Darras tome 24 p. 187
93. Après ce touchant épisode, le concile poursuivit l'examen des matières d'intérêt général. « De nombreuses décisions furent rendues, dit Eadmer, des décrets rédigés, des censures prononcées. Or, la multitude réunie dans la basilique était immense; le
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1 Bolland., loc. cit.
2 Cette bulle d'Urbain II est reproduite à la suite des actes de saint Nicolas Pérégrin. Cf. Bolland., loc. cit.
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mouvement des pèlerins qui se pressaient à la confession de saint Pierre pour vénérer les reliques du prince des apôtres devint tellement bruyant, qu'au moment où il fallut donner lecture des décrets, on désespérait de parvenir à les faire entendre même dans l'enceinte réservée aux pères. Le souverain pontife désigna pour remplir la fonction de lecteur l'évêque de Lucques, Réinger, dont la taille élevée et la voix puissante finirent par dominer le tumulte. Réinger commença à lire les anathèmes, d'un ton qui permit à chacun de les entendre fort distinctement. Tout à coup, à l'étonnement général, sa voix s'altéra; on le vit pâlir, sa main n'acheva point le geste commencé ; il interrompit la lecture; on eût dit qu'il se transfigurait. Promenant sur l'assistance un regard où se révélaient les douleurs profondes d'une âme blessée, et poussant un long soupir d'angoisse : « Grand Dieu! s'écria-t-il, que faisons-nous? Nos anathèmes vont frapper d'obscurs subalternes, et nous ne faisons rien contre les véritables tyrans ! L'oppression dont ces tyrans couronnés accablent les églises, la spoliation qu'ils exercent contre des évêques dont ils sont les protecteurs nés, motivent chaque jour de nouveaux appels au saint-siége. De toutes parts on demande à l'autorité apostolique conseil et appui. A quoi ont abouti tant et de si pressantes réclamations? Hélas ! tout l'univers le sait, tout l'univers en gémit. Des régions les plus éloignées de l'Europe occidentale, nous est venu un proscrit auguste. Il siège au milieu de nous, humble, silencieux, dans son incomparable douceur. Son silence parle plus haut que toutes nos voix. Plus il cherche à s'effacer dans son humilité et sa patience, plus il est sublime aux yeux de Dieu Ce proscrit, ce spolié, ce grand homme persécuté si atrocement, il est venu implorer l'appui du siège apostolique et solliciter la justice du bienheureux Pierre. Depuis deux ans il est venu, qu'a-t-on fait pour lui? Quel est cet homme? me diriez-vous si tous vous ne l'aviez déjà nommé. Cet homme est Anselme, primat du royaume d'Angleterre! » — Ayant ainsi parlé, l'évoque de Lucques frappa trois fois le sol de sa crosse pontificale, dans un transport d'indignation
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qui éclatait sur son visage ainsi que clans toute son attitude. Le pape lui fît un geste d'approbation en disant : « Il suffit, frère Réinger, il suffit. Justice plénière sera faite. — Tant mieux ! s'écria Réinger. Autrement le juge souverain des vivants et des morts ne le pardonnerait pas. » L'évêque reprit alors sa lecture interrompue, et acheva la promulgation des décrets synodaux. En terminant, il revint encore sur l'injuste persécution dirigée par le roi d'Angleterre contre le primat de Cantorbéry. Or, quand cet incident se produisit, Anselme, silencieux à son ordinaire, ne fut pas médiocrement étonné de l'intérêt que l'évêque de Lucques prenait à sa cause. Jamais il ne lui en avait parlé, et aucun de nous, ajoute Eadmer, ne l'en avait entretenu 1. »
9i. Nous inclinerions volontiers à croire que l'initiative prise par Réinger, dans cette circonstance solennelle, fut d'avance concertée avec Urbain II. Il y avait en effet tout lieu de compter que les partisans dont l'ambassadeur de Guillaume le Roux s'était assuré le concours à Rome même s'empresseraient de transmettre en Angleterre l'écho de cette imposante manifestation synodale. Loin de s'engager, comme l'en accusait plus tard Guillaume de Malmesbury, dans un pacte de honteuse connivence avec le tyran de la Grande-Bretagne, le bienheureux pape tenait au contraire, levée contre lui, la foudre dont saint Anselme avait arrêté les premiers coups au précédent concile de Bari. On en eut la preuve dans la session de clôture qui se tint quelques jours après. « Une série d'anathèmes avait été préparée, dit le chroniqueur anglais Roger Howden. Le bienheureux Urbain vint prendre place à l'autel de la confession de saint Pierre. La main étendue sur les reliques du prince des apôtres, avec une majesté surhumaine, il promulgua les censures décrétées par le concile : excommunication contre tout laïque, empereur, roi ou prince, qui conférerait une investiture ecclésiastique; excommunication contre quiconque accepterait de pareilles investitures ; excommunication contre les
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1 Eadmer, Histor. Navor., 1. II ; Patr. lat., t. CLIX, col. 420.
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évêques qui prêteraient leur ministère pour le sacre ou l'ordination des intrus pourvus d'un brevet d'investiture ; excommunication contre tout évêque, clerc, abbé ou moine, qui pour obtenir une dignité ou un bénéfice ecclésiastique consentirait à prêter entre les mains d'un laïque quelconque le serment d'hommage-lige 1. » Ici le pape, élevant la voix, s'écria avec un accent inspiré : « N'est-ce pas un spectacle révoltant que des mains consacrées pour un ministère d'une suréminence telle que les anges eux-mêmes n'ont pas le pouvoir de l'exercer; des mains qui créent chaque jour sur l'autel eucharistique le Verbe créateur du ciel et de la terre; des mains qui pour le salut du monde offrent à la majesté de Dieu le Père la majesté rédemptrice de Dieu le Fils; que de telles mains viennent presser en signe de servage d'autres mains immondes, des mains souillées jour et nuit d'œuvres infâmes, des mains rougies du sang innocent, des mains couvertes de forfaits et pleines de rapines 2? » Dans cette véhémente apostrophe chacun des auditeurs reconnaissait, sans que le pape eût articulé aucun nom, des rois tels que Henri IV le Néron de la Germanie, Guillaume le Roux le tyran de la Grande-Bretagne, Philippe I de France l'adultère époux de Bertrade. « Au sein de l'immense assemblée, reprend le chroniqueur, de toutes les poitrines, de tous les cœurs, de toutes les lèvres, jaillit une acclamation unanime : « Qu'ils soient anathèmes ! Fiat, fiât3 ! J'étais présent à ce spectacle à jamais mémorable, ajoute Eadmer ; je l'ai vu de mes yeux, j'ai entendu cette unanime acclamation : Fiat, fiat! Je suis témoin qu'elle mit fin au concile 4. »
§ XIII. Mort du Bienheureux Urbain II.
95. Désormais nul ne pouvait se méprendre sur les véritables dispositions d’Urbain II vis-a-vis des princes persécuteurs. De même que Grégoire VII, son modèle, son maître et son prédécesseur au ciel, Urbain II pratiquait la mansuétude évangélique jus-
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1 Labbe, ConciL, t. X, col. 617. — 2.Eadmer, Hisl. Novor,, loc. cit., col. 421. — 3 Labbe, loc. cit. — 4. Eadmer, Hist. Novor., col. 421.
