jadis dans le programme tracé par l'immortel Grégoire VII, l'un des plus glorieux résultats de la croisade. Ce point fut donc traité avec étendue au concile de Rome. Le chroniqueur anonyme d'Arras le constate, en disant que le principal objet du synode fut l'examen et la condamnation « des erreurs et des hérésies du schisme grec 2. » — « Devant l'autel de la confession du bienheureux Pierre, ajoute-t-il, Urbain II promulgua divers décrets pour la réunion des deux églises : il y ajouta des règlements disciplinaires relatifs aux ministres des autels, aux clercs qui avaient reçu l'ordination de la main d'évêques simoniaques, ou acheté à prix d'argent des bénéfices et titres ecclésiastiques. Le lecteur qui voudrait avoir une connaissance plus approfondie de ces décrets les trouvera dans les canons ci-joints 3. » Or, les canons qui font suite à ce préambule de l'auteur anonyme ne disent pas un seul mot des décrets concernant le schisme grec. « Peut-être, fait judicieusement observer Mabillon, cette lacune tient-elle à ce que les copistes d'Arras, qui transcrivirent la collection des canons dont parlait l'anonyme, s'intéressant uniquement à ce qui regardait l'église d'Occident, négligèrent la partie afférente aux Grecs. Les chroniqueurs qui avaient assisté au concile, ou qui en reproduisaient par fragments détachés les diverses décisions, n'ayant pas à se préoccuper de l'ensemble, notaient spécialement les points qui regardaient la discipline locale ou l'in-
-----------
1 Bernold., Chrome, Pair, lat., t. CXLVIII, col. 1439.
2. Pro errore et h&resibus Gr&corum.
3 Mabillon, B. Urtan. II Vita, cap. cccxxxvn, col. 251.
=========================================
p180 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1088-1099).
térêt de leur propre pays. C'est ainsi qu'Eadmer et les autres historiographes anglais ont relevé exclusivement les faits relatifs à la cause de saint Anselme ; c'est ainsi que Bernold et les divers chroniqueurs de Germanie ou des Gaules se sont attachés de préférence à faire ressortir la nouvelle condamnation portée contre Wibert de Ravenne et contre les investitures simoniaques 1. » Un autre détail fourni par la chronique de Maillezais, et dont la trace ne se retrouve nulle part ailleurs, est intéressant au point de vue disciplinaire. «Un décret d'Urbain II promulgué au concile de 1099, dit cette chronique, enjoignit à tous les chrétiens de jeûner le vendredi pour la rémission de leurs péchés en général, et en particulier de ceux que, par défaut de mémoire, ils n'auraient pu déclarer en confession 1. »
91. Les canons fort incomplets, qui nous ont été conservés au aujourd'hui nombre de dix-huit seulement, ne font pas mention de la mesure citée par la chronique de Maillezais. Voici leur teneur. « I. Par le jugement de l'Esprit-Saint et en vertu de l'autorité apostolique, nous confirmons les décrets des saints Pères contre les simoniaques. — II. En conséquence, nous déclarons nulles et absolument sans valeur toutes les ordinations et collations de bénéfices ecclésiastiques obtenues soit à prix d'argent soit par promesses simoniaques. — III. Toutefois les clercs ordonnés sans aucune simonie personnelle par des évêques simoniaques, qui pourront prouver qu'au moment de leur ordination ils ignoraient l'irrégularité encourue par ces évêques, seront par indulgence maintenus dans leur ordre, si d'ailleurs leur conduite est recommandable. — IV. Quant à ceux qui sciemment se sont laissé consacrer, ou plutôt exsécrer, par des simoniaques notoires, nous décrétons l'invalidité absolue de leur ordination. —V. Tous ceux auxquels, dès l'enfance, la cupidité de leurs parents a procuré par des voies simoniaques des églises épiscopales ou autres bénéfices ecclésiastiques, devront en faire la résignation complète. Après
------------
1 Mabillon, ibid.
2.Ut singuli Christiani omni feria sexta servarmt jejunhtm pro peccalis suis et maxime pro illis quibus non confessi suni immemores. (Mabillon, ibid.)
