Les Lombards en Italie 2

Darras tome 15 p. 56

 

INTERRÈGNE.


   1. Jamais peut-être vacance de siège ne se produisit dans des conjonctures plus   menaçantes. La mort d'Alboin, survenue comme un coup de foudre, n'avait point découragé les Lom­bards. Laissant leurs divers corps d'armée continuer sous la direction d'officiers subalternes le ravage organisé des provinces italiennes, les principaux chefs s'étaient rendus de toutes parts à Pavie, dans l'intention de se concerter pour l'élection d'un nouveau roi. Le conquérant ne laissant point d'enfants mâles, les suffrages se portèrent, après cinq mois d'hésitation, sur l'un des plus nobles et des plus vaillants guerriers, Cleph, païen de reli­gion, aussi audacieux qu'Alboin, mais plus particulièrement encore farouche et sanguinaire (août 573). Une recrudescence de barbarie signala en traits de sang l'avènement du nouveau roi. Le meurtre des plus riches italiens, la confiscation des terres, l'incendie des habitations au moindre signe de résistance, enfin toutes les hor­reurs de la conquête, se renouvelèrent comme au premier jour. « Les portes de l'enfer sont réellement devenues les puissances do­minatrices de ce monde, écrivait un témoin oculaire. Portes de l'enfer, Néron, Dioclétien ! portes de l'enfer, ce peuple des Langobards qui persécute en ce moment l'Église de Dieu ! Mais si la lueur des épées, le fracas de la guerre épouvantent l'Italie, quelle n'est point la puissance de protection avec laquelle le bienheureux Pierre, prince des apôtres, couvre la ville de Rome? Nous n'avons ici qu'un peuple découragé et d'un nombre fort restreint; nous n'avons plus de soldats, et cependant le glaive nous a respectés. Depuis vingt-sept ans, nous vivons entourés des Langobards. II est vrai que l'Église romaine a dépensé des sommes énormes pour racheter le peuple et la ville de leurs mains 1. » C'était en

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1 Suni etiam porta inferi juœtlam potestates huj'us mundi. Quid enim Nero, quid Dincletianus, quid denique istequi hoc tempore Ecclesiam persequiiur (nempe Langobardorum populus), numquid non omnes istee porta inferi? (S. Greg. Magn.j In Evang., homil. i; Patr. lat., t. LXXIV, col. 1078.) vero gladios Italiœ et bella formidatis sollicite debetis aspicere quanta beati Pétri apostolorum principis

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effet au moyen de compositions, ou ghelds, qu'on avait empêché Alboin de franchir les murailles de Rome. Cleph, son successeur, ne se montra pas moins accessible à la séduction de l'or. Mais s'ils s'abstinrent de pénétrer dans l'intérieur de la ville, les Lom­bards ne se crurent point obligés à respecter les faubourgs (suburbia). En dehors de l'enceinte de Bélisaire, la campagne romaine était couverte de palais et de villas. Tout fut incendié ou démoli. Les édifices sacrés, les oratoires, les églises des martyrs, élevés au-dessus des catacombes, eurent le même sort 1. Le souvenir de ces horreurs demeura longtemps gravé dans le cœur des Romains. Deux siècles plus tard, en 771, le souverain pontife Paul I, dans le décret d'érection de l'église des saints Etienne et Sylvestre qu'il fit reconstruire, s'exprimait ainsi : « L'invasion impie des races Lombardes détruisit jusqu'aux fondements les oratoires des martyrs élevés dans la campagne, en dehors de l'enceinte fortifiée. Ces barbares ne respectèrent pas même les tombeaux des saints ; ils les violaient, jetaient aux vents les ossements sacrés, ou par un calcul d'avarice, les emportaient avec le reste du butin pour les vendre au poids de l'or. A partir de cette époque, les lieux jadis sanctifiés par les reliques des martyrs, ne furent plus respectés comme ils devaient l'être. On fit paître les troupeaux sur d'antiques xoimétéria ; et des parcs de bœufs remplacèrent les oratoires des martyrs : Illic etenim eorum existebant septa animalium in quibus fœtoris egerebant squallorem 1. »

 

2. Au milieu des alarmes chaque jour renouvelées, à la lueur des incendies qui dévoraient les cités, les campagnes, les monastères, le clergé romain ne put, durant plus de dix mois, procéder à une   

