§ IV. Carloman et Pépin le Bref.
28. Le duc d'Austrasie, Carloman, qui secondait si généreusement les efforts de saint Boniface, devait être lui-même l'une des plus glorieuses conquêtes de l'ordre bénédictin, et mériter sous l'habit de moine le titre de « vénérable 3, » que l'Église a ajouté à
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1 S. Sturmii, Scriptaquœ exstant; Pair. ht., tom. LXXXIX, ccl. 1259.
2. S. Bonifac, Epist. LXXV; Patr. Int., tom. LXXXIX. col. 778.
3 Ainsi que nous le dirons plus loin, la fête de Carloman est indiquée par Mabillou à la date du 11 août. Mabillon donne à ce prince le titre de saint; mais les Bollandistes le lui contestent. Ces derniers veulent qu'on le nomme seulement « vénérable, » parce qu'ils n'ont pas trouvé de preuves suffisantes d'un culte public dont Carloman ait été honoré. (Cf. Bollaud., Pratermitn in diem XVII August.).
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p192 PONTIFICAT DE SAINT ZACUA1UE (74i-7u2).
son nom. Frère de Pépin le Bref, il était l'aîné des enfants de Charles Martel. Leur mère Kotrudis, première femme du héros, était morte en 724, laissant, outre ces deux princes, une fille nommée Hadeloga, dont nous avons déjà parlé, et qui prit le voile à Kitzingen 1. Sonnichildis, nièce de Grimoald duc de Bavière, et seconde femme de Charles Martel, n'eut qu'un fils, nommé Grypho, dont nous avons raconté la guérison miraculeuse par saint Leufroy2. En dehors de cette postérité légitime, Charles Martel avait quatre enfants naturels : Remigius ou Itemedius, dont le nom s'est déjà trouvé sous notre plume, et qui se sanctifia sur le siège métropolitain de Rouen3; le comte Bernard, dont les deux fils Adhelhard et Wala s'illustrèrent successivement comme abbés de Corbie; Hiéronyme, père de Pulrad abbé de Saint-Quentin et de Folcuin évêque de Térouanne; enfin Hiltrudis, qui épousa Odilo duc des Bajoarii, et fut mère du duc Tassilo. Outre tant de naissances illégitimes, cette liste accuse un abus de la puissance civile, qui distribuait dès lors les dignités de l'Église au gré des intérêts de famille, sans nul souci des lois canoniques. Toutefois les descendants de Charles Martel promus de la sorte rachetèrent par la sainteté personnelle, le mérite et la vertus, ce qu'il y avait de défectueux dans leur origine. Au point de vue politique, cette abondance d'héritiers, dont l'aîné n'avait guère plus de vingt-deux ans, créait un danger réel, surtout si l'on tient compte des haines longtemps contenues par la main puissante de Charles Martel, et qui attendaient impatiemment sa mort pour éclater. L'insurrection devint en effet le mot d'ordre général dans la Germanie, la Bourgogne et l'Aquitaine, aussitôt qu'on apprit que les tombeaux de Saint-Denys avaient reçu la dépouille inanimée du héros. De son vivant, Charles Martel avait lui-même partagé les états qu'il administrait, en qualité de prince des Francs. Carloman reçut le duché d'Austrasie, avec les provinces transrhénanes, la Souabe et la Thuringe; Pépin surnommé le Bref, à cause de sa petite taille, eut la Neustrie, la Bourgogne et la Provence. Le troisième fils légitime, Grypho, alors âgé de quinze ans,
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1 Cf. pag. 104 de ce présent volume. — 2. Cf. pag. 107. — 3. Cf. pag. 183.
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p193 CHAP. II. — CAKLOJIAN ET PÉl'IN LE BREF.
