Carloman et Pépin le Bref 7

Darras tome 17 p. 276

 

   29. C'est ainsi qu'on raisonnait jusqu'à ce jour sur le traité de Quierzy-sur-Oise, en l'absence du monument lui-même. Les allu-sions évidentes à ce traité, recueillies dans la correspondance des papes avec les rois francs et dans les autres monuments histo­riques, formaient une série de preuves indirectes mais irréfra­gables. Le docteur Mock les signalait à l'attention du monde savant, et réfutait ainsi toutes les chicanes des ennemis du pouvoir temporel de la papauté 2. Cependant le texte même du traité manquait toujours, et les adversaires de l'Église romaine continuaient à répéter que les souverains pontifes n'avaient à pro-

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1 Steph. III, Epist. m ; Pair, lat., tom. LXXXIX, col. 998. Nous donnerons plus loin le texte intégral de cette correspondante subséquente entre Etienne III et Pépin le Bref. Elle établit d'une manière incontestable I’authenticité de la promesse de donation faite à Quierzy-sur-Oise. (Cf. Mock, De donatione a Carolo Magno sedi upostolice oblatu.)

2. Le docteur Mock dont la Dissertation fut imprimée en 1860, ne connais­sait point encore la découverte paléographique de Carlo Troya, dont nous allons parler.

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p277 CHAP.   III.     lro  DONATION   DE  TÉPIN  AU  SAINT-SIÈGE.       

 

duire aucun titre régulier de possession, aucun instrument légal. Désormais cette vieille objection devra disparaître comme tant d'autres. Le savant paléographe napolitain Carlo Troya, au tome V, page 303, n° 681 de sa grande publication intitulée : Codice diplomatico Longobardo, a reproduit le texte authentique, enfin découvert après tant de siècles, de la convention de Quierzy-sui-Oise. Voici ce monument de foi catholique et nationale : « Pacte d'alliance conclu avec le pape Etienne par le roi Pépin à Carisiacum, du consentement de tous les abbés, ducs et comtes francs. — Si le Seigneur notre Dieu... nous rend vainqueurs