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in hac Vrbe prolectio est, in qua, sine magnitudine populi, sine adjutoriis militum, tôt annos inter gladios illœsi, Deo auctore, servamur. (Id., ad Rusticianam, lib. VIII, Epist. xxii ; Pair, lat., tom. LXXVII, col. 924.) Viginli autemjamel septem annos ducimus. quod in hac urbe inter Langobardorum gladios vivimus : quibus quam multa ab hac Ecclesia quotidianis diebus erogantur, ut inter eosvi-vere possimus, suggerenda non sunt. (Id., ad Constant. Augustam, lib. V; Epist. XXI; Pair, lat., tom. LXXVII, col. 749.)

1 Baron., Annal., ad ann. 573. — s S. Paul. I, Constit. de Eccles. SS.Stephan. et Sylvestr.; Pair, lat., t. LXXXIX, col. 1191. Cf. Barou., ad ann. 573.

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élection pontificale '. « Les féroces conquérants, dit M. de Montalembert, moissonnaient tout et ne laissaient après eux qu'un désert. Ils incendièrent et détruisirent entr'autres deux abbayes déjà con­sidérables, mais dont l'origine est ignorée : Novalèse, située au bas du versant méridional des Alpes Piémontaises, et Parfa qui se croyait cachée dans ces frais ombrages de la Sabine, chantés par Ovide : Et amœnœ Farfaris umbrœ. Il faut noter ces noms destinés à être célèbres dans l'histoire religieuse, et dont la première appa­rition  dans l'histoire est marquée  par  un  désastre. Un grand nombre de moines reçurent le martyre des mains de ces nouveaux persécuteurs, et la mémoire de quelques-uns resta chère aux fidèles quoique voilée par la poussière des siècles, jusqu'au jour où, après mille ans écoulés, elle devait inspirer le pinceau de Raphaël. C'est à la persécution des Lombards qu'il faut en effet rapporter les deux martyrs bénédictins, nommés Jean et Benoît, ainsi que le constate l'inscription de la fresque de Raphaël, où ils sont représentés dans l'église de San-Severo à Pérouse. Ces deux martyrs inconnus et dont on ne trouve aucune mention dans Baronius, Bucelin, Mabillon, etc., sont assis sur des nuages en compagnie de saint Benoît, de saint Placide, le premier martyr bénédictin, de saint Maur et de saint Romuald. Ils forment ainsi une sorte de cour autour des trois personnes de la Trinité, qui occupent le centre de la fresque2. » Devant le glaive des Lombards, comme autrefois devant celui d'At­tila ou de Genséric, les habitants, abandonnant les cités et les cam­pagnes, fuyaient au hasard; les populations se jetaient dans des barques, préférant la fureur des flots à celle des ravisseurs, et cher­chaient un refuge dans les îles de la Méditerranée. C'est ainsi que les habitants de Populonium (Massa), réussirent à aborder sur les rives désertes mais hospitalières de l'île d'Elbe (llva). Le coura­geux évoque Cerbonius (saint Cerboney),  échappé sain et sauf à la persécution de Totila 3, vivait encore : avec tout son clergé et

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1 Cessavit episcopalus menses 10, dies 3. {Lib. Poniif., S. Joan. III, Notif.; Pair, lai., tom. CXXV1II, col. 626.) — s Moines d'Occident, tom. U, pag. 90, 91. — 3 Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 485.

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son peuple, il mit pied à terre sur ce sol inconnu, où il n'arrivait que pour mourir. «Se sentant près d'expirer, il dit aux fidèles : Aussitôt que mes yeux seront fermés à la lumière de ce monde, transportez mon corps dans le tombeau que je me suis préparé à Populonium. — Les assistants lui répondirent : Père saint, com­ment pourrons-nous faire? Les Langobards occupent notre ville. — Ne craignez rien, répondit le moribond. Vous pourrez en toute sécurité accomplir mes ordres. Seulement rappelez-vous qu'il fau­dra vous hâter. Aussitôt que vous aurez déposé mon corps dans le sépulcre, remontez aussitôt sur vos barques et revenez ici. — Ce furent ses dernières paroles, et il rendit à Dieu son âme héroïque. Les clercs, fondant en larmes, transportèrent son corps sur un na­vire. On leva l'ancre, et l'on se dirigea vers Populonium. Soudain de gros nuages couvrirent l'horizon ; une pluie torrentielle ne cessa de tomber durant tout le trajet, qui est de douze milles : cependant pas une goutte ne toucha le pont du navire. L'orage respectait le sillon tracé dans les flots par la barque miraculeuse. La tempête et la nuit permirent aux clercs d'accomplir leur mis­sion et de retourner à IJva sans être aperçus des Lombards 1. »


   3. Les nouveaux conquérants de l'Italie ne tardèrent pas à subir, comme les autres barbares leurs prédécesseurs, l'ascendant de la sainteté et de la vertu qu'ils persécutaient. Une bande de Lom­bards qui parcourait la province du Samnium, semant sur sa route l'incendie et la dévastation, envahit un jour l'ermitage du pieux solitaire Menas. L'homme de Dieu vivait dans une pauvre cabane au milieu des bois et ne possédait que quelques ruches d'abeilles. S'adressant à ces farouches guerriers, il leur reprocha les cruautés dont ils se rendaient coupables. Pour toute réponse, l'un d'eux se mit en devoir de renverser les ruchers. Mais au moment même, il fut saisi de convulsions effroyables; et se roulant aux pieds du saint, lui demanda pardon de sa faute et le supplia de le guérir. Le fait acquit une telle notoriété que les Lombards n'entrèrent plus

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1 S. Greg. Magn., Dialog., lib. III, cap. xr. La fête de saint Cerboney se célèbre au jour anniversaire de sa mort, 10 octobre.

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qu'à genoux dans la cellule du solitaire 1. — A Spolète, les Lom­bards avaient amené avec eux un évêque arien, qui voulut con­traindre l'évêque catholique de cette ville à lui céder une église pour l'usage de la secte. « Si vous n'y consentez, dit-il, j'irai de­main, avec une escouade de soldats, forcer les portes de votre ba­silique de Saint-Paul. » L'effet suivit la menace. A l'aube du jour, l'évêque arien commanda aux guerriers lombards d'enfoncer les portes de la basilique. Toute résistance de la part des catholiques eût été inutile. Dieu se chargea seul de venger la majesté de son temple. Au moment où les barbares pénétrèrent dans le lieu saint, leur évêque fut frappé de cécité. Il fallut le reconduire par la main à son logement, et la basilique fut respectée 1. — A Nursia, le prêtre Sanctulus avait, comme le solitaire Menas, con­quis le respect des envahisseurs. Il reconstruisait sous leurs yeux les sanctuaires incendiés. L'huile et le blé se multipliaient sous sa main, pour la nourriture des ouvriers qu'il employait à cette œuvre sainte. Témoins de ces prodiges, les Lombards oubliaient leur férocité et donnaient volontiers la dîme au ser­viteur de Dieu 3. Sanctulus employait son crédit à la délivrance des captifs. Un diacre était tombé entre les mains d'une bande de soldats qui se préparaient à le massacrer. A cette nouvelle, Sanctulus accourut, et demanda la vie du prisonnier. «Non, répon­dirent les barbares. Il doit mourir. » L'homme de Dieu ne put les faire changer de sentiments. L'exécution fut fixée au lendemain matin, et Sanctulus implora la grâce de passer la nuit avec le con­damné. « Volontiers, dirent les Lombards, mais si tu fais échapper cet homme, tu mourras à sa place. » La nuit venue, et les gardes endormis, Sanctulus dit au diacre : « Lève-toi, et fuis. — Père, répondit le diacre, je ne le ferai point. Les barbares vous tueraient. — Va, reprit Sanctulus, et que le Dieu tout-puissant te protège. Moi-même je reste en sa puissance ; les barbares ne pourront rien sur moi sans sa permission. » Le captif s'éloigna donc. Le

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1 S. Greg. Magn., Dialog., lib. 111, cap. xxvi. Le Martyrologe romain fait mention de saint Menas le 11 novembre. — 2 S. Greg. Magn., Dialog., 1. III, cap. xxix. — 3 S. Greg. Magn., Dialog., lib. III, cap. xxsvn.

