Prétendue chute du pape Liberius 1

§ V. Prétendue chute du pape Liberius

 

   25. L'ordre chronologique nous amène à l'examen de la grande question si longtemps controversée de la prétendue chute de Libe-rius. Bien qu'aujourd'hui elle soit à peu près unanimement résolue dans le monde savant par la négative, il importe de la reprendre avec tous ses développements historiques ; ne fût-ce que pour rendre plus circonspects dans l'avenir les critiques qui seraient tentés d'accueillir trop légèrement les accusations contre le saint siège et contre les papes. L'enseignement qui ressort de cet exemple mémorable est trop grave et trop solennel pour qu'un historien de l'Église puisse le laisser dans l'ombre. Voici le chapitre consacré par Théodoret à l'exil de Liberius et au retour de ce pontife à Rome. « Ce triomphant athlète de la vérité ('o vixtjçôooç U>iO:f*{ àvavio-ri;;), dit-il, avait été déporté en Thrace par ordre de l'empereur. IL y passa deux ans. Durant cet intervalle, Constance eut la fantaisie de visiter Rome, qu'il ne connaissait pas encore. Les dames romaines voulurent profiter de sa présence ; elles con-jurèrent les sénateurs et les patriciens, leurs époux, d'aller demander le retour du pontife exilé. Si vous refusez de vous prêter à cette démarche, disaient-elles, nous sommes résolues à tout quitter pour aller rejoindre notre pasteur et notre père dans son exil ! — Mais tous reculaient devant l'idée d'affronter le courroux du prince. Nous n'obtiendrons de lui, répondaient-ils, que la confiscation de non biens, la mort peut-être. S'il doit céder sur ce point, il ne le fera qu'à votre prière. Allez donc lui présenter vous-mêmes votre requête. De deux choses l'une : ou il l'accueillera favorablement; ou du moins, s'il la rejette, il n'osera pas sévit contre des femmes. — L'avis était sage ; les dames romaines le suivirent. Elles vinrent, magnifiquement parées, selon qu'il convenait à leur naissance et à leur rang, se prosterner aux pieds de l'empereur, le

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suppliant de prendre en pitié cette grande ville privée de sou pasteur et livrée comme une proie à des loups ravissants. — Constance leur répondit que Rome avait un pasteur qui suffisait pour le gouvernement de l'Église. Il voulait parler de Félix, un diacre qui avait été sacré depuis le départ du grand Liberius (het* tot |iqr«v Aifa'piov). Félix maintenait inviolable la foi de Nicée, mais il communiquait librement avec les Ariens ; aussi nul citoyen romain ne voulait mettre le pied dans l'église quand il s'y trouvait. Les nobles chrétiennes en firent l'observation à l'empereur. Celui-ci se laissa fléchir; il ordonna de rappeler l'illustre et digne exilé («pocé-taU xci ph mcvTx âpwcov èxeivov èitavc).6£îv), ajoutant qu'il gouvernerait l'église de Rome conjointement avec Félix. Le rescrit impérial ainsi formulé fut lu devant tout le peuple assemblé dans le cirque. Une clameur ironique s'éleva de tous les rangs. Bravo ! disait-on. Il y aura un pape pour chaque couleur ! Chaque faction aura son cheval favori ! — Après cette première explosion de sarcasmes, la foule se mit à crier tout d'une voix : Un Dieu ! Un Christ ! Un évêque ! —J'ai cru devoir reproduire fidèlement ces expressions, parce qu'elles attestent la piété, la justice et la foi des Romains. Après cette manifestation digne d'un peuple chrétien, l'admirable Liberius (6 u-stU^qc Atëéfto;) revint dans sa ville épiscopale, et Félix alla habiter une autre cité 1. »

 

    26. Voilà le premier comme date, et le plus ample comme récit, des témoignages historiques sur le fait du retour de Liberius à Rome. Théodoret qui l'écrivit dans sa continuation de l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, naquit en 387, trente ans seulement après les événements qu'il raconte. Pour lui, Liberius est « le triomphant athlète de la vérité, l'illustre exilé, le grand, l'admirable pontife. » Théodoret ne sait rien de la chute de ce pape; il ne la laisse pas même soupçonner. Il parle de Liberius exactement dans les mêmes termes que saint Athanase. Ce dernier, témoin oculaire et victime lui-même de la persécution dont il décrit toutes les péripéties, avait

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1 Théodoret, Hist. eccles^ lib. II, cap. xiv;  Patrol. grac, tom. LXXXU col. l'UO.