=========================================
p181 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1099.
quoi, s'ils veulent y vivre canoniquement, par grande miséricorde nous leur permettons d'y résider, et nous ne les excluons pas des saints ordres, si d'ailleurs ils s'en montrent dignes. — VI. Ceux qui, parvenus à l'âge de majorité et cédant à une cupidité infâme, auraient acheté l'ordination, s'ils se repentent, nous leur laissons la faculté d'aller en d'autres églises exercer leurs fonctions. Dans le cas où ce transfert leur serait impossible, s'ils promettent de vivre canoniquement, on pourra les autoriser à demeurer dans leur ancienne résidence, mais sans y exercer d'autres fonctions que celles des ordres mineurs, sauf en tout l'autorité du siège apostolique. —VII. Ceux qui, après avoir été régulièrement ordonnés par des évêques catholiques, auraient plus tard obtenu par simonie des bénéfices ecclésiastiques, devront les résigner. Si leur vie est conforme aux lois canoniques, ils pourront conserver leurs autres dignités, à moins qu'il ne s'agisse de prévôtés dans les cathédrales, ou d'autres prélatures emportant prééminence de rang et d'ordre, postes que nous leur interdisons de conserver dans les églises pour lesquelles le pacte simoniaque fut conclu. — VIII. Toutes les ordinations faites par l'hérésiarque Wibert depuis l'époque où il fut excommunié par le pape Grégoire VII d'apostolique mémoire et par l'Église romaine, toutes celles qui émanent des pseudo-évêques institués par lui, sont annulées. — IX. Sont également nulles les ordinations conférées par d'autres évêques nominativement excommuniés, ou par les intrus qui ont usurpé les sièges épiscopaux du vivant des titulaires légitimes ; à moins que les sujets ainsi ordonnés puissent faire la preuve qu'à l'époque de leur ordination ils ignoraient la situation irrégulière de l'évêque qui la leur conférait. — X. Ceux qui ont reçu l'ordination de la main d'évêques jadis canoniquement sacrés mais passés depuis au parti du schisme, s'ils rentrent sincèrement dans l'unité catholique, devront être traités avec miséricorde. Nous les autorisons à conserver leurs fonctions d'ordre, pourvu d'ailleurs que leur vie soit régulière et leur science compétente. — XI. Ces mesures d'indulgence ne seront point applicables à ceux qui désormais se feraient ordonner par des évêques
==========================================
p182 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1088-1099).
schismatiques. En promulguant dans une intention de miséricorde et pour subvenir à des nécessités urgentes ces exceptions de faveur, nous entendons maintenir en principe l'ancienne jurisprudence canonique dans toute sa vigueur, en sorte que plus tard, quand la situation sera redevenue normale, les tempéraments que la charité nous impose aujourd'hui devront cesser de plein droit. — XII. Nous défendons expressément d'exiger aucune rétribution pour l'administration des sacrements et pour les services funèbres. — XIII et XIV. Afin de conserver dans son intégrité la sainte Église catholique, l'Épouse immaculée de Jésus-Christ Notre-Seigneur, nous renouvelons la défense portée par les saints canons à tout ministre des autels, depuis l'ordre du sous-diaconat inclusivement, de violer la loi du célibat ecclésiastique. Quiconque se rendrait coupable d'un tel crime serait immédiatement déposé. — XV. Aucun laïque ne pourra, sans le consentement de l'évêque diocésain ou sans une autorisation spéciale du pontife de Rome, céder aux monastères ou aux congrégations canoniales la propriété d'une église paroissiale ou des dîmes qui y sont annexées. Si, en certains cas, de telles donations paraissaient nécessaires et si l'évêque diocésain se refusait par quelque motif d'intérêt à les sanctionner, il en serait référé au siège apostolique qui décidera s'il y a lieu de les autoriser. — XVI. En conséquence, aucun abbé, aucun prévôt de collégiale, ne pourra désormais accepter ces sortes de donations sans le consentement préalable de l'évêque. — XVII. Nous défendons également aux abbés d'exiger sous quelque prétexte que ce puisse être une rétribution quelconque de ceux qui se présentent pour entrer en religion. Nous prononçons la peine d'excommunicalion contre ceux qui recevraient une abbaye par l'investiture d'un laïque quel qu'il soit. La même peine est portée contre tout évêque qui oserait ordonner ou consacrer ces prétendus abbés. — XVIII. Nous défendons à tous primats, archevêques et évêques, de renouveler jamais les odieux abus qui se sont produits parfois dans les consécrations épiscopales et dans les bénédictions d'abbés, où l'on exigeait comme un tribut obligatoire l'abandon par les nouveaux
==========================================
p183 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1099.