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lendemain son évasion fut constatée, et son libérateur condamné à mourir. Sanctulus se prosterna à terre et pria. Après quelques instants, un soldat chargé de l'exécution le poussa du talon et le fit relever sur un genou. L'homme de Dieu tendit la tête et dit: Saint Jean, recevez mon âme! — Levant son glaive, le Lombard allait frapper, mais son bras, atteint d'une paralysie soudaine, demeura suspendu sans qu'il pût ni l'abaisser ni le remuer. Ses compagnons épouvantés se prosternèrent aux pieds de l'homme de Dieu, le firent relever et le prièrent de guérir son bourreau. Je veux bien prier pour lui, dit Sanctulus, mais à condition qu'il fera le serment de ne plus jamais, avec le bras que Dieu va lui rendre, mettre à mort un chrétien. — Le soldat le jura et fut guéri 1

 

4. Malgré leur retentissement en Italie, ces prodiges ne pouvaient, on le conçoit, changer tout a coup la nature des Lombards et transformer en agneaux ces loups dévorants. Le sang chré­tien fut donc versé à grands flots, durant les premières années de l'invasion. Près de Sora, un vénérable abbé qui ne nous est plus connu que sous le nom de sa patrie et de son monastère, Soranus, avait distribué toutes les provisions du couvent aux populations éplorées qui fuyaient devant l'épée des vainqueurs. Il ne restait plus ni une robe au vestiaire, ni un grain de blé dans les granges, ni une goutte d'huile ou de vin dans le cellier. Quand les barbares arrivèrent, ils se saisirent de l'abbé, et exigèrent impérieusement de l'or. « Je n'en ai point, répondit-il. Tout ce que je possédais a été distribué aux fugitifs. » Les barbares le chargèrent de chaînes et l'entraînèrent avec eux dans la montagne. Le soir on lui trancha la tète. A ce moment, la montagne et la forêt furent agitées par une secousse de tremblement de terre, comme si le sang du juste eût soulevé le sol qui allait le boire. — Dans la province des Marses, un diacre fut également décapité par un soldat lombard. Mais le bourreau tomba lui-même, frappé d'épilepsie, sur le corps du martyr 2.

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1 S~Greg. Magn., Dialog., lib. IV; cap. xxi. — 2 S. Greg. Magn., Dialog., lib. IV, cap. xxn.

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   5.  Le rationalisme moderne traitera vraisemblablement  ces divers récits de légendes apocryphes. Il suffira, pour constater leur authenticité, de rappeler l'historien à qui nous les devons, saint Grégoire le Grand, ce nom que la vertu et le génie ont dé­coré d'une gloire immortelle. Témoin de la persécution des Lom­bards, Grégoire l'a racontée avec l'autorité d'un témoin oculaire et irrécusable. A cette époque, il avait environ trente-trois ans et exerçait à Rome, au nom de l'empereur de Constantinople, la première magistrature civile, celle de préteur. Issu, comme saint Benoit, de la gens Anicia, l'une des plus illustres races de l'an­cienne Rome, fils du sénateur Gordien et de sainte Sylvie, ar­rière petit-fils du pape saint Félix III 1, Grégoire était né, vers l'an 540, dans le palais autrefois bâti par le fastueux païen Emilius Saurus, sur la pente du mont Cœlius qui se nommait, grâce à ce souvenir : Clivus Scauri. Les vestiges idolâtriques de ce lieu avaient depuis longtemps fait place aux emblèmes chrétiens, glorieuse­ment arborés par les Anicii. On montre de nos jours, dans le palais de Grégoire, transformé par lui en un monastère qui subsiste en­core, une peinture bysantine de la sainte Vierge, devant laquelle Sylvie amenait son jeune fils, et qui plus tard, commentant d'autres images miraculeuses, parla, dit-on, au préteur Grégoire, futur souverain pontife. «Dès les années de son adolescence, dit Paul Diacre, à l'âge où les voies du siècle sourient le plus aux jeunes gens, Grégoire se sentait attiré vers Dieu et ne soupirait que pour la patrie céleste2. » Il avait, aux applaudissements de toute la ville, fourni le cercle des études officielles, grammaire, dialectique et rhétorique 3; il s'appliqua avec non moins de succès à la philoso­phie et à la science du droit. « La maturité de son jugement, dit encore le biographe, était extraordinaire. Il aimait à recueillir dans les ouvrages des anciens les traits saillants, les nobles sen-

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1 Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 503, 504. — s Paul. Diac, Greg. Magn. vita, a. 2; Pair, lai., tom. LXXV, col. 42, 43.