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p564     PONTIFICAT DE  SAINT fÉLIX II  (358-359).

 

dit du pape Liberius et d'Osius, évêque de Cordoue : « Ces deux grands hommes apprendront à nos derniers neveux comment il faut combattre jusqu'à la mort pour ia défense de la vérité1. » Cependant Athanase ne pouvait ignorer que les Ariens faisaient courir le bruit d'une prétendue défection du pape et de l'évêque de Cordoue. Le patriarche d'Alexandrie, au fond de son désert, était soigneusement, informé par les moines de la Thébaïde des moindres incidents qui surgissaient chaque jour, durant cette lutte ardente où il jouait sa tête. Très-certainement donc il dut être informé des rumeurs calomnieuses répandues contre l'honneur du pape; et pourtant il ne les mentionne même pas. C'est à nos yeux la meilleure preuve que ces rumeurs étaient une insigne calomnie, aussi grossière que les lettres fabriquées sous le nom d'Athanase par Ursace et Valens. Pour Athanase donc aussi bien que pour Théodoret, Liberius est un modèle de sainteté, de zèle et d'héroïsme.

 

    27. Rufin, prêtre d'Aquilée, dans son Histoire ecclésiastique écrite vers l'an 400, est moins affirmatif que Théodoret et que saint Athanase. Il a eu entre les mains des pièces qui le font hésiter dans son jugement. Les éloges des contemporains de Liberius sont à ses yeux contrebalancés par ces monuments accusateurs. Voici comment il s'exprime : «Liberius, successeur de Jules sur le siége de Rome, fut exilé pour la foi. Les hérétiques mirent à sa place son diacre Félix, lequel pourtant ne partageait pas leurs erreurs, mais se rendit coupable en communiquant avec eux et en recevant l'ordination de leurs mains. Quant à Liberius, il revint à Rome du vivant de Constance. Comment son rappel eut-il lieu? Le pape souscrivit-il quelque formule au gré de l'empereur; ou celui-ci ne fit-il que céder aux instances du peuple romain qui l'avait supplié de rappeler le pontife? C'est une question que je n'ai pu encore parfaitement élucider2. » Contemporain de Rufin d'Aquilée,

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1 MâpTVpoc; XaftëavÉTCi» AtêÉpiov xotî "Outov... "Etat yap ÛKOYpa|i|ii; xotî tûjwj toiç ptxà Tautà Y'YV0!"V0'î> iYuvIÇesOaei V-& *"ièp rrn i\ifiti*ç p.£xp\ Ocevâiou. (S. Athtm., 4pol. contra Arianos, cap. XC; Pair, grœc, taxa. XXV, col. 409.)

2. Rufin., lUst. ezcles., lib. I, c»$>. xxn-xxiv; Pair, lat., tom. XXI, col. 495-488.

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p565 CHAP.  VII.  — PRÉTENDUE  CHUTE  DU PAPE LIBERIUS.     

 

Socrate de Constantinople étudiait à son tour, dans son Histoire ecclésiastique, l'épisode du pape Libe rius. Voici son jugement : « La formule de Sirmium 1, dit-il, telle qu'on l'avait lue au concile de Rimini, fut envoyée par ordre de Constance à toutes les églises d'Italie. Les évêques qui ne consentiraient point à la souscrire devaient être expulsés de leurs sièges, traînés en exil, et remplacés par des intrus. Déjà Liberius évêque de Rome, pour avoir refusé son. assentiment à la doctrine des Ariens, avait été relégué au fond de la Thrace et remplacé par Félix que l'influence d'Ursace avait fait élire. Félix était un diacre de l'Église romaine, lequel s'était laissé corrompre par la perfidie arienne et qui fut ainsi promu à la dignité épiscopale. Il est cependant des historiens qui le disculpent et affirment qu'il n'embrassa nullement l'hérésie, mais qu'il fut contraint par la violence et la force à accepter l'ordination. Ces événements furent le signal d'une conflagration universelle. L'Occident était rempli de discordes et de troubles. Les pasteurs légitimes étaient arrachés à leurs églises désolées; on les traînait chargés de fer en exil, pendant que des intrus étaient mis en possession de leurs sièges. Ces attentats s'exécutaient en vertu de détrets impériaux. L'Orient fut bientôt le théâtre de violences pareilles. Du reste Libérius ne tarda pas à être rappelé de son exil. Dans une sédition, le peuple romain chassa Félix. L'empereur, à son grand regret, se vit forcé d'accorder le retour du pape légitime2. »