était oublié. Il paraît que, sur les réclamations de Sonnichidis, Charles Martel exprima, au lit de mort, le désir de constituer à ce jeune prince un apanage, enclavé dans le territoire des deux aînés. Ce fut du moins la prétention que Sonnichildis et Grypho élevèrent immédiatement après la mort de Charles Martel. Mais leur tentative prématurée n'aboutit qu'à un échec. Carloman et Pépin les assiégèrent dans la ville de Laon, et les firent prisonniers. Sonnichildis fut reléguée au monastère de Chelles, et son fils Grypho détenu dans la forteresse de Novum Castrum, qu'on croit être le Neufchâtel du grand-duché de Luxembourg (741). Cette querelle domestique, pour être un moment apaisée, n'était pas éteinte. Hiltrudis, bravant la puissance des deux vainqueurs, ses frères, réussit à tromper leur vigilance : elle se réfugia à la cour d'Odilo de Bavière, l'épousa, et lui fit jurer de soutenir la cause de Grypho et de Sonnichildis contre Carloman et Pépin.
29. Le duc de Bavière entra d'autant plus volontiers
dans les projets de vengeance de sa jeune
femme, que déjà il avait contracté
une alliance offensive et défensive avec Hunald, duc
d'Aquitaine, ce prince
mérovingien, héritier de tous les ressentiments que la descendance de Clovis
nourrissait depuis si longtemps contre celle des ducs d'Austrasie. La Bourgogne
venait la première de protester en faveur des mérovingiens, contre les
tendances usurpatrices des maires du palais. Pépin le Bref, accompagné de son
oncle Hildebrand, dut parcourir cette province, les armes à la main, dès l'automne
de l'année 741. Un souffle de révolte agitait la Neustrie et
toute la Gaule méridionale, pendant que les Germains s'apprêtaient eux-mêmes à
briser des chaînes que le marteau du vainqueur d'Abdérame ne pourrait plus
river. La situation offrait donc des périls tels que, pour les conjurer,
Carloman et Pépin le Bref devaient joindre toute la sagesse d'une politique
consommée à l'énergie et à la vaillante activité de leur père. Les deux jeunes princes
se montrèrent à la hauteur des circonstances; ils étonnèrent à la fois leurs
ennemis par la vigueur de la répression, et leurs amis par la modération de
leur conduite. Pépin le Bref avait été baptisé par l'évêque d'Utrecht, saint
Willibrord. Au
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p194 PONTIFICAT m: SAINT ZACUARIE (7Ü-732).
moment où, le prenant par la main, l’homme de Dieu 1 leva le jeune prince des fonts du baptême, il prononça des paroles prophétiques, dont l’avenir se chargea de développer toute la signification. « Cet enfant, dit-il, aura en partage le génie et la gloire ; il sera plus grand que les ducs ses aïeux 2. » Pépin fut élevé au monastère de Saint-Denys, et plus tard il exprimait publiquement sa gratitude aux religieux qui « avaient nourri son enfance3. » Nous ne savons si son frère aîné, Carloman, reçut la même éducation. A s’en tenir strictement au témoignage des actes de saint Boniface, il y aurait lieu d’en douter. « Avant de rencontrer le grand archevêque, dit l’hagiographe, Carloman n’avait que des notions assez vagues de la religion chrétienne, de relitjione Christiana parum quid noverit. Mais aussitôt qu’il eut entendu la parole et les exhortations de Boniface, il fit de tels progrès dans la crainte et l’amour de Dieu, qu’il atteignit la perfection. Il porta une admirable prudence dans le gouvernement de l’État et de l’Église, car il ne séparait pas l’une de l’autre, estimant que la puissance séculière doit se proposer pour but le service de Dieu 4. »
4. Ce noble programme, inspiré par saint Boniface, reçut une exécution complète, et tous les périls furent conjurés. La première mesure politique prise par les deux frères fut la restauration de la monarchie mérovingienne en la personne de Childéric III, fils de l'infortuné Chilpéric II, jadis victime de l’ambition de Charles Martel5. Childéric III devait être le dernier des rois nominaux de
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1 Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 475 et suiv.
2.Scitote quod iste infans su/dimis erit vatde et gloriosns, et omnium prœce-denlium Fraucorvm ducibus major, (.Mabillon., Vita S. Willibrordi, cap. xxu; Acl. sonct. ord. Bened., seerul. nr, pars 1.)
3. Diplôme daté de Compiègne le 29 juillet 755; Pair, lat., tom. XCVI, col. 1523. — Félibien, Hist. de l'abbaye royale de Sainl-Denys, pièces justificatives, pag. 26.