dignitaires des chapes, tapis précieux, bassins et manuterges, ayant servi à la cérémonie1. »
92. On ne peut se défendre d'une impression douloureuse en parcourant cette liste des canons du concile romain. Dans quelle dégradation la tyrannie de Henri IV et le schisme simoniaque de Wibert de Ravenne n'avaient-ils pas fait tomber le clergé, pour qu'une telle réglementation, adoucie par toutes les maternelles miséricordes du siège apostolique, fût devenue indispensable ! Nous avons ainsi comme le bilan moral de ce troupeau d'évêques courtisans, de prêtres mariés, d'abbés parjures, que le pseudo-empereur et l'antipape Clément III traînaient à leur suite dans les voies de l'enfer. Ce hideux tableau déroulé par Urbain II au sein du concile de Rome produisit une manifestation unanime de dégoût et d'horreur, dont nous aurons bientôt à reproduire les énergiques accents. Mais en ce moment, et comme pour faire contraste avec ces hontes schismatiques, l'archevêque de Trani demanda à soumettre à l'assemblée une question dont il avait déjà entretenu en particulier le souverain pontife. Trani, cité maritime d'Apulie sur la côte de l'Adriatique, au nord de Bari, formait alors partie des états du duc Roger, mais la population en était pour la plus grande partie composée de Grecs. L'archevêque nommé Byzantius, et vraisemblablement, ainsi que ce nom l'indique, d'origine byzantine, avait relevé longtemps du patriarche de Constantinople. L'empereur Alexis Comnène lui avait conféré le titre de Syn-celle Augustal, Syncellus Augustalis. Depuis la soumission définitive de l'Apulie à la dynastie normande de Robert Guiscard, ce titre quelque peu ampoulé devait être purement honorifique. Byzantius lui-même avait, au dernier concile de Bari, abjuré le schisme grec et reconnu la primauté du pape. « Or, dit l'hagiographe, en se rendant au synode romain de l'an 1099, le pieux archevêque avait une requête de la plus haute importance à soumettre au siège apostolique. Le clergé et
------------------
1. Labbe, Concil., t. X, col. 615-617.
=========================================
p184 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1088-1099).