 

   28. Ainsi parle l'historien Socrate. Il ne fait aucune mention de la prétendue chute de Liberius; mais il relève soigneusement la divergence d'opinions qui existait dès lors sur la légitimité du pontificat de Félix. Sozomène, compatriote et contemporain de Socrate, analyse avec la plus minutieuse fidélité le dialogue échangé entre Liberius et Constance dans l'entrevue de Milan, et il continue en ces termes : « En punition de sa résistance à la vo-lonté impériale, Liberius fut dépossédé de son siège dont l'admi-

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1. Il s'agit ici du troisième formulaire daté de cette ville.

2. Socat.1., Hist. eccles., lib. II, cap. xixviij Patrol. grue., tom   LXVII, col. 320, Ml.

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p566 PONTIFICAT  DE  SAINT  FÉLIX  II   (35S-359).

 

nistration fut confiée au diacre Félix, élu évêque à sa place. On dit que Félix se montra inviolablement attaché à la fol de Nicée, et qu'en matière dogmatique il fut constamment irréprochable. Le seul grief qu'on puisse lui imputer serait d'avoir, antérieurement à son ordination, communiqué avec les hérétiques. Sur ces entrefaites, Constance voulut visiter Rome. Il y fut accueilli en triomphe, mais le peuple ne cessa de mêler à ses acclamations le nom de Liberius, sollicitant ainsi le retour de son légitime pasteur. L'empereur consulta à ce sujet les évêques de son entourage. D'après leur avis, il répondit aux Romains qu'il accéderait volontiers à leur désir, pourvu que Liberius consentît à recevoir les Ariens dans sa communion 1. — Quelques jours après, l'empereur quitta la capitale de l'Italie pour se rendre à Sirmium. Dans cette dernière ville, une députation des évêques d'Occident vint le trouver, et l'entretenir de la situation faite à l'Église. Il profita de leur présence pour rappeler Liberius de Bérée, ville de Thrace où le pontife avait été exilé. A son arrivée, Liberius fut pressé par l'empereur de déclarer que le Fils n'est pas consubstantiel au Père. Constance était dirigé dans cette voie d'oppression par les prélats Basile d'Ancyre, Eustathius de Sébastc, et Eleusius de Cysique, lesquels étaient alors le plus en crédit à la cour. Ils réunirent dans une seule formule les diverses définitions de foi rédigées à Antioche et à Sirmium contre les erreurs de Paul de Sa-mosate et de Photin, prétendant que le terme de consubstantiel servait de prétexte à de nouvelles erreurs. En conséquence, ils le supprimaient, et voulaient que Liberius, Athanase, Alexandre, Sévérien et Crescent fissent de même. Ursace, Germinius de Sirmium, Valens de Mursia et les autres Orientaux les secondaient de tous leurs efforts. Mais Liberius leur remit une autre confession de foi par laquelle il anathématisait quiconque soutiendrait que le Fils n'est pas de même substance que le Père. Les Ariens qui avaient déjà semé la fausse nouvelle qu'Osius de Cordoue s'était rallié à leur erreur, eussent voulu accréditer aussi le

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1.Sozomea.. Hisl. eccles., lib. IV, cap ji.

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bruit que Liberius avait rejeté le consubstantiel. Cependant Constance renvoya le pontife à Rome. En même temps il ordonnait au peuple romain de le recevoir conjointement avec Félix pour administrer l'église de concert. Mais les Romains professaient pour l'illustre et grand Liberius une vénération profonde. Ils l'aimaient d'autant plus qu'il avait résisté plus énergiquement en matière de foi aux volontés de l'empereur1. Une véritable émeute eut lieu dans la ville en faveur de Liberius; le sang coula. Félix survécut peu à ces événements et Liberius gouverna seul l'Église. La providence de Dieu le permit sans doute pour que le siège de Pierre ne fût pas déshonoré par la compétition de deux pontifes, dont la présence simultanée eût été aussi contraire aux canons ecclésiastiques que funeste à l'ordre et à la charité2. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon