Darras tome 17 p. 297
III. Seconde donation de Pépin le Bref au saint-siége.
36. Le pape Etienne III, en se séparant de Pépin le Bref, n'avait pas la même confiance que ce dernier à la sincérité des promesses du roi lombard. Il eût voulu que l'armée franque attendît pour quitter l'Italie l'exécution des clauses du traité. Mais le roi victorieux, comptant sur la terreur qu'il avait inspirée et se flattant que la leçon ne serait pas perdue, ne consentit point à prolonger davantage son séjour au delà des monts. L'approche de l'hiver pressa son départ. Il prit soin d'ailleurs de faire escorter le pontife par une troupe nombreuse de Francs, sous la conduite du prince Hiéronyme, fils de Charles Martel. L'abbé de Saint-Denys, chapelain du palais, Fulrad, accompagnait le pape. Le Liber Pontificalis nous a décrit l'enthousiasme des Romains en cette circonstance.
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fois, et le réduisit à la nécessité de souscrire toutes les conditions qu'il voulut lui imposer. Les deux principales de ces conditions furent : 1° De ne plus envahir hostilement le territoire romain et de ne plus faire la guerre ni aux papes ni au peuple de Rome; 2e de reconnaître désormais la domination des Francs, de leur payer tribut, et de céder immédiatement à Pépin toutes les villes et toutes les terres de la juridiction romaine actuellement occupées par les Lombards. Ces villes et ces terres avaient été jusque-là censées appartenir à l'empire grec et avoir été prises sur lui. Dès l'instant où Pépin eut contraint Astolphe à les lui céder, il les regarda comme sa conquête propre et directe, comme une propriété acquise par la victoire et dont il avait le droit de disposer. Il en disposa en faveur de l'Église; il fit aux papes, dans la personne d'Etienne III, cette fameuse donation sur laquelle on a tant et si mal à propos disserté, comme si cet événement n'était pas en lui-même aussi simple et aussi vraisemblable que tout autre des mêmes temps, ou n'était pas aussi bien attesté. Il y aurait plutôt lieu à disputer sur l'étendue de cette donation; mais c'est un point secondaire auquel je n'ai pas besoin de m'arrêter : il me suffit de dire qu'elle comprenait à peu près ce qui a formé depuis l'État romain. Ce fut en vertu même de cette donation que les pays dont il s'agit passèrent de l’empire à l'Église, et que l'autorité temporelle de celle-ci, qui n'avait été jusque-là qu'une autorité de fait, subordonnée au moins nominalement à celle des empereurs de Constantiuople, devint une autorité indépendante, ayant dans un nouvel ordre de choses sa raison et son droit. L'intervention de Pépin et des Francs dans les démêlés entre les Lombards et les papes ne se borna pas à donner des terres et le pouvoir temporel à ces derniers; elle assura de plus l'indépendance politique de Rome. » (Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, tom. 111, pag. 241-243.)
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p298 PONTIFICAT D'ÉTIEN.NE III (7u2-7,")7).
