§ V. Prétendue chute du pape Liberius
tome 9 p. 581
35. On nous pardonnera, nous l'espérons, cette digression sur l'évêque de Meaux, dont les doctrines se rencontreront plus d'une fois encore en hostilité avec les nôtres, dans le cours de cette Histoire. Quoi qu'il en soit, Bossuet croyait très-sincèrement que le pape Liberius avait failli. Cette opinion était alors celle de Tillemont, de Fleury, de toute l'école critique du XVIIe siècle. Hâtons-nous d'ajouter que Baronius lui-même l'avait partagée. C'est que des découvertes fort inattendues s'étaient produites successivement, depuis Nicéphore Calliste et les autres historiens de l'antiquité. Il se passa pour saint Liberius quelque chose d'analogue à ce qui advint de nos jours pour le pape saint Calliste I. Après des siècles d'oubli, on venait de mettre la main sur un ensemble de documents jusqu'alors inconnus, lesquels semblaient établir d'une manière péremptoire la faute de saint Liberius, et trancher ainsi pour ja- mais une question si longtemps problématique. En 1479, Mombri-tius, hagiographe milanais, avait publié une collection d'Acta sanctorum en deux volumes in-folio. La tempête de la reforme qui s'éleva bientôt après ne permit pas à cette œuvre vraiment sérieuse de prendre dans le monde savant le rang qu'elle méritait. En 1678, Baluze, dans ses Miscellanea, reproduisit quelques-unes des pièces de la collection de Mombritius, dont il avait retrouve des copies dans des manuscrits appartenant aux diverses bibliothèques de France. Au nombre de ces pièces s'en trouvait une intitulée ; Vita
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1. Bausset, HisL de Bossuet, pièces justificatives du livre sixième.
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p582 PONTIFICAT DE SAINT FÉLIX II (358-3o9).
sancti Eusebiï presbyleri Romani. « Je l'ai rencontrée, dit Baluze, dans quatre manuscrits fort anciens, l'un de la bibliothèque du roi et les autres de celle de M. Colbert. J'en ai soigneusement collationné le texte. Bien que Alombritius l'ait déjà fait connaître, je crois devoir publier de nouveau ce document qui renferme des particularités fort intéressantes, et dont on ne trouve aucune men- tion dans les annales ecclésiastiques 1. » Voici la teneur de cette pièce : « Au temps où Liberius fut rappelé d'exil par l'hérétique Constance Auguste, à la condition qu'il ne rebaptiserait point le peuple mais qu'il le souillerait par une communion impie, Eusèbe, prêtre de la ville de Rome, se mit à déclarer que Liberius, l'ami de Constance, était un hérétique. Un grand nombre de fidèles, soutenus par le crédit du saint prêtre, persévérèrent dans la confession sainte et la foi catholique, refusant de communiquer avec Liberius. Celui-ci occupa de force les basiliques ; Félix fut violemment déposé du siège épiscopal dont Liberius resta seul maître, et le prêtre Eusèbe fut arrêté pour avoir rassemblé et instruit le peuple dans une maison qui lui appartenait et qu'il avait fait construire lui-même. Amené devant l'empereur et Liberius, Constance lui dit : Crois-tu être le seul véritable chrétien de toute la ville de Rome ?— Eusèbe répondit : L'Évangile nous apprend que le Christ ne trouvera plus de foi sur la terre. Quant à moi je garde la foi de mon baptême et la bénédiction sacerdotale que j'ai reçue des mains du bienheureux Jules. — Liberius dit : Je tiens la place de Jules, puisque je suis son successeur. — Il en serait ainsi, répondit Eusèbe, si vous aviez persévéré dans la foi que vous professiez avant votre exil. — Liberius, en présence de l'empereur, répondit : Me croyez-vous donc si misérable que j'aie pu l'abandonner?— Le fait parle assez haut, répliqua Eusèbe. —Mais à quoi bon distinguer entre l'une et l'autre foi? demanda l'empereur, — Quant à nous, répondit Eusèbe, nous avons persévéré dans l'intégrité de la doctrine. Vous, au contraire, poussés par l'instigation du diable et par un sentiment de basse jalousie, vous avez
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1.Baluz., Misceltanea, tom. II, pag. 141.
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p583 CHAP. VII. — PRETENDUE COUTE PU PAPE LIBERIUS.
condamné à l'exil l'évêque Félix, ce pontife vraiment catholique, adorateur fidèle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce ministre irréprochable dont la sainteté est reconnue de tous. Aujourd'hui ce glorieux confesseur, retiré dans son prœdiolum, consacre tout son temps à prier pour l'Église. C'est par vos ordres que tant de chrétiens, de clercs, de prêtres et de diacres ont été égorgés! —A ces mots, la fureur de Constance ne connut plus de bornes. Par le conseil de Liberius il ordonna que le prêtre Eusèbe serait renfermé dans un réduit obscur de sa propre demeure. Cette espèce de cachot avait à peine quatre pieds de large. Le saint y demeura sept mois priant nuit et jour; après quoi il s'endormit dans le Seigneur, le XIX des calendes de septembre (14 août 260). Les prêtres Grégoire et Orose, de concert avec les parents d'Eusèbe, recueillirent ses restes précieux et les ensevelirent dans la catacombe de Calliste, sur la voie Appienne, près du corps du bienheureux Sixte, évêque et martyr. Sur sa tombe, ils placèrent cette inscription :
EVSEBIO HOMINI DEI.
« A Eusèbe, homme de Dieu. » Sur ces entrefaites, l'empereur Constance, ayant appris que les prêtres Grégoire et Orose avaient donné la sépulture au martyr Eusèbe, ordonna d'arrêter Grégoire et de l'enfermer vivant dans la crypte sépulcrale. Le prêtre Orose réussit en dépit des satellites impériaux à pénétrer pondant la nuit dans la catacombe où languissait son ami; il recueillit son dernier soupir et l'ensevelit à côté du saint prêtre Eusèbe. C'est le prêtre Orose qui a écrit lui-même cette relation. A partir de ce moment, l'empereur Constance donna l'ordre de décapiter, dans l'intérieur même des églises et sans autre forme de procès, quiconque refuserait de communiquer avec Liberius et de souscrire à sa profession de foi. Dès lors, dans les places publiques, dans les rues, dans les basiliques, dans les thermes, on égorgeait les catholiques fidèles. La persécution sévissait ainsi par ordre de Constance, d'accord avec Liberius. A la mort de ce dernier, Damase fut élevé sur le siège pontifical. Son premier soin fut de réunir un synode de vingt-huit évêques et de vingt-cinq
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prêtres, qui, d'une voix unanime, anathématisèrent la mémoire de Liberius. Ce fut ainsi que pour quelque temps cessa cette persécution, par la grâce du Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen 1. »