3 Litteris grammalicis, dialecticisque et rhetoricis ita erat initilutus ut nutli in urbe ipsa putaretur esse secundus. (Greg. Turon., Hist. Franc, lib. X, cap. i; Pair, lat., tom. LXXI, col. 527.

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tences, et les imprimait tellement dans sa mémoire qu'ils n'en sor­taient plus. C'est ainsi qu'il préparait dans son cœur ce fleuve de doctrine qui s'épancha plus lard en flots d'une éloquence aussi douce que le miel 1. » Vers la fin du règne de Justinien, Grégoire fut nommé préteur de Rome. La cour de Byzance qui n'avait plus d'armée à opposer aux invasions des Lombards, comptait sur le jeune et déjà illustre patricien pour sauver la capitale de l'Italie. Cet espoir ne fut pas trompé. Grâce aux sages mesures du nouveau préteur et à ses négociations avec les bandes victorieuses d'Alboin et de Cleph, les Lombards ne franchirent pas l'enceinte de Rome. A l'intérieur de la ville, la justice et l'équité régnèrent; Grégoire conquit le cœur des Romains. Il usa surtout de son influence pour protéger l'Église et ramener à l'unité de la foi les schismatiques qui refusaient encore de souscrire au Ve concile général de Constantinople. Les deux principaux foyers du schisme étaient Milan et Aquilée : l'évêque d'Aquilée Paulin, se décorant de sa propre au­torité du titre fastueux de patriarche, avait lancé l'anathème contre les papes. Moins fier devant les Lombards, il avait en 568 déserté sa ville métropolitaine pour se retirer dans l'île de Grade2. Le manque de vaisseaux empêcha les barbares de l'y poursuivre, et il maintint sa rébellion. Il n'en fut pas de même à Milan, où, vers l'an 574 3, à la mort de l'évêque schismatique Fronto, Laurent son successeur, rentra dans la communion du saint-siége. Immé­diatement après son élection, il transmit à Rome un acte authen­tique (cautio), par lequel il acceptait la condamnation des Trois chapitres. Grégoire assista à la réception de cette pièce, et sous­crivit le procès-verbal, dressé par le clergé de Rome, et signé par les principaux patriciens.

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1 Paul. Diac, loc. cit.

2 Telle fut l'origine de la cité actuelle de Grade, dans les Etats autrichiens (Ulyrie). Le patriarcat resta dans cette ville jusqu'à sa translation à Venise, en 1451.

3 Baronius avait cru devoir fixer à l'an 581 le retour de l'évêque de Milan à la communion catholique. Mabillon a rectifié cette erreur chronologique. (S. Greg. Magu., Vita ex ejus scriptis adornata, cap. n, n° 3; Patrol. lai., tom. LXXV, col. 231.)

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  6. Ce fut le dernier acte officiel de sa préture. Le magistrat allait se faire moine. Les exemples de perfection religieuse qu'il trouvait dans sa famille ne furent sans doute pas étrangers à sa détermina­tion. Gordien, son père, avait lui-même renoncé aux honneurs du sénat pour se faire ordonner diacre; sainte Sylvie, sa mère, se retira dans un couvent près de la basilique de Saint-Paul hors les murs 1 ; ses tantes paternelles Tharsille, Gordiana et Emilienne, avaient consacré leur virginité au Seigneur 2. Mais l'influence qui agit sur­tout sur l'esprit de Grégoire fut celle des disciples de saint Benoît. Comme jadis Symmaque et Boèce, le jeune préteur était l'hôte as­sidu et l'admirateur du Mont-Cassin. Dans ses conversations avec les abbés Constantin, Simplicius et Valentinien, successeurs du grand patriarche monastique, Grégoire s'était initié à l'esprit du cénobitisme. Il se faisait redire tous les épisodes de la vie de saint Benoît, son parent dans l'ordre de la nature, son père dans l'ordre de la grâce. L'étude de la règle bénédictine ravissait son âme. Il en admirait la discrétion et la forte éloquence : Discretione prœcipuam, sermone luculentam: ce sont les termes dont il se servit plus tard pour la caractériser, lorsqu'il retraçait, dans ses Dialogues, l'histoire du législateur des moines d'Occident3. Sollicité par l'attrait puissant de la grâce , il aspirait à s'enrôler dans la milice du ciel. « Cependant, dit-il lui-même, je différai longtemps l'œuvre de ma conversion. Il me semblait que je servirais aussi utilement le Seigneur dans le siècle. Les horizons de l'éternité s'ou­vraient devant moi et ravissaient ma pensée : mais, d'un autre côté, les liens de l'habitude m'enlaçaient; je ne voulais pas briser avec le luxe extérieur qui m'entourait. Dans cette perplexité, et quand je me promettais d'allier avec le service du monde l'indépendance d'un esprit que j'espérais réserver tout entier à Dieu, je sentais