Etienne, conduit au milieu des transports de joie et des chants d'allégresse dans la basilique vaticane, rendit à Dieu et à son apôtre Pierre de solennelles actions de grâces. Quelques jours à peine séparèrent ce retour triomphal des angoisses les plus terribles. Non-seulement Astolphe refusa d'évacuer la Pentapole et l'exarchat 1, mais il redoubla d'oppression et de tyrannie envers la population de ces provinces. Les plaintes arrivèrent de toutes parts, et quand l'escorte française quitta Rome. Fulrad fut chargé par le pape d'une lettre ainsi conçue : « Aux seigneurs et très-excellents fils, Pépin, roi et notre compater spirituel, ainsi qu'aux deux rois Charles et Carloman patrices des Romains, Etienne pape. Nous eussions vivement désiré, très-précellents fils, que votre retour en France fût différé jusqu'à l'exécution des clauses du traité de paix 2. Vous avez, en ce qui vous concerne, vous, notre compater spirituel, ainsi que vos très-doux fils, dignement répondu à la faveur du Dieu qui vous a donné surnalurellement la victoire. Vous avez, dans la mesure de votre puissance, exigé que justice fût rendue au bienheureux Pierre, et ainsi votre munificence a confirmé la charte de donation précédemment souscrite 3. Mais ce que nous avions prédit
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1La Pentapole prenait son nom des cinq villes dont elle était composée, Rimini, Pesaro, Fano, Sinigaglia et Ancône. Les principales cités de l'exarchat étaient Ravenne, Adria, Ferrare, lmola, Faenza, Forli. La donation de Pépin le Bref au pape comprenait en tout vingt-deux villes avec leurs dépendances, outre le duché romain, qui cessait de relever de l'empereur et passait en droit, comme il l'était auparavant de fait, sous la souveraineté du saint-siége.
2Cette parole du pape établit clairement que les deux jeunes princes, Charles, qui fut depuis Charlemague, et son frère Carloman, avaient accompagné le roi leur père dans sa première campagne eu Italie.
3Nosterque spiritalis
compater et ims dulcissimi filii, quemadmodum miseri-
eors Deus noster cœlituz victorias vobis largiri dignatus est, juslitiam beati
Pétricin quantum potuistis, exigere studuistis, et per donationis pagiuam
restituendumcavruvii bonitas vestra. (Codex Carolinus, Epitt. Steph. pap., n°
(i; Pair, lut., tom. XCV1II, col. lui.) Nous avons ainsi, sous la plume
du pape Etienne III, la confirmation du récit de la victoire miraculeuse du val de
Suze, et une allusion manifeste à la promesse de donation, paginam
donationis. rédigée à
Quierzy-sur-Oise. On sait que le Codex Carolinus est la collection
authentique, faite par ordre de Charlemagne, de toutes les lettres
pontificales adressées aux princes carlovingiens depuis Charles Martel
iuclusivement.
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p299 CHAP. III. — IIe DONATION DE PÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
de la malice et de la perfidie d'Astolphe ne s'est que trop réalisé. Le roi lombard se joue des serments les plus solennels : malgré ses promesses écrites et signées, il n'a pas permis qu'une palme de terrain fût rendue au bienheureux Pierre, à la sainte église de Dieu, à la république romaine. Depuis le jour où j'ai pris congé de vous, il n'a cessé de multiplier les outrages et l'oppression, au point que si les pierres pouvaient parler elles crieraient vengeance. À la suite de ces nouvelles afflictions, j'ai failli retomber dans la cruelle maladie qui m'atteignit en France. Je ne puis, très-excellents fils, retenir mes larmes, quand je songe à notre dernière entrevue et aux craintes que je vous exprimais sur le résultat définitif, pendant que vous acceptiez sans défiance les promesses illusoires, les serments hypocrites d'un pervers. Je suis donc revenu au sein de mon troupeau, parmi le peuple qui m'est confié; mais la juste réparation qu'attendait le bienheureux Pierre n'a point eu lieu. Tous les chrétiens comptaient fermement sur la justice que le prince des apôtres allait obtenir par la puissance de votre bras, à la suite de l'éclatant miracle qui a illustré votre règne, quand notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, par l'intercession de saint Pierre dont il vous a constitués les défenseurs, daigna vous accorder une telle et si fameuse victoire. Et maintenant, la page de donation souscrite par vous en faveur du bienheureux Pierre, de la sainte Église et de la république romaine, cette page, qui assurait la restitution des cités et des provinces envahies, est déchirée par la mauvaise foi et la fourberie du roi lombard. Je vous en conjure, fils très-excellents et bénis de Dieu, au nom de notre divin Sauveur, au nom de sa sainte et glorieuse mère Marie toujours vierge, au nom du bienheureux prince des apôtres qui vous a sacrés de l'onction royale, faites exécuter la donation que vous avez offerte à votre protecteur et à notre seigneur le bienheureux Pierre, faites rendre et livrer à la sainte Église de Dieu tout ce que vous lui avez donné. Désormais ne croyez plus aux protestations captieuses, aux mensonges d'un roi qui vient de manifester ainsi sa méchanceté et sa fourberie. Notre fils, Fulrad, votre conseiller fidèle, et tous ceux qui l'ont accompagné ici vous diront de vive voix
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p300 pontificat d'étienne iii (752-737).
le détail de nos tribulations et de nos souffrances. Hâtez-vous de prendre en main la cause du bienheureux Pierre, afin que, toujours victorieux en cette vie, vous méritiez par l'intercession du prince des apôtres les joies de l'éternité. Adieu, très-excellents fils 1.»
37. Cette lettre d'Etienne III, qui confirme explicitement la promesse de donation de Quierzy-sur-Oise et la réalité de l'investiture du pouvoir temporel faite à Pavie par Pépin le Bref en faveur du saint-siége, est un monument d'une incontestable authenticité. Elle fait partie, sous le numéro Vi, du fameux Codex Carolinus, encore aujourd'hui conservé en original à la bibliothèque impériale de Vienne. En 791, Charlemagne fit transcrire toutes les lettres adressées par les souverains pontifes à son aïeul Charles Martel, à son père Pépin le Bref, à lui-même et à son frère Carloman, « afin, disait-il, que cette collection précieuse, dont quelques pages étaient déjà menacées de périr soit par l'incurie de ses prédécesseurs, soit par la vétusté, fût conservée tout entière aux âges futurs 2.»
38. Le départ de l'escorte franque et de ses deux chefs, le prince Hiéronyme et l'archichapelain Fulrad, ne fit qu'accroître l'insolence d'Astolphe. Les troupes lombardes paraissaient jusque sous les murs de Rome, dévastant et pillant un territoire désarmé. On était alors aux derniers jours de décembre de l'an 754. Le pape expédia en toute
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1 Codex Carolin., loc. cit., col. 103-106.
2. Voici le prologue de cette précieuse collection. A | Q Régnante in perpe-tuum Domino et Salvalore nostro Jesu-Chrtsto, anno incarnationis ejusdem Domini nostri DCCXCI, Carolus excellentissimus et a Deo electus rex Francorum et Langobardorum uc patricius Romanorum, anno felicissimo regni ipsius XXlll, divino nutu inspiratus, sicut ante omnes gui ante eum fuerunt sapientia et pru-dentia eminet, iia in hoc opère ulilissimum sui operis instruxit ingenium, ut uni-versas epistolas quœ tempere bonœ memoriœ domni Caroli avi sui, nec non et r/loriosi genitoris sui Pippini, suisque iemporibus de summa sede apostolka beati Pétri apostolorum principis, seu etiam de bnperio, ad eos directœ esse noscuntur, eo quod nimia vetustate et per incuriam jam ex parte diruta3 atque deletas coas-j.-exerat, denuo memorabilibus membranis summo cum certamine renovarc ac rescribere decrevii. — [ncipiens igitur, ut supra diximus, a principatu prœfati principis Caroli avi sui, usque preesens tempus, ita omnia exarans, ut nullum testimonium sanctœ Ecclasiœ profuturum suis déesse scriptoribus videatur, ut scriptum est : Sapientiam omnium antiquorum ex-juiret sapiens. (Cod. Caroiin., Prafat.; Pair, lat., toin. XCV11I, col. 520
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hâte l'évêque de Nomentum, Villarius, l'un de ceux qui l'avaient accompagné dans son voyage en France. La lettre pontificale que Villarius était chargé de remettre à Pépin le Bref et à ses deux fils Charles et Carloman, non moins pressante que la première, avait un accent plus majestueux encore, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, plus souverainement apostolique. « Le roi des rois, le seigneur des seigneurs, disait le pontife, a constitué votre bonté très-excellente au-dessus de la multitude des nations et de la foule des peuples, uniquement pour exalter par vous la sainte Église. Il aurait pu, par tous les autres moyens dont sa Providence dispose, venger l'honneur de cette Église sainte et faire rendre justice au prince de ses apôtres. Mais il a voulu mettre à l'épreuve votre dévouement : c'est dans ce dessein que sa miséricorde a dirigé notre infortune près de vous, notre compater spirituel et nos très-doux fils, alors que, dans l'épuisement de nos forces physiques et dans les douleurs de notre âme, nous avons entrepris ce lointain voyage. Nous partîmes, affrontant les neiges, le froid, les avalanches, les torrents débordés, enfin les périls d'une traversée de montagnes dans la plus rigoureuse saison. Tout fut oublié lorsque, parvenu en votre présence tant désirée, il nous fut donné de déposer entre vos mains la cause du prince des apôtres. Vous avez prêté à nos supplications une oreille favorable; vous avez promis au bienheureux Pierre de lui faire rendre justice. Vrais fidèles de Dieu, sans arrière-pensée et avec l'intention la plus pure, vous vous êtes armés pour la défense de l'Église. C'est alors que ce Dieu dont la puissance écrase la guerre et force les gros bataillons, ce Dieu qui humilie les superbes et exalte les humbles, manifesta à votre bonté et à tous les chrétiens la justice de la cause apostolique par un miracle éclatant, dont le souvenir restera à jamais glorieux. Les ennemis du Christ et de la sainte Église se fiaient à leur féroce bravoure : d'un pied rapide, ils s'élançaient pour verser le sang: ils fondirent en masses énormes sur une poignée de vos soldats. Par la main du bienheureux Pierre, le Dieu des armées vous donna la victoire : des légions innombrables, écrasées par quelques hommes, apprirent, en mordant la
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poussière, le sort réservé aux ennemis du prince des apôtres. Ce n'est pas la main de l'homme, mais celle de Dieu, qui tient le glaive des batailles. Désespérant alors du succès de ses intrigues, le perfide Astolphe, de concert avec les chefs lombards, eut recours aux promesses hypocrites, aux protestations illusoires, au parjure, hélas ! pourquoi faut-il que vous ayez, fils très-excellents, laissé par lui surprendre votre religion et ajouté plus de foi aux serments de ce fourbe qu'aux avis de notre expérience ? Ce fut pour nous l'occasion d'une profonde douleur. Pourquoi votre bonté refusa-t-elle alors de nous croire? Aujourd'hui l'événement ne justifie que trop nos prévisions. Vous savez déjà, par votre conseiller le prêtre Eulrad et par les Francs qui l'accompagnaient, que non-seulement Astolphe n'a pas restitué au bienheureux Pierre une seule palme de territoire, mais qu'il a donné à tous ses officiers l'ordre de dévaster les domaines appartenant à l'église de Rome. Déjà dans toutes les cités, dans toutes les campagnes, ce pillage sacrilège est commencé. Maintenant, très-excellents fils bénis de Dieu, je vous en supplie, voyez les larmes de la sainte Eglise, et reprenez en main la cause du bienheureux Pierre. A ce prince des apôtres, vous avez fait une promesse de donation, que votre signature rend inviolable 1. Le chirographum que Pierre tient de vous, il le conserve : un jour, il le produira devant le juge souverain des vivants et des morts, qui viendra aux lueurs de l'incendie final demander à chacun compte de ses serments accomplis ou violés. Notre révérendissime frère et coévêque Villarius, chargé de vous remettre ce message, vous dira de vive voix l'imminence du péril qui nous menace et la nécessité où nous sommes de compter sur un prompt secours. Que la grâce divine garde vos excellences saines et sauves. Adieu 2. »
39. Le péril était vraiment extrême. Astolphe avait attendu que l'hiver et toutes ses rigueurs eussent fait des Alpes une barrière
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1 Le lecteur a déjà compris que ces expressions, ainsi que d'autres analogues, dont les lettres d'Etienne III aux princes francs sont comme parsemées, se rapportent toutes à la promesse de donation faite à Quierzy-sur-Oise.
2. Codex Curoliims, n» 7 j Epist. Stepltan. 111 ad Pippin. Carol. et Carolo-vtann.; Pair, lat., tom. SCVIII, col. 107-lli.
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p303 CHAP. III. — II0 DONATION DE PÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
infranchissable aux guerriers de Pépin le Bref. Le 1er janvier 755, à la tête d'une armée formidable, il vint assiéger la ville de Rome. Le blocus fut si étroit que, durant cinquante-cinq jours, le pape ne put réussir à faire passer à travers les lignes ennemies aucun des messages qu'il adressait en France. Le 24 février Georges évêque d'Ostie avec le comte Thomaric d'une part, et de l'autre, l'abbé Warnehaire (Garnier), chargé par Pépin le Bref d'une mission à Rome, parvinrent enfin à s'échapper de la ville assiégée. Ils emportaient en duplicata deux lettres pontificales adressées au roi et à la nation des Francs. La première était conçue en ces termes : «Aux seigneurs très-excellents les rois Pépin, Charles et Carloman, patrices des Romains, et à tous les évêques, abbés, prêtres ou moines, ainsi qu'aux glorieux ducs, comtes et à toute l'armée du royaume et province des Francs, le pape Etienne, ainsi que tous les évêques, prêtres, diacres, ducs, cartularii, tribuns, peuple et armée de Rome, tous réduits au comble de la détresse. — Les larmes coulent de nos yeux, parce que de toutes parts les angoisses nous environnent; parce que nous ne voyons plus de moyens de salut1. » Vous savez, très-chrétiens fils, comment le roi des Lombards, l'impie Astolphe, au mépris des serments les plus solennels, a refusé d'accomplir les conditions de la paix. Il a poussé plus loin ses attentats. Le jour même des calendes de janvier, son armée venue de Toscane s'est donné rendez-vous avec celle de Bénévent sous les murs de Rome. Le roi parjure et le duc son allié ont commencé le siège. Les troupes de Bénévent occupent tout le pourtour de l'enceinte depuis la porte Saint-Pierre jusqu'à celles de Saint-Pancrace et de Porto ( Portuensis). Astolphe avec ses lombards garde toutes les autres ; il s'est établi de sa personne vis-à-vis la porte Salaria. Ses hérauts d'armes viennent vingt fois le jour crier sous les remparts : Ouvrez-moi la porte Salaria, laissez-moi entrer pacifiquement dans la ville, livrez-moi votre pontife et la paix vous est assurée. — Les Bénéventins campés à Saint-Jean-porte-Latine, à Saint-Paul-hors-les-murs, ont pillé et incendié tout
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1 Dan., xin.
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p304 pontificat d'Etienne ni ("32-757).
ce qui se trouvait sous leur main, détruisant les maisons jusqu'aux fondements, brûlant les églises, les images et les statues des saints 1. Ils ont poussé leurs abominables profanations jusqu'à jeter dans les marmites (folks), avec la viande pour le repas, les hosties saintes, le corps eucharistique de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les linges sacrés, les voiles, les tentures des autels servent au pansage des chevaux. Les religieux, arrachés à leurs monastères, ont eu le corps déchiré par les fouets, quelques-uns sont morts sous les coups. Les vierges consacrées au Seigneur ont souffert plus que la mort, livrées à la brutalité de la soldatesque. Toutes les domus-cultœ appartenant au bienheureux Pierre ont été la proie des flammes; toutes les propriétés suburbaines ont eu le même sort; les vignes ont été déracinées, tout est dévoré : il ne reste rien ni à la sainte Église ni à aucun particulier. Le fer et le feu ont emporté hommes et choses. Enfants, vieillards, hommes, femmes, la population en masse a été égorgée ; le peu qui survit est captif. Les petits enfants, arrachés au sein de leurs mères, étaient égorgés avec elles par les féroces Lombards. Il y a cinquante-cinq jours que nous sommes assiégés. Les assauts se renouvellent jour et nuit avec une incroyable fureur. Les murailles sont ébranlées par les balistes et par d'autres engins, d'invention récente, que l'ennemi met en usage contre nous. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, le succès couronnait ses efforts, Astolpbe a juré de ne pas laisser un seul romain vivant. Ses lombards nous crient à chaque instant : Vous êtes cernés cette fois. Que les Francs viennent aujourd'hui vous arracher de nos mains! — La cité de Narni, cédée par vous au bienheureux Pierre, a été envahie et spoliée comme les autres. Et maintenant, cette lettre, arrosée de sang et de larmes, que nous vous adressons, arrivera-t-elle à sa destination ? Nous essayons de
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1 Sacratissimas sanctorum imagines in ignem projicientes. Ce détail n'est pas sans importance. Il ferait supposer que, d'accord avec l'empereur Constantin Copronyme, les Lombards affichaient le vandalisme des iconoclastes. On pourrait des lors conjecturer qu'Astolphe, dans son entreprise sacrilège, agissait comme auxiliaire de l'empire byzantin. Nous verrons bientôt la conjecture se vérifier par des documents plus explicites.
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p305 CHAP. III. — IIe DONATION DE l'ÉPIN AU SAINT-SIEGE.
vous la faire parvenir par la voie de mer. Ne nous abandonnez pas, si vous voulez que le Dieu vivant ne vous abandonne pas lui-même. L'heure est venue de nous apporter le salut. Sauvez-nous, fils très-chrétiens, avant que nous périssions. Toutes les nations qui ont eu recours à l'invincible protection des Francs ont été sauvées. Jamais vous ne refusez votre appui à une juste cause : n'y aurait-il que la sainte Église de Dieu et son peuple qui eussent en vain fait appel à votre secours? Considérez, bien-aimés fils, je vous en conjure au nom du Dieu vivant, considérez que notre sort, les âmes de tous les Romains dépendent, après Dieu lui-même et le prince des apôtres, de vous seuls. Si nous venons à périr, c'est vous qui en aurez assumé la responsabilité. Oui, très-chrétiens fils, il vous sera, au tribunal du souverain juge, demandé compte de nous tous, si, plaise à Dieu qu'il n'en soit rien ! nous venions à périr. Agissez donc sur-le-champ, et délivrez-nous, afin que vous puissiez dire au jour du jugement final : Bienheureux Pierre, prince des apôtres et notre seigneur, nous voici, nous vos serviteurs fidèles. Nous avons consommé notre course en vous gardant fidélité. L'Église de Dieu, qui vous fut confiée par Jésus-Christ, a été par nos mains arrachée à ses persécuteurs. Recevez sains et saufs ces Romains dont vous nous aviez recommandé l'existence ; ils nous doivent la vie, ce sont vos enfants, nous vous les offrons à vous qui fûtes leur père. — Et ainsi le juge suprême multipliera pour vous les prospérités en ce monde, jusqu'à ce qu'il prononce sur vous la parole de bénédiction qui retentira dans les siècles éternels : « Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde 1. »
40. Nous ne nous arrêterons pas à relever, au point de vue purement littéraire, la magnificence de ce langage apostolique. Pierre, toujours vivant dans ses successeurs, parle aux rois et aux peuples chrétiens ; en passant par des interprètes mortels, sa voix ne perd rien de sa grandeur et de sa majesté. Ses accents irritent la délicatesse des hommes de notre âge et blessent les préjugés de quelque secte
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1 Codex Carolin., vin et ix; Patr, lat., tom. III, col. 111.