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qu'à l'indulgence septante fois sept fois répétée ; mais comme Grégoire VII il savait allier à une longanimité tout apostolique la vigueur jadis déployée par le prince des apôtres. Il savait redire aux parjures du XIe siècle la terrible parole de saint Pierre aux apostats de la primitive Église : « Les fossoyeurs sont à la porte, prêts à enlever votre cadavre 1. » Guillaume le Roux n'allait pas tarder à faire l'expérience de ce que pèse, sur la tête des rois, une excommunication même différée. Saint Anselme voulut aller attendre à Lyon l'époque de la prochaine fête de Saint-Michel (29 septembre 1099), fixée comme dernier délai au tyran de la Grande-Bretagne. « Nous n'espérions guère que Guillaume consentît jamais à obéir au siège apostolique, reprend Eadmer; nous étions convaincus que, de son vivant, l'Angleterre nous resterait toujours fermée. Mais à Lyon nous étions plus à portée de communiquer avec une patrie dont l'accès nous était interdit. Ayant donc obtenu l'autorisation du souverain pontife, Anselme prit congé de lui2. » Les deux saints ne devaient plus se revoir sur la terre. L'hagiographe nous dit sans autre détail que le retour à Lyon s'accomplit heureusement, malgré les nouvelles embûches semées sur la route de son vénéré maître. Guillaume de Malmesbury cite à ce propos une anecdote traditionnelle, qui avait cours de son temps et qui prouverait, si l'on pouvait en établir l'authenticité, la persistance des relations secrètes que, malgré son ambassade à Urbain II, le roi d'Angleterre ne cessait d'entretenir avec les schismatiques d'Italie. « On raconte, dit le chroniqueur, que durant le séjour fait à Rome par Anselme, un peintre à la solde de Wibert de Ravenne trouva moyen de faire clandestinement un portrait fort ressemblant du saint archevêque. La tête surtout était tellement réussie, que, sous n'importe quel déguisement, elle permettait de reconnaître l'illustre primat. Des copies fort exactes en furent distribuées aux sicaires apostés par l'antipape sur les routes qui conduisaient d'Italie en France. Mais Anselme, prévenu du guet-apens, prit des che-
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1 Ad., v, 9. — 2. Eadmer, Icc. cit.
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mins détournés. Il traversa l'Italie sans être reconnu, et franchit heureusement les Alpes 1. » — « Le légat apostolique Hugues de Lyon, continue Eadmer, accueillit Anselme non comme un hôte ou un étrangnr, mais comme un supérieur et un maître; il le contraignit de prendre partout le premier rang. Anselme dont l'humilité souffrait de tant d'honneurs, lui opposait la plus vive résistance. Obligé de céder, il s'excusait en disant qu'en sa qualité des uffragant il devait obéir à son métropolitain. Mais Hugues de Lyon ne lui laissait point cette ressource. Partout il proclamait la prééminence du primat d'Angleterre et se déclarait son inférieur. Le titre de Saint, que le peuple de Rome avait décerné à Anselme, accompagna notre bienheureux père à Lyon, ajoute Eadmer. On nous demandait avec instance les miettes du pain servi à sa table, l'eau des ablutions qui restait après la célébration des saints mystères. Ces reliques opéraient des miracles, et nous n'osions pas le dire au bienheureux 2. »
96. « Soudain, reprend le chroniqueur, avant qu'on eût encore reçu aucune lettre de Rome, le bruit se répandit que le souverain pontife Urbain II venait de mourir 3. » La nouvelle n'était que trop vraie. Elle causa, à Rome même, une surprise non moins profonde que dans tout le reste de l'univers catholique. Ce fut le 29 juillet 1099, quatorze jours après la prise de Jérusalem par les croisés, que le pape de la croisade rendit à Dieu sa grande âme, pour aller jouir au ciel d'une victoire dont il n'eut point connaissance ici-bas. Comme Moïse, il mourait sans avoir pu contempler la terre de la promesse ; mais du moins le législateur des Hébreux était mort plein de jours et dans une vieillesse patriarcale, tandis que le nouveau guide du peuple de Dieu à la conquête de Jérusalem était enlevé dans la force de l'âge à l'amour et aux espérances de la chrétienté. Le mal inconnu auquel il succomba dut être foudroyant, puisqu'il ne laissa
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1 Willelm. Malmesb., Gest. pontif. Anglor., 1. I ; Patr. lut., t. CLXXIX,
col. 1495.