4.Othlon., Vit. S. Boni foc., cap. xxxvr; Patr. lat., tom. LXXXIX, col. 651.
5. Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 587. « Quelques savants out pensé, dit, M. Digot, que la promotion de Childéric III au trône était l'ouvrage de Pépin seulement, et que Carloman avait continué à gouverner l'Austrasie en qualité de province indépendante, sans s'inquiéter de ce fantôme de roi. (Daniel, Histoire de France, tom. I, pag. 495). Mais il est facile d'établir que
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p195 CHAP II. CAunOMAN ET PÉPIN LE BREF.
la dynastie de Clovis. Comme Thierry IV, il demeura étranger à l’administration, et ne fit que prêter sa signature pour les actes publics. Mais tel était encore le prestige du sang de Clovis, que les leudes francs ne voulaient se soumettre qu’aux princes qui le portaient dans leurs veines. Une autre mesure, celle-ci exclusivement religieuse, acheva de calmer les esprits et les rallia en grande majorité aux fils de Charles Martel. « Saint Boniface, disent les actes, vint trouver Carloman qui, en sa qualité d’aîné, avait l’autorité principale. Il lui présenta les divers rescrits pontificaux, relatifs au rétablissement de la discipline et à la reconstitution des églises des Gaules. Dans l’intérêt de son propre gouvernement, pour le bien général des peuples, il le conjura de mettre un terme à tant de désordres et de rendre à la religion son antique splendeur. Le prince l’écouta avec la plus vive attention. A mesure que l’archevêque multipliait ses instances, Carloman sentait son cœur s’émouvoir sous l’action de la grâce divine. Enfin, il prit une résolution énergique, et déclara qu’il emploierait sa puissance pour faire revivre soit parmi les clercs, soit parmi les laïques, les règles des saints canons et celles de la justice. Par son ordre, une assemblée synodale fut réunie afin de réformer les abus, de corriger les désordres et de rendre la paix à l’Église1.»
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Childérie III fut reconnu en Austrasie, comme en Neustrie et en Bourgogne. Le diplôme de saint Chrodegang, évêque de Metz, pour la fondation de l’abbaye de Gorze en 715, fouruit la mention suivante : Action apucl Ander- nacum putdice, anno IV Childerici regis. En 748, Eddo, évêque de Strasbourg, faisait mettre au bas d’un diplôme pour le monastère d’Augia (Reicheuau): Actum sub die qinnto ante entendus oclobris, anno septimo domini noslri Hilderici regis. Nous possédons deux diplômes de Carloman lui-même, établissant de la manière la plus formelle l’exactitude de notre assertion. Dans le premier, qui est de l’anuée 746, et concerne les abbayes de Stavelo et de Malmundarium, Carloman s’exprime de la sorte : ldcirco ego Karlemannus, major donius... régnante Hildrieo rege. Ou lit dans le second, qui est de l’année suivante, et en faveur des mêmes monastères : Inluster Karlemannus major dormis .. in anno V régnante llilderico rege. Enfin, on a même conservé un diplôme dans lequel Childéric III, s’adressant viro inclyto Karlomanno majori domus, lui donne ses ordres relativement aux abbayes de Stavelo et de Malmundurium, situées toutes deux eu Austrasie. » (Digot, Hist, du royaume d’Austrasie, tom. IV, pag. 172.)
1. Othion, Vita S. Donifac., cap. xxm; Pair, lat-, tom. LXXXIX, col. 049.
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p196 PONTIFICAT DE SAINT ZACHARIE (741-752).
31. Nous avons encore le capitulaire solennel, promulgué par le jeune duc d’Austrasie à la suite de cette première assemblée, qui se tint en sa présence, et dont il rendit les décrets obligatoires 1. « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dit-il, moi Carloman, duc et prince des Francs, l’an de l’incarnation 742, le 11e des calendes de mai (30 avril), par le conseil des serviteurs de Dieu et de mes optimales, j’ai réuni en synode les évêques de mes états, savoir l'archevêque Boniface, Burchard de Wurtzbourg, Ragenfred de Cologne, Witta de Burabourg, Willebald d’Eichstœtt, Eddo d’Argentoratum (Strasbourg), avec leurs prêtres, pour rétablir la loi de Dieu et la discipline ecclésiastique oubliées sous le dernier règne, travailler au salut du peuple chrétien et l’empêcher de se perdre sous la direction de faux pasteurs ou de prêtres indignes. Nous avons ordonné des évêques pour chaque cité, et constitué au-dessus d’eux l’archevêque Boniface, l’envoyé de saint Pierre. Un synode sera tenu chaque année en notre présence, afin de nous suggérer les décrets propres à maintenir l’autorité des canons, les droits de l’Église, les progrès de la religion chrétienne. Nous avons rendu et restitué aux églises les biens dont elles avaient été dépouillées. Le nom des prêtres, diacres et clercs scandaleux a été rayé du registre des distributions diocésaines ; eux-mêmes sont condamnés à subir la pénitence canonique. Nous interdisons absolument à tous ministres de Dieu de porter les armes, de combattre l’ennemi, de suivre l’armée, à moins qu’ils n’aient été choisis pour y célébrer les saints mystères, distribuer les sacrements et porter les reliques des saints, ad sanctorum patrocinia portanda. Le prince se fera accompagner pour ce ministère d’un ou deux évêques et des prêtres ses chapelains, lesquels entendront la confession des soldats, leur donneront l’absolution et leur indiqueront une pénitence. — Nous interdisons de même aux ministres de Dieu la chasse dans les forêts avec chevaux, chiens, éperviers et faucons. Un prêtre sera établi en chaque paroisse, sous l’autorité de
1 Le nom du lieu où elle se tint n'ayant pas été conservé par l'histoire, on désigne cette assemblée sous le titre de premier concile Germanique.
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p197 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
l’évêque. Tous les ans, au carême, il rendra compte à l’évêque de son administration, en ce qui concerne les sacrements, les progrès de la foi catholique, les prières, la célébration de la messe. Il recevra l’évêque, quand celui-ci fera la visite paroissiale prescrite par le droit canonique, pour donner le sacrement de confirmation ; enfin, le jour de la Cène (jeudi saint), il viendra recevoir de ses mains le nouveau chrême. — Aucun évêque ou prêtre inconnu ne sera admis à exercer les fonctions du ministère sans une attestation synodale. — En chaque localité, l’évêque, aidé du graphio 1, qui est le défenseur né de l’Église, veillera à ce que le peuple de Dieu ne commette plus aucun acte de paganisme, ut populus Dei paganias non faciat ; il proscrira les sacrifices pour les morts, les sorciers ou devins, les phylactères et augures, les incantations, les hosties qu’une ridicule superstition immole encore, près des églises, avec des rites païens, en l’honneur des martyrs et des confesseurs, les feux sacrilèges connus sous le nom de Nodfyr, enfin toute observance idolâtrique quelconque. — Nous interdisons aux prêtres et aux diacres l’usage du vêtement laïque nommé saga (saie), ils devront porter la casula (robe longue), ainsi qu’il convient aux ministres du Seigneur. Les moines et les religieuses vivront sous la règle de saint Benoit. » Enfin des peines afflictives sont décernées contre les prêtres et clercs scandaleux 2.
32.Les bases de la régénération spirituelle de la Germanie et des Gaules étaient posées dans ce capitulaire. Après l’avoir signé, au printemps de l’année 742, Carloman rejoignit, avec l’armée d’Austrasie, son frère Pépin, pour réprimer l’insurrection de Hunald, duc des Aquitains et des Vascons. «Carloman et Pépin traversèrent la Loire à Orléans, dit le continuateur de Frédégaire, défirent Hunald, et le poursuivirent jusqu’à la cité des Bituriges (Bourges), dont ils incendièrent les faubourgs. Continuant leur marche victorieuse, ils assiégèrent le castrum Lucca (Loches), le prirent d’assaut, firent toute la garnison prisonnière et détruisirent la forteresse jusqu’aux
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1 Nous avons ici la plus ancienne mention du titre de graf (comte), encore usité aujourd'hui en Allemagne. » Carolomann., Capilultre, au. 742;' Pair, lat., tom. XCV1,' col. 1501.