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306 pontificat d'étienne in (752-757).
surannée 1. Qu'importe? C'était au bienheureux Pierre prince des apôtres que Pépin le Bref avait fait la promesse de donation, datée le Quierzy-sur-Oise; c'était au nom du bienheureux Pierre prince des apôtres que les ambassadeurs francs, à trois reprises différentes, avaient revendiqué près d'Astolpbe les provinces usurpées; c'était le bienheureux Pierre prince des apôtres qui avait, par la main d'Etienne, sacré Pépin le Bref et ses deux fils ; c'était pour défendre la cause du bienheureux Pierre prince des apôtres que l'armée franque avait traversé les Alpes ; c'était le bienheureux Pierre prince des apôtres qui avait remporté la victoire par la main des Francs au val de Suze ; enfin c'était au bienheureux Pierre prince des apôtres, en la personne d'Etienne son successeur, que Pépin le Bref, exécutant à Pavie la promesse de Quierzy-sur-Oise, avait donné l'exarchat et la Pentapole arrachés par la conquête au pouvoir d'Astolphe. Dans le langage diplomatique de cette époque, vrai langage de foi catholique, contracter avec un pape c'était contracter avec le bienheureux Pierre, vicaire de Jésus-Christ ici-bas. Etienne avait donc le droit d'adresser, pour être lue dans l'assemblée nationale des Francs, cette autre lettre rédigée au nom du prince des apôtres : «Pierre, appelé à l'apos-
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1. Voici, à propos des lettres d'Etienne III au roi et à la nation des Francs, les réflexions de Fleury : « Le pape usant dans cette extrémité d'un artifice sans exemple devant ni après dans toute l'histoire de l'Église, écrivit au roi et aux Français une lettre au nom de saint Pierre, le faisant parler lui-même comme s'il eût encore été sur la terre.... Cette lettre est pleine d'équivoques, comme les précédentes. L'église y signifie non l'assemblée des fidèles, mais les biens temporels consacrés à Dieu, le troupeau de Jésus-Christ sont les corps et non pas les âmes; les promesses temporelles de l'ancienne loi sont mêlées avec les spirituelles de l'évangile et les motifs les plus saints de la religion employés pour une affaire d'état. » (Hist, eccles., livr. XLI1I, chap. svn.) Après cette diatribe du judicieux Fleury, nos écrivains rationalistes se sont donné carrière. M. le comte de Ségur affirme qu'Etienne III «prétendait avoir reçu de saint Pierre lui-même la lettre adressée aux Francs, » et .M. H. Martin ajoute que « cette jonglerie tant soit peu sacrilège eut un plein succès. » (Ségur, Hist. des Carlovingiens, pag. 24; H. .Martin, Hist. de France, tom. II, pag. 321.) Pour faire justice de ces calomnies, il eut suffi de reproduire la lettre d'Etienne III, ce que ni Fleury ni les deux auteurs modernes n'ont pris la peine de faire.