le peuple de Trani lui avaient exprimé le vœu unanime de voir, par l'autorité du pontife de Rome, inscrire au catalogue des saints un nom qui depuis cinq ans était en vénération dans leur église, celui d'un jeune étranger venu pauvre et inconnu dans leur ville, où il était mort après quelques mois de séjour, âgé d'environ vingt et un ans, et sur la tombe duquel des miracles de premier ordre se succédaient sans interruption. Lorsque l'archevêque Byzantius fut autorisé à prendre la parole pour exposer cette cause merveilleuse, il vint se prosterner aux pieds d'Urbain II, qui le releva, lui donna le baiser de paix et l'invita à faire la lecture des actes du bienheureux dont il sollicitait la canonisation 1. » Des actes avaient en effet été rédiges avec le plus grand soin, sous les yeux de l'archevêque lui-même, par un diacre de Trani nommé Amandus. Ils étaient suivis de procès-verbaux constatant l'authenticité des grâces prodigieuses obtenues par l'intercession du pauvre étranger. Voici la teneur de ces actes. « Sous le pontificat du très-glorieux pape de Rome Urbain II, puissant en œuvres de sainteté et de doctrine, modèle d'éloquence et de vie apostolique, père et pasteur de l'Église catholique qu'il gouverne avec autant de sagesse que de prospérité, l'an de l'incarnation du Seigneur 1091, le XIIIe des calendes de juin (samedi 20 mai) surlendemain de l'Ascension, arriva à Trani un jeune homme d'origine grecque, qui s'appelait Nicolas et que nous avons surnommé le Pérégrin, par allusion au pieux pèlerinage qui l'avait amené de Grèce en Italie, où il se proposait de visiter les principaux sanctuaires. On nous dit que, né d'une famille d'agriculteurs, dans la contrée voisine du monastère grec de Styros fondé par saint Luc le Stylite, il avait dès son enfance mené la vie d'un ange sur la terre. Pour se conformer au précepte de Jésus-Christ, non-seulement il portait la croix dans le cœur, mais il tenait constamment à la main un crucifix, qu'il arrosait de ses larmes et qu'il couvrait de baisers. Afin de mieux imiter le Dieu qui n'eut pas une
---------------
1 Bolland., Act. S. Nicol. Pcregrini, 2 jun., p. 249.
=========================================
p185 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 1099.
pierre où reposer sa tête, il renonça au monde, à sa famille, à sa patrie, pour se faire le pauvre de Jésus-Christ, le pèlerin de la croix. Débarqué à Hydruntum (Otrante), il vécut quelque temps dans un ermitage isolé; puis s'acheminant vers Rome, but suprême de son pèlerinage, il remonta jusqu'à Tarente. Mais en traversant cette ville, des guérisons miraculeuses opérées par la croix qu'il tenait à la main le signalèrent à la vénération publique. Son humilité s'effraya des honneurs qui lui étaient prodigués ; il se bâta de s'y soustraire, et le Seigneur dont l'infinie miséricorde voulait nous enrichir de ce trésor incomparable permit qu'il continuât sa route par Trani. Il entra donc dans notre ville, tenant à la main, suivant sa coutume, la croix du Sauveur. Les enfants qu'il chérissait de préférence vinrent lui faire cortège ; il leur apprenait à répéter avec lui la prière des litanies : Kyrie eleyson. Ce fut ainsi que, chantant les louanges du Seigneur, précédé de cette troupe innoeente, il parcourut les rues de la cité. A ces petits enfants qui parlaient comme lui la langue grecque, il adressait des exhortations simples et attendrissantes. Il leur distribuait comme encouragement quelques fruits achetés avec les aumônes qui lui étaient faites, car de tout ce que la charité publique lui offrait, il ne réservait rien pour lui-même. Tout d'abord cette singularité de vie choqua les habitants de Trani. Hélas! je rougis en le racontant, ajoute l'hagiographe; il se trouva des esprits superbes qui le traitèrent d'insensé et poursuivirent de leurs injures cet homme de Dieu. Lui cependant continuait sa mission sainte. Son austérité était telle qu'il restait à jeun tout le jour, ne mangeant après le coucher du soleil qu'un peu de pain détrempé dans de l'eau. Et cependant son visage conservait la fraîcheur et le coloris de la plus florissante jeunesse. Il était vêtu des haillons de l'indigence, pauperculis panniculis, marchait toujours pieds nus, et passait les nuits en prières. Son bataillon d'enfants lui restait fidèle et l'entourait durant la journée. Après les offices divins, Nicolas faisait avec eux des processions autour des murailles; ensemble ils chantaient le Kyrie eleyson, portant tous à la main la croix rédemptrice. L'archevêque Byzantius manda l'homme
=========================================
p186 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1038-1099).