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p198 PONTIFICAT DE SAINT ZACUAHIE (74I-7.7:1;.
fondements. Ainsi se termina leur expédition dans la Gaule méridionale. Après avoir partagé le butin et les captifs, ils revinrent à l’automne en Austrasie, franchirent le Rhin et allèrent camper avec l’armée sur les bords du Danube. Les Alamanni n’essayèrent point de résistance ; ils se hâtèrent de donner des otages, et de renouveler le serment de fidélité 1. » Pendant que les deux frères inauguraient leur gouvernement par ce premier succès, Berthe, épouse de Pépin le Bref, donnait le jour à un fils qui fut Charlemagne (742). C’est à peine si un ou deux de nos vieux annalistes ont pris la peine d’inscrire à sa date la naissance d’un enfant qui devait remuer le monde, et dont la grandeur est tellement incontestée que le surnom de Grand est devenu une partie intégrante de son nom. Le lieu qui le vit naître est inconnu : nous savons seulement, par la chronique de Saint-Gall, que Charlemagne portait «à la province de Liège l’affection intime qu’on garde toujours pour le génitale solum. La ville d’Aix-la-Chapelle, qu’il fonda plus tard dans le voisinage, serait le monument de son amour pour le sol natal 2. Mais si l’histoire se tait sur la naissance et les premières années du héros, elle a du moins conservé le souvenir des vertus de la mère de Charlemagne. La pieuse Berthe, femme de Pépin le Bref, était fille du noble Caribert, un nom mérovingien, mais en tout cas un personnage
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1 Fredegar., Chronie. continuât., pars lit ; Pair, lat., torn. LXX1, col. 6SI.
2. On sait que la ville d'Aix-la-Chapelle, voisine de Liège, faisait anciennement partie de la province de ce nom. Voici le texte de la chronique de Saint-Gall, la seule qui fournisse un renseignement quelconque sur le lieu de la naissance de Charlemgne : Cum strenuissimus imperaior Kurolus ali-quam requiem habere potuisset, non olio lorperc, serf divi'iis servitiis voluii intu-dare, adeo ut in genïtali solo basiticom antiquis Romanorum opertbus priestan-tiorem fabricare propria dispositione motitus, in breci eompotem se voti sut gauderct. (Gest. B. Caroli Magni, lit), i, cap xxx ; Pair, lut,, tom. XCV1I1, col. 13SS; Cf. Ferd. Hénaux, Recherches historiques sur la naissance de Charlemagne à Liège, in-S°, Liège, Ûudart, 1S48.) Ou nous permettra d'ajouter ici l'ohservatiou suivante de M. Hénaux : «Nous écrivons Liège, dit-il, avec un accent grave et non avec un accent aigu, Liège. Cette deruière orthographe est coutraire à la prononciation et aux monumeuts historiques. Ou a trop tardé à faire justice de cette hizarre innovation, dont on ne trouve pas d'exemple avant 1790. »
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p199 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
illustre, dont l’aïeule paternelle, Bertrada, avait doté le monastère de Prumiura (Pruym 1). L’opinion publique rendait hommage à l'éminente piété de la reine Berthe, et l’évêque Cartulf en était l’écho autorisé, quand il écrivait à Charlemagne : « O mon roi, si le Dieu tout-puissant vous a élevé en honneur et en gloire au-dessus de vos contemporains et de tous vos prédécesseurs, vous le devez surtout aux vertus de votre mère. C’est principalement à ses prières que le monde est redevable de votre naissance2.»