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1 Le monastère, où se retira sainte Sylvie, s'appelait Cella-Nova. Il occupait, sur le moût Aventin, l'emplacement d'un ancien temple d'Apollon. L'antique église de Saint-Sabas en est le seul reste qui subsiste aujourd'hui.

2.  Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 504.

3 Nous avons traduit presque intégralement (tom. XIV de cette Histoire, pag. 180-193; 330-341; 495-503) le IIe livre des Dialogues, consacré par Gré­goire le Grand à la biographie de saint Benoît.

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que le monde avait dans mon cœur des racines plus fortes, et que je le servais non pas seulement en apparence mais avec une affec­tion réelle. Enfin je rompis avec toutes ces entraves, je me réfu­giai dans la vie monastique, comme dans un port de salut. Échappé au naufrage du monde, j'abordai nu sur la plage où Dieu m'atten­dait 1. » Le sacrifice de Grégoire fut en effet aussi absolu qu'hé­roïque. La mort de son père, survenue dans l'intervalle, le rendit maître de tous ses biens. La famille Ànicia possédait en Sicile de riches patrimoines, qui furent consacrés à doter dans cette île six nouveaux monastères bénédictins. «Grégoire en établit un sep­tième, dédié à saint André, dans son propre palais à Rome, sur le mont Cœlius, et s'y fit moine lui-même. Il vendit tout le reste de son héritage pour le distribuer aux pauvres. Rome qui avait vu le jeune et opulent patricien parcourant les rues en habits de soie et tout couvert de pierreries, le revit avec admiration vêtu de bure, et servant de ses mains les mendiants hébergés dans l'hospice construit à la porte de sa maison paternelle changée en monas­tère -. « Une fois moine, dit M. de Montalembert, il voulut être le modèle des moines et pratiquer avec la dernière rigueur toutes les austérités que comportait la règle, en même temps qu'il s'appliquait spécialement à l'étude des saintes Écritures. Il ne se nourrissait que des légumes que sa mère lui envoyait de son couvent, tout trempés dans une écuelle d'argent. Cette écuelle était le seul reste de son ancienne splendeur, et il ne s'en servit pas longtemps, car, un jour qu'un pauvre naufragé vint plusieurs fois l'importuner pendant qu'il écrivait dans sa cellule, il lui donna ce demeurant de son argenterie, avec douze pièces de monnaie, les seules qu'il possé­dât encore. Continuellement occupé à prier, à lire, à écrire ou à dicter, il s'obstinait à pousser si loin la rigueur du jeûne, que sa santé s'y ruina et que sa vie même en fut compromise. Il tombait si souvent en syncope, que plus d'une fois, comme il l'a raconté lui-même, si ses frères ne l'avaient réconforté par

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1 S. Greg. Magn., Exposit. in lib. Job., Epist. Missor.; l'air, lai., tora. LXXV, col. 511. — 2 Paul. Diac, Vit. S. Greg. Hagn., cap. n. XV.                                    3

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p66   PONTIFICAT  DE   SAINT  BENOIT  I   (574-378).

quelques mets plus substantiels, il aurait fini par succomber 1. Pour avoir voulu faire plus que les autres, il lui fallut bientôt re­noncer aux jeûnes que tout le monde observait, même les plus or­dinaires. Il se désolait alors de ne pouvoir pas même jeûner le sa­medi-saint, en ce jour où les petits enfants mêmes jeûnent, dit son biographe; et avec l'aide des prières d'un saint abbé de Spolète qui était venu se faire moine avec lui à Saint-André, il obtint de Dieu la grâce de pouvoir observer au moins ce jeûne-là 2. » Mais il resta toute sa vie faible et malade, et ce fut un miracle de plus dans son histoire que la prodigieuse activité qu'il déploya au ser­vice de l'Église.

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