2 Eadmer, S. Anselm. Vit., col. 104. — Histor. Xovor., col. 421.
3 Histor. Xovor., loc. cit.
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pas le temps de ramener le bienheureux pontife, de l'église Saint-Nlcolas-in-Carcere où il en ressentit les premières atteintes, jusqu'au palais de Latran. La demeure hospitalière du patricien Pierre de Léon, contiguë à l'église Saint-Nicolas, s'ouvrit pour recevoir le pontife mourant, comme jadis celle de Jean Frangipani s'était ouverte au pontife persécuté 1. « Mais avant d'émigrer de cette vie, dit Ekkéard d'Urauge, Urbain II fut une dernière fois visité par l'inspiration de l'Esprit-Saint. Les cardinaux qui l'entouraient l'ayant supplié de leur désigner celui qu'il croyait le plus digne de prendre après lui le gouvernement de l'Église, il nomma Rainier, cardinal du titre de Saint-Clément, noble romain, ancien moine de Gluny, d'une vertu exemplaire et dont la science égalait la vertu 2. » On se rappelle que Grégoire VII, mourant à Salerne, avait répondu à une consultation du même genre, en indiquant pour son futur successeur le cardinal Odo d'Ostie, qui avait, sous le nom immortel d'Urbain II, si héroïquement poursuivi l'œuvre de Grégoire VII. Le disciple imitait jusque dans la mort le grand pape qu'il avait eu pour modèle durant toute sa vie. « Ce fut ainsi, ajoute le Codex Regius, que le confesseur du Christ, le vaillant athlète de la foi, rendit à Dieu son âme, le IV des calendes d'août (29 juillet 1099), près de l'église Saint-Nicolas-in Carcere dans la maison de Pierre de Léon. Les schismatiques triomphants de cette mort inopinée se concertèrent pour troubler les funérailles. Mais leurs efforts furent déjoués. Le corps du bienheureux pontife fut transporté par le quartier du Transtévère à la basilique vaticane, où les obsèques s'accomplirent selon le cérémonial accoutumé et avec la plus grande magnificence 3. » Il fut déposé près du tombeau de saint Adrien I, le pape qui avait au VIIIe siècle anathématisé les fureurs des Iconoclastes, comme Urbain II avait au XIe foudroyé celles des schismatiques et des simoniaques 4. Les Romains
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1 Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 201.
2 Ekkeard. Uraug., Chronic. universal. ; Patr. lat., t. CLIV, col. 976.
3 Codex Regius, 138, verso. — Watterich, Vit.
Roman, pontif., t. I, p. 564.
4. Juxta oratorium Hadriani I est
sepulcrum domini Urbani II papse sath
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arrosèrent de larmes cette tombe si prématurément ouverte ; l'Église catholique tout entière s'associa à leur deuil. Voici en quels termes le successeur d'Urbain II mandait à Hugues de Cluny la mort du pontife que le vénérable abbé avait eu pour disciple : « Le plus glorieux témoignage rendu à l'admirable doctrine et à l'éminente sainteté de notre seigneur et père Urbain II est sans contredit la douleur que sa mort a causée dans l'Église universelle. Nous ne pouvons donc, vous et nous, que rendre grâces, au Seigneur Dieu tout-puissant d'une mort si triomphante. C'est le IV des calendes d'août qu'il a terminé ici-bas sa vie, au milieu des regrets et des lamentations de la ville de Rome tout entière 1. »
97. « Ces paroles de Pascal II équivalent, dit Mabillon, à un acte de canonisation formel pour la mémoire du très-bienheureux pontife Urbain II2. » On sait en quels termes plus énergiques encore Pascal II renouvela cette déclaration en 1112, au concile de Latran, lorsque devant tous les évêques réunis et applaudissant à chacune de ces paroles, il s'écria : « Nous ne nous écarterons jamais de la voie tracée par notre prédécesseur Urbain II, l'homme de Dieu, le pontife de sainte et bienheureuse mémoire 3. » Nous avons déjà signalé, d'après le témoignage de Guibert de Nogent, les nombreux miracles qui s'opérèrent sur la tombe d'Urbain II4, et cité les paroles du Martyrologe bénédictin qui fait mémoire de sa bienheureuse déposition à la date du 29 juillet5. Tous les auteurs contemporains sont unanimes dans leur appréciation ; tous, ils constatent, comme un fait avéré et de notoriété publique, la vénération et le culte dont le bienheureux pontife fut l'objet immédiatement après sa mort. Il nous suffira de citer ici les paroles d'Ordéric Vital6 : « Après dix années d'un ministère
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pulcrum, in Vaticano. (Petrus Mallius, Histor. basilics Vaticanse, t. II, p. 21. — Bolland., t. VII jun., p. 40.)