de Dieu et l'interrogea sur cette vocation extraordinaire. « Seigneur, répondit Nicolas avec une simplicité et une modestie angélique, vous savez mieux que moi les paroles de l'Évangile auxquelles j'essaie de conformer ma conduite. Jésus-Christ ordonne à « qui veut le suivre de porter sa croix et de marcher sur ses traces 1. » Il disait à ses disciples : « Si vous ne vous convertissez et ne devenez semblables à ces petits enfants qui nous entourent, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux 2. » C'est la méditation assidue de ces paroles divines qui m'a fait prendre la résolution de porter intérieurement et extérieurement la croix du Sauveur. Sans rougir du mépris des hommes, sans souci de leurs persécutions ni de leurs injures, j'ai entrepris de vivre comme un petit enfant, dans la compagnie des enfants que Jésus-Christ aimait d'un amour de prédilection. Si vous daignez approuver ce genre de vie, je le continuerai encore quelque temps parmi vous, sinon je suis prêt à quitter sur-le-champ votre ville. » — Le très-bienheureux serviteur de Dieu ajouta encore dans cette conversation mille traits de sainteté suréminente. L'archevêque admirait cet héroïsme de vertu. « A Dieu ne plaise, répondit-il, que je mette le moindre obstacle aux dons de l'Esprit-Saint, qui illumine votre âme. Restez ici au moins jusqu'à la prochaine fête des saints apôtres Pierre et Paul (29 juin), et vous pourrez ensuite, si vous le voulez, continuer votre pèlerinage à Rome. N'interrompez point votre mission de salut, et tout ce dont vous pourriez avoir besoin, je m'offre à vous le procurer chaque jour. » Après cet entretien, l'athlète du Christ, le très-bienheureux Nicolas, alla rejoindre ses chers petits enfants, qui l'attendaient avec impatience et témoignèrent bruyamment leur joie de le revoir. Avec eux il recommença à chanter les louanges de Dieu, prêchant au peuple la pénitence et redisant comme Jean-Baptiste : «Convertissez-vous ; préparez votre âme pour l'avéne-ment du Seigneur. » Quatre jours après, le pauvre de Jésus-Christ tomba malade. Recueilli dans une pauvre mais hospitalière
---------
1. Matth., xvi, 24. — 2 Matth., xvm, 3.
==========================================
p187 CHAP. I. — CONCILE ROMAIN DE L'AN 101)9.
demeure, chez un citoyen de Trani nommé Sabinus, il y fut visité par la population entière, qui voulait saluer une dernière fois le serviteur de Dieu. A chacun Nicolas adressait quelques paroles d'édification, et distribuait de petites croix qui furent conservées comme des reliques. Le 2 juin 1094, ce pèlerin angélique fut appelé à s'asseoir au banquet des élus, dans les joies du paradis. L'affluence des visiteurs redoubla près de son lit de mort. Les funérailles, présidées par l'archevêque, furent triomphales. Des miracles sans nombre éclatèrent en ce jour : aveugles recouvrant soudain la lumière, paralytiques subitement guéris ; estropiés, malades, infirmes de tout genre, rendus à la santé. Le corps du bienheureux pauvre fut déposé sous une dalle de la cathédrale de Trani. Les miracles ne discontinuèrent point sur cette tombe modeste. Maintenant la cité reconnaissante sollicitait du pontife Urbain II la canonisation du nouveau saint; elle demandait l'autorisation de le choisir pour patron spécial 1. » Tel fut le récit de l'archevêque Byzantius. Nicolas le Pérégrin avait été un précurseur providentiel de la croisade et un apôtre de la pauvreté, à l'heure où l'Occident tout entier allait prendre la croix de la pénitence et faire son glorieux pèlerinage au tombeau de Jésus-Christ ; à l'heure où les foudres de la justice divine, ratifiant les anathèmes du siège apostolique, allaient frapper dans toute l'Europe les fauteurs du schisme simoniaque, les tyrans dont l'insatiable cupidité ravageait depuis si longtemps la sainte Église de Dieu. « Tout le concile, reprend l'hagiographe, témoigna son admiration pour les vertus héroïques du très-bienheureux Nicolas. Son nom fut inscrit au catalogue des saints, et le pontife Urbain II promulgua solennellement la bulle de canonisation 2. »