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p307 CHAP. III. — IIe DONATION DE TÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
tolat par Jésus-Christ fils du Dieu vivant qui, régnant avant tous les siècles avec le Père et l'Esprit-Saint, s'est incarné et fait homme dans les derniers temps pour le salut de tous, nous a rachetés par son sang précieux, accomplissant les décrets de miséricorde éternelle, lui qui mettait aux jours du Testament ancien sa parole sur les lèvres des prophètes, et qui a daigné sous la loi nouvelle m'élire moi-même pour asseoir sur la pierre inébranlable l'Église catholique, apostolique et romaine, chef de toutes les églises, moi donc Pierre et Etienne pape de cette sainte église de Rome, afin que la grâce et la puissance du Seigneur éclatent dans la délivrance du peuple romain confié à notre garde, nous nous adressons à vous, hommes très-excellents et très-glorieux rois Pépin, Charles et Carloman, aux très-saints évêques, abbés, prêtres et religieux, ainsi qu'aux ducs, comtes, à toute l'armée et à toute la nation des Francs. — Quand la clémence divine fit choix de ma personne, elle me constitua, moi, Pierre apôtre, comme l'illuminateur du monde entier, docete omnes gentes1. Ainsi, humble serviteur que j'étais, il me fut ordonné de paître tout le troupeau spirituel du Seigneur, pasce oves, pasce agnos 2 ; il me fut dit encore : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle ; je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux 3. » Dès lors, en vertu de l'ordre établi par Dieu même, quiconque ici-bas suit la doctrine que j'enseigne obtient la rémission de ses péchés. Or, l'illumination de l'Esprit-Saint a brillé dans vos cœurs, vous êtes devenus en embrassant l'Évangile les adorateurs de la sainte et unique Trinité ; dès lors vos espérances de rétribution céleste ont pour fondement votre union avec l'église apostolique de Rome. Voilà pourquoi, moi, Pierre, apôtre de Dieu, je vous ai choisis pour mes fils adoptifs, vous donnant la mission de protéger contre ses persécuteurs la cité romaine dont le peuple m'a été confié
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1. Matth., xxvni, 19. — 2. Joan.; zn, 16-17. — 3. Matlb., xvi, 1S-10.
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p308 PONTincAT d'étienne m (732-757).
par Dieu, la basilique où repose mon corps. A vous donc il appartient de les défendre contre les races ennemies, de délivrer la sainte Eglise de l'intolérable oppression des Lombards. N'ayez pas d'autres sentiments, très-aimés fils, tenez cette lettre qui vous est transmise en mon nom comme la parole que je vous adresserais si j'étais encore vivant et que je parusse dans ma chair mortelle en votre présence 1. En vertu de la promesse d'assistance qui nous a été donnée par notre Dieu et Rédempteur le Seigneur Jésus, c'est vous, le peuple franc, que nous avons choisi de préférence à toutes les autres nations pour notre peuple. Voilà pourquoi, vous parlant par cette missive comme par une énigme transparente, tanquam in œnigmate, je vous rappelle vos engagements écrits, firma obligatione, et vous conjure de m'assister, vous les rois très-chrétiens Pépin, Charles et Carloman, avec tout l'ordre sacerdotal, évêques, abbés, prêtres et moines, ainsi que les ducs, comtes et le peuple entier du royaume des Francs. Bien que je ne sois plus vivant en ma chair, je ne cesse pas d'être présent en esprit au milieu de vous, et je vous répète la parole évangélique : Qui suscipit prophetam in nomine prophetœ, mercedem sus-cipit prophetœ 1. Notre dame et reine, la mère de Dieu, Marie toujours vierge vous adresse les mêmes vœux, de concert avec les trônes, les dominations, toute la milice céleste des anges, les chœurs des martyrs, les confesseurs et tous les élus. Défendez la ville de Rome, l'Église de Dieu, contre la persécution des Lombards. Si vous écoutez ma voix, la récompense ne vous fera point défaut : aidés par mon intercession, vous triompherez ici-bas de tous vos ennemis, votre règne sera long et glorieux sur la terre. Refuser votre secours à la cité de Rome et à l'Église sainte de Dieu, serait vous éloigner vous-mêmes du royaume du Christ et de l'éternelle vie 3. »
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1 Pro certo conftdite, per memetipsum tanquam in carne coram vobis vivus assistèrent, per hanc adhortalionem validis constringimus atque obligamus a/fjura-i.'ombus. — Etienne III ne prétendait donc point tromper la bonne foi des Francs, ni faire passer pour l'œuvre directe de saint Pierre la lettre que lui-même leur adressait au nom du prince des apôtres.
2.Matth., x, 41. - s Codex Carolin., s; Pair, lat., lova. CXX1-CXXVI.