33.L’année suivante s’ouvrit par un nouveau concile, qui précéda les opérations militaires, et où les deux princes Carloman et Pépin assistèrent en personne, non plus seulement avec les évêques de la Germanie, mais avec ceux de la France austrasionne et neustrienne. L’ancien champ de mars, cette réunion nationale, si chère aux Francs, se transformait ainsi et prenait le caractère religieux des conciles, sans rien perdre de son importance politique. Les deux grands pouvoirs de l’État et de l’Église, dans une alliance féconde, se prêtaient mutuellement leur concours pour le bonheur des peuples. «Le jour des calendes de mars (1er mars 743), disent les actes, la réunion synodale s’est tenue à Leptines (villa royale près de Cambrai [1]). Les vénérables évêques, prêtres, ministres de Dieu, ainsi que les comtes et préfets, approuvant et confirmant les décrets du précédent concile, en ont juré l’observation. Tout l’ordre ecclésiastique, évêques, prêtres et clercs, recon-
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1 « Au commencement du VIIIe
siècle, vivait dans le castrum de Murlebach,
sur la lisière des Ardennes, au pied de
l'Eifel (Prusse-Rhénane), dans le
diocèse de Trêves, une noble dame, nommée Bertrade (Berthe), aïeule de la
reine du même nom. A l'époque où saint Willibrord évangélisait ces contrées,
vers 720, Bertrade fonda, dans la villa frauco-germaine de Pruym ou Prüm, près
du ruisseau de ce nom, un mouastère qui, grâce aux libéralités de Pépin le Bref
et de la reine Berthe, devint une des abbayes les plus considérables de l'ordre
bénédictin. Le premier abbé fut Aswer, comte d’AEdelgau; parent de Pépin le
Bref.» (Dict. de théolog. cathol., tom. XIX,
pag. 216-247.)
2. Cartulfus, I/istructio epietolar. ad Carolum
reaem; Pair, lai., tom. XCVI,
col. 1363.
3 Aujourd'hui Lestines, bourg
de Belgique (Hainaut), à 20 kik S.-O. de
Charleroi.
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p200 PONTIFICAT DE SAINT ZAC1IAH1E (7 11-752).
naissent l’autorité des canons dressés par les anciens pères : ils promettent d’y conformer leur vie, leur doctrine et leur administration. Les abbés et les moines ont adopté la règle de saint benoit, qu’ils prendront comme base, pour la réforme des institutions monastiques. — Par le conseil des serviteurs de Dieu et du peuple chrétien, eu égard aux guerres incessantes et aux attaques des nations voisines, il a été convenu que les princes conserveraient encore quelque temps, à titre précaire, comme taxe pour l’entretien des troupes, une certaine portion des biens ecclésiastiques, mais avec la réserve formelle qu’un revenu de douze denarii sera d’abord prélevé sur chacun de ces biens, pour être remis «à l'église ou au monastère dont il dépend. S’il s’agit d’une rente, et que le débiteur vienne à mourir, le capital sera immédiatement rendu à l’église, à moins que le titre ne soit renouvelé en faveur des héritiers, et que le prince, pour les nécessités du trésor, n’y fasse inscrire la condition de taxe précaire. On veillera soigneusement à ce que les églises et les abbayes dont les biens seront conservés, à titre précaire, par l’administration du fisc, ne soient réduites à manquer de ressources. Dans ce cas, il faudrait les remettre immédiatement en possession de l’intégralité de leurs biens 1. — Nous avons renouvelé toutes les interdictions canoniques contre les mariages adultères et incestueux ; ce point est particulièrement recommandé à la vigilance des évêques. — Nous défendons absolument le commerce des esclaves, le honteux trafic de ceux qui vendent aux païens des fidèles de Jésus-Christ. — Enfin, selon la teneur d’un édit de Charles Martel, notre père, quiconque sera convaincu d’avoir pratiqué une observance païenne sera frappé d’une amende de XV solidi 2. »
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1 Cette disposition du concile de Leptines peut donner l'idée de la rigueur avec laquelle Charles Martel avait spolié les églises et les monastères. Elle réfute indirectement la thèse de certains apologistes exagérés, lesquels pré-tendent qu'on ne trouve pas un seul texte, antérieur au IXe siècle, établissant que le héros austrasieu ait exercé la moindre spoliatiou contre les églises. (Cf. chap. précéd., n" 26, uote 1.)
2.- Concil. Leplin. ; Pair. Int., tout. XCVI, col. 1503.