' Paschal. II, Epist. l; Patr. lat., t. CLXI1I, col. 31.
2. Urban. Il Vita, cap. cccxlv; Patr. Int., t. CLI, col. 260.
3. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 76.
4. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 77. —
5. Ibict., p. 76.
6. Orderic. Vital., Hist. Ecries., 1. X, cap. i ; Patr. lat., t. CLXXXVIII, col. 718.
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vraiment apostolique, exercé avec une activité infatigable et avec le plus grand succès pour l'Église, le pape Urbain II tomba malade à Rome, vers l'époque où l'armée de la croisade s'empara de Jérusalem. Dieu appelait son héroïque serviteur à la récompense que méritaient son zèle et ses vertus. Il émigra pour le ciel le IV des calendes d'août. La sainteté de ses œuvres fut confirmée par l'éclatante manifestation de deuil et de regrets dont sa mort fut suivie, non-seulement à Rome, mais dans l'univers enlier. Il y eut jusqu'à des schismatiques qui honorèrent de leurs lamentations la perte de ce grand et saint pontife. Pierre de Léon (dans la demeure duquel Urbain II avait rendu le dernier soupir) nous a laissé trois distiques où il célèbre la mémoire de son auguste ami. En voici la teneur : «Chanoine de Reims, Odo s'était laissé ravir par les séductions de Cluny où il se fit moine; Rome le ravit à Cluny, et Ostie l'eut pour évêque. Devenu pape sous le nom d'Urbain II, il entra en proscrit dans cette Rome dont il rétablit bientôt l'antique splendeur. Aujourd'hui Rome entière célèbre les funérailles prématurées de son pontife1. » Un autre panégyriste, plus insigne encore 2, reprend Ordéric Vital, a composé une épitaphe qui résume la vie, les œuvres saintes et la bienheureuse mort du pontife en ces termes : « Le chanoine de Reims Odo, que Hugues de Cluny fit moine, devint un pape illustre. Vivant, il fut la lumière de Rome ; sa mort fut une éclipse pour la ville éternelle : Urbain debout, Rome fut prospère; elle chancela quand il eut cessé de vivre. 0 Rome ! il faisait ton bonheur et ta gloire; la loi régnait par lui dans une profonde paix ; au dedans
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1. Canonieum Remis, tulerat monachum Cluniacus Odonem ;
Roma vocat, facit hune Ostia pontifieem. ■ Cumque fit Urbanus, mutato nomine, papa, Redditur expulsus, integer Urbis honor. Exsequias hujus célèbres hic Roma peregit,
Augustum quarto prœvtniente die.
2. Le panégyriste insignior, auquel Ordéric Vital fait ici, allusion sans le nommer, semblerait, dans l'opinion du docteur Watterich, avoir été le vénérable Hildebert, d'abord évêque du Mans, puis archevêque de Tours, mort en 1134. (Watterich, Vit. pontifie. Rom., t. 1, p. 620.)
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il te protégeait contre les vices, au dehors contre l'ennemi. Inaccessible aux présents, aux flatteries, aux menaces; ni l'épée des puissants, ni les trésors de l'opulence, ni les charmes de l'adulation ne purent fléchir, effrayer ou corrompre son grand cœur. L'éloquence était sur ses lèvres, la sagesse dans son âme, la sainteté dans sa vie, la majesté dans tout son extérieur. A sa voix, Jérusalem, la cité sainte, nous ouvrit ses portes; la loi chrétienne triomphe en Asie, les infidèles sont vaincus, la foi du Christ conquiert un nouveau monde. Mais, hélas! comme la fleur qui s'épanouit avec le plus d'éclat au printemps est toujours la plus vite emportée, ainsi à la fleur de son âge Urbain II nous fut ravi. La mort a pris l'homme, le ciel l'âme, le tombeau le corps. Il ne nous reste plus que son impérissable mémoire 1. » Une troisième épitaphe fut gravée par la piété des Romains sur la tombe du bienheureux pontife. Elle était ainsi conçue : «L'enfant de bénédiction que la terre de France vit naître et qu'elle nomma Odo, la mort l'a frappé sous le nom pontifical d'Urbain II. La voix éloquente dont les accents retentissaient dans tout l'univers s'est éteinte ; le monde a perdu un docteur incomparable ; Rome éplorée a déposé ici le corps de son père 2. »
1. Canonicus Remensis Odo, quem Chiniacensis
Hugo facît monachum, papa fit eximius. Hic vivens lux Urbis erat, defunctus eclijms;
Urbs stetit Urbano stantc, ruente ruit. Lege regens et pace fovens, te, Roma, beavit,
Servons a vitiis intus, ab hoste foris. Non flexit, non extulit hune, non terruit imquarn
Dives, faina, p>otens, munere, laude, minis. Eloquium linguam, sapientia pectus, honestas
Mores ornabant, exteriora décor. Ecce per hune urbs sancta patet, lex nostra trhimphat,
Gentes sunt victœ, crescit in orbe fides. Sed citius rapitur rosa, quse plus vernat in horto ;
Sic et florentenï fata tnlere virum. Mors hominein, requies animam, cisterna cadaver
Suscipit. Inter nos nil nisi fama manet.
- (Order. Vital., loc. cit.)
2. Urbanum
papam quem Francia dixit Odonem,
Qwe regio tenerum protulcrat pucrum,
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p197 CHAP. I. — MORT DU B. URBAIN II.
98. La sainteté personnelle d'Urbain II est un fait incontestable. En commençant l’histoire de cet illustre disciple de Grégoire VII, nous émettions le vœu de voir bientôt son nom officiellement inscrit au catalogue des saints, et nous constations non sans quelque regret la réserve trop méticuleuse des anciens Bollandistes, dans la cause d'un pape qui a tant illustré la France et l'Église 1. Aujourd'hui la question a fait un grand pas, et l'on peut dire qu'elle se présenterait au jugement définitif du siège apostolique avec tous les éléments d'une solution favorable. Voici en effet comment s'expriment les nouveaux Bollandistes : «Nos prédécesseurs n'ont pas cru devoir, à la date du 29 juillet, donner les actes d'Urbain II, parce qu'ils ne trouvaient pas suffisantes, pour établir la réalité d'un culte ecclésiastique rendu à sa mémoire, les mentions faites de son nom dans les divers Ménologes bénédictins recueillis par Dom Ruinart. Mais sans aucun doute ils auraient été d'un avis complètement différent, s'ils eussent fait attention aux peintures de la chapelle apostolique de Saint-Nicolas-de-Latran, et surtout s'ils eussent contrôlé plus soigneusement l'assertion de Dom Ruinart, lequel affirmait que jamais la fête d'Urbain II n'avait été célébrée dans l'Église 2. Or, ils avaient sous la main, dans un manuscrit faisant partie de leur bibliothèque où il portait le numéro 160, et conservé aujourd'hui à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Fonds Bourgogne) sous le numéro 8016, une chronique du monastère de Gava, où se trouve en forme de préface le catalogue des saints dont on
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Vitales anrœ rnorientem deseruere,
In quo sic orbis lingua diserta mit, Vt simili careat doctore superstite mundus.
Hic igitur posuit flens sua Roma suum.
(Watterich, loc. cit.)
1. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 77.
2. Voici les paroles de Dom Ruinart auxquelles les nouveaux Bollandistes font allusion : Non itaque mirurn videri débet, si Urbani nomen in plerisque Mar-tijrologiis aut sanctorum catalogis die 29 julii, quo excessit e vita, integrum reperiatw; quamvis ejits festivitatem nunquam in Ecclesia celebralam fuisse fatendum sil. (B. Urban. Il Vita, cap. cccxlv ; Pair, lai., t. CLI, col. 262.)
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p198 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (1088-1099).
célébrait annuellement la fête en cette abbaye : Catalogus Sanctorum qui celebrantur in Cavensi monasterio. Dans ce catalogue, on lit à la date du 29 juillet l'indication de la fête « du bienheureux Urbain II souverain pontife : De B. Urbano II pontifice maximo1. » On célébrait donc annuellement au monastère de Cava la fête d'Urbain II ; un culte public fut donc très-réellement rendu dans l'Église à sa mémoire. Et ce n'est pas seulement le manuscrit de Cava, si heureusement remis en lumière par l'érudition des nouveaux Bollandistes, qui nous l'apprend. Un monument irréfragable, d'une autorité exceptionnelle, subsistant encore aujourd'hui et remontant à l'an 1154, un demi-siècle seulement après la mort d'Urbain II, nous fournit la preuve que dès lors un culte public approuvé à Rome était rendu au pape des croisades et que le titre de Saint lui était officiellement décerné. Les anciens Bollandistes publièrent en 1731 le tome VII de juillet2, portant au 29 de ce mois la prétermission raisonnée des actes d'Urbain II3. Or, dès l'an 1683, au tome supplémentaire du mois de mai, Daniel Papebroch, l'un de leurs plus célèbres devanciers, avait, dans son « Essai chronologico-historique sur le catalogue des pontifes Romains», reproduit la gravure exacte d'une antique fresque dont le pape Anastase IV (1153-1154) avait fait décorer l'abside de l'oratoire de Saint-Nicolas, construit en 1120 par Calixte II au palais de Latran, pour servir d'oratoire particulier à l'usage des souverains pontifes 4. La découverte de ce monument longtemps enfoui sous les décombres accumulées par les révolutions politiques et les vicissitudes des siècles eut lieu à Rome, en 1638, par les
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1 Bolland. Contin., t. VIII octobr., p. 1005, annot. d.
2 Les rédacteurs de ce volume étaient Jean-Baptiste du Sollier (Solkrius), {Pinius), Jean Pien Guillaume Cuvpers (Cuperius), Pierre Vau den Bosch (Petnts Boschius).
3. Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 77. — Boll., t. VII jul., Inter prsetermissos, p. 2.
4. On lit en effet dans la notice pontificale de Calixte II les paroles suivantes : Hic a fundamento constmxit in palotio Lateranensi capellam Sancti Nicolai ad assiduitm Romanorum pontificv,m usvm. (Watterich, Vit. Romanor. pontif., t. II, p. 120.)
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p199 CHAP. I. — MORT DU B. URBAIN II.
soins du docte bénédictin Constantin Cajétan, successivement abbé de Saint-Baronte, secrétaire de Paul V et bibliothécaire du Vatican. Il fit reproduire par la gravure cette fresque précieuse qui ne devait pas tarder à s'altérer au contact de l'air, nécessitant ainsi des réparations ultérieures qui heureusement ne dénaturèrent pas trop le caractère primitif de l'œuvre. A son tour, le bollandiste Jean-Baptiste du Sollier enrichit de cette gravure son volume publié en 1685 1. Ses continuateurs auraient donc pu le connaître en 1731, ou plutôt, suivant la remarque des nouveaux Bollandistes, ils auraient dû y faire plus d'attention. Voici en effet le sujet de cette fresque. Aux pieds de la vierge Marie, assise sur un trône, entourée d'anges, et présentant son divin Fils aux adorations du monde, sont agenouillés les papes Calixte II et Anastase IV, fondateurs du nouvel édifice et désignés par l'inscription suivante :
Sustulit hoc primo templum Callixtus ab ùno, Vir clarus late Gallorum nobilitate. Vérum Anastasius papatus culmine Quartus Hoc opus ornavit, variisque modis decoravit1.
A côté de Calixte II est représenté debout saint Sylvestre I; et à côté d'Anastase IV, son homonyme et patron céleste saint Anastase I. Au second plan, dans une sorte de niche dont l'arcade
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1 Voici l'inscription mise par Sollier au bas de la gravure : Apostolicum venerandx mémorise monumentum quod etiamnum extat in abside oraiorii Sancti Nicolai episcopi, quinque abhine sseculis a B. Callislo PP. II a fuyida-mentis extructi intra Lateranense patriarchium, nunc solo œquatum ; lias v.t vides sanetorum summorumque pontifieum imagines reprsesentans. Idque nnnc tandem a Rmo P. D. Constantino abbate Cajetano ad majorent Romanse sedis apostoliese gloriam, e tenebris erutum, ac commentariis illustration 1638. (Pro-pylaeutn ad act. SS. Maii, Conatus chronologico-histor., fol. ultim.)
2. « Ce temple fut construit par le pape Calixte II, dont la noblesse si illustre dans les Gaules est connue du monde entier ; le pape Anastase IV a fait exécuter les peintures et les ornements de cet édifice. »
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p200 PONTIFICAT DU B. UI\BAIN II (1088-1099).
se développe au-dessous du trône de la Vierge, et porte l'inscription si familière au moyen âge :
Praesidet aethereis pia virgo Maria choreis1,
saint Nicolas est représenté avec la mitre et le pallium, portant de la main gauche une crosse dont la volute entoure une croix, et de la main droite un livre, avec l'inscription : Sanctus Nicolaus episcopus. A la droite du bienheureux évêque sont représentés en pied, avec leurs ornements pontificaux, la tête couronnée du nimbe orbiculaire, symbole de la sainteté, quatre papes dont les inscriptions se suivent en cet ordre : Sanctus Léo papa (saint Léon le Grand), Sanctus Urbanus papa II (saint Urbain II), Sanctus Paschalis papa II (saint Pascal II), Sanctus Gelasius papa II (saint Gélase II). A gauche de saint Nicolas, quatre autres souverains pontifes, également décorés du nimbe, sont rangés dans cet ordre : saint Grégoire le Grand, saint Alexandre II, saint Grégoire VII et saint Victor III. « Or, dit le pape Benoît XIV dans son « Traité de la béatification et de la canonisation des serviteurs de Dieu, » cette antique peinture, qui décorait l'oratoire maintenant détruit de Saint-Nicolas, existe encore. On la conserve aujourd'hui dans les bâtiments du Collège des Pénitenciers apostoliques de Latran. Bien qu'elle ait subi un remaniement considérable à la partie inférieure, où la figure principale, celle de saint Nicolas, a été remplacée par l'image de Notre-Seigneur en croix, ayant à sa droite saint Dominique et a sa gauche saint François d'Assise, les huit personnages pontificaux n'ont point été touchés. Leurs figures sont encore très-reconnaissablcs. Ils sont tous représentés debout, la tête nimbée, la main droite levée pour bénir, et le titre de saint gravé à leurs pieds. Les traits d'Urbain II en particulier sont encore distincts. On sait, d'après l'étude des anciennes mosaïques, que le nimbe circulaire entourant la tête d'un personnage était la caractéristique des saints en général. Les papes ou les évêques dont la sainteté était ainsi symbolisée sont
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3 « La pieuse vierge Marie préside aux chœurs célestes. »
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p201 CHAP. I. — MORT DU B. URBAIN II.
toujours représentés dans l'attitude de bénir. Enfin le titre formel Sanctus inscrit pour chacun de ces papes ne laisse pas l'ombre d'un doute qu'ils ne fussent en 1753 honorés à Rome du culte public rendu aux saints. Le fait, ajoute Benoît XIV, a été reconnu par Fleury lui-même 1, qui en parlant de Grégoire VII s'exprime ainsi : « Le pape Anastase IV le fit peindre à Rome, dans une église, entre les saints, environ soixante ans après sa mort2. » Chose remarquable, le monument qui le premier constate l'antiquité du culte rendu dans l'Église à saint Grégoire VII est le même qui fasse la même constatation pour Urbain II ; comme si la mémoire du maître et celle du disciple étaient inséparables. La canonisation solennelle de saint Grégoire VII n'eut lieu qu'en 1606 par Paul V; son culte ne fut rendu obligatoire pour toute l'Église qu'en 1728 par Grégoire XIII. Nous avons l'espoir que la cause d'Urbain II ne tardera pas à être introduite au tribunal du siège apostolique, et qu'elle y obtiendra la même faveur.
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1. Fleury, Hist. ecclés., 1. LXIII, t. XIII, p. 43).
2. Lambertini, De serv. Dei beat, et canonizatione,t\. I, cap. xli, § x, t. I. p. 362-373. Edit. de Bologne, 1734.