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p201
Outre ce texte, qui représente le décret, ou capitulaire, promulgué par Carloman et Pépin à la suite du concile de Leptines, nous avons encore, de cette assemblée, deux documents du plus haut intérêt. Le premier est une formule, en langue teutonique, qui devait être employée pour le baptême des païens convertis. « Renoncez-vous au diable? demandait le prêtre au néophyte. — J’y renonce. — Renoncez-vous aux gilde du diable? — J’y renonce.— Renoncez-vous aux œuvres du diable? — Je renonce aux œuvres et aux paroles du diable ; je renonce à Thunaei Woden (Odin), Saxnot 1, et à tous les esprits impurs qui sont avec eux. — Croyez-vous en Dieu le Père tout-puissant? — Je crois en Dieu le Père tout-puissant. — Croyez-vous au Christ, Fils
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1. Les trois grandes divinités païennes de la Germanie étaient Thunaer ou Thor, Woden ou Odin, Saxnot, le Freya des Scandinaves. « Thor, dit M. Mignet, représenté avec un sceptre ou avec un marteau, était le plus puissant des trois, et pouvait être comparé, sous beaucoup de rapports, au Jupiter des anciens. Thor fasidet in aere, qui tonitrua et fulmina, ventos, im- 'bresque serenat, et fruges gubernal. Thor cum sceptro Jovem simulare videtur. (Adam. Bremens , Hist. eccl. Drem., Hafn., 175,9, in-4°, col. 233). Woden ou Odin était adoré comme l’auteur de la destruction et le maître de la guerre. Aller Wodan, idem furor, bella gerit, homini qui ministral virtutem contra ini- micos. IVodanum sculpunt armatum, sicut nostri Marient soient. (Adam. Brem., Ibid.) C’est le Thuisto ou Theut des Germains, appelé aussi Woden. Son culte convenait aux mœurs guerrières et à l’esprit entreprenant des peuples germains. C’était dans son palais, le Walhalla, lieu de délices et de joie, qu’ils aspiraient à se rendre après leur mort. Là, compagnons d’Odin, ceux qui avaient péri par le fer passaient leurs jours dans des combats et des festins continuels. Quolidie postquam vestes iuduti sunt, armaturam assumunt, deinde in aream exeuntes dimtcant, unusque allerum prosternit ; hoc eorum exer- citium est. Instante vero prandii tempore, domum ad aulam equitant, ac ad potandum consident. (Edda Mythol., xxxm, xxxv.) C’est sans doute afin qu’ils y arrivassent comme des guerriers qu’on ensevelissait avec eux le cheval qu’ils avaient monté et les armes dont ils s’étaient servis. Ceux qui ne sortaient pas de la vie en combattant allaient dans le Niflheim, triste séjour où Héla exerçait son empire. Ingentia ibihabitacula possidei Ilela, sepimentaque illius præalta sunt, cancellique grandes. Ejus palatium nimbus vocatur, mensa fames, cutter esurigo, servus tardigradus, ancilla tardigrada, limen prœcipitiuni. [Edda, xxviii.) Le Saxnot des Germains, le Freya des Scandinaves était invoqué comme le principe de la fécondité, sous l’impur emblème que les égyptologues ont retrouvé dans les fouilles de Thêbes et de Memphis. Tertius est Fricco [Freya), pacem voluptatenique largiens mortalibus : cujus etiam ingens simulacrum fingunt (Adam. Brem., Ibid.). Cf. Mignet, Ane. German., p. 70.
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p202 PONTIFICAT DE SAINT ZACUARIE (7-41-752).
de Dieu? — Je crois au Christ, Fils de Dieu. — Croyez-vous au Saint-Esprit? — Je crois au Saint-Esprit 1. » Ce fragment, détaché sans doute d’un rituel complet, dut être l’œuvre de saint Boniface, qui le fit adopter par le concile de Leptines, afin de lui donner une plus grande autorité parmi les prêtres employés aux missions de la Germanie. L’ignorance chez les uns, l’esprit de révolte chez les autres, introduisait, dans l’administration des sacrements et dans les formules consacrées, des divergences plus ou moins graves. Voici ce qu’à cette époque le pape Zacharie écrivait à saint Boniface : «Les religieux personnages, viri religiosi, Virgilius et Sidoine, qui évangélisent la province Bajoaria(Bavière), nous écrivent pour se plaindre que votre révérende fraternité leur ait intimé l’ordre de réitérer le baptême à des chrétiens de leur pays. Une pareille assertion nous a semblé fort extraordinaire, et nous hésitons à y ajouter foi. Un prêtre qui ne sait pas le latin se serait servi pour baptiser de la formule suivante : Baptizo te in nomine Patria, et Filia, et Spiritu Sancta. Tel serait le motif pour lequel vous auriez ordonné de réitérer le baptême. Mais, très-saint frère, il n’y a là qu’un solécisme, échappé à l’ignorance d’un homme qui ne sait pas le latin : cette formule ne constitue ni une erreur ni une hérésie. Nous ne pouvons, par un respect exagéré
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1 Voici ce monument de la langue teutonique au huitième siècle : Forsa-chis tu diobolæ ? — Ec forsacho diobolæ. — End allum diobol gelde? — End ec forsoebo allum diobol gelde. — End allum dioboles wercum 1 —End ec forsacho allum dioboles vercum end wordum : Thunaer, ende Wodem, ende Saxnote, ende allem them unholdum the hira genotus sint. — Gelobis tu in Got almechtigan Fadaer ? — Ec gclobo in Got almechtigan Fadaer. — Gelobis tu in Crist Gotes suno?— Ec gelobo in Crist Gotes suno. — Gelobis tu in Halogan Gast? — Et. gclobo in Halogan Cast. (Concilium Legtinense; Patr. lat., tom. LXXX1X, col. 810.) «J’appelle l’attention, dit M. Ozanam, sur le mot diobol gelde, où l’on reconnaît une trace de ces fameuses gilde, associations païennes de festins et de secours mutuels, qui se perpétuèrent et prirent un caractère politique au moyen Age. » (Civilisation chrétienne chez les Francs, pag. 193.) Sans rejeter absolument ce point de vue, nous serions porté à croire que le diobol gelde est simplement la traduction en langue tudesque des mots usités aujourd’hui «pompes du démon. » Au lieu de prendre le gelde du texte de Leptines pour un dérivé de gilde, association, il nous paraîtrait plus naturel de lui conserver la forme et la signification qu’il a encore en allemand, geld, argent, richesses.
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p203 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
pour la langue romaine, consentir à ce que le baptême donné dans ces conditions soit renouvelé. Votre fraternité sainte sait parfaitement que le baptême conféré même par des hérétiques au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, est valide 1 » Entraîné peut-être en cette circonstance au delà des règles de la théologie par un scrupule de grammairien, le grand archevêque s’était trop souvenu que, dans sa jeunesse, il avait enseigné les règles grammaticales aux enfants de l’Angleterre sa patrie, et composé un Traité des huit parties du discours, où il analysait judicieusement les écrits de Donatus, de Diomède et de Charisius. Mais le fait signalé par Virgilius dans sa lettre au pape n’était qu'un incident; d’autres avaient une gravité bien plus considérable. Boniface les fit connaître à saint Zacharie. Il s’agissait de faux évêques et de faux prêtres, lesquels n’avaient jamais reçu l’ordination, et ne savaient absolument rien des éléments de la foi chrétienne. « Ils immolaient aux dieux païens des boucs et des taureaux, dit saint Boniface ; ils présidaient aux sacrifices et aux festins idolâtriques sur la tombe des morts. C’étaient, pour la plupart, des esclaves fugitifs, qu’une tonsure mettait à l’abri des poursuites de leurs maîtres. Esclaves du diable, transformés en ministres du Christ, leur vie était un tissu de crimes. Ils exerçaient leur infâme ministère dans les cabanes des villageois. Là, ils se créaient des sympathies populaires telles, que ni l’autorité des pasteurs légitimes, ni celle des princes ne pouvait les atteindre. » Or, eux aussi avaient conféré le baptême à une multitude de personnes, et l’on avait tout lieu de douter qu’ils connussent même la formule catholique du sacrement : par conséquent ils n’avaient pu l’appliquer. A mesure que l’instruction religieuse se propageait en Germanie, les néophytes ainsi baptisés s’adressaient à Boniface, qui leur faisait réitérer le baptême sous condition. Cette fois, le pape approuva pleinement cette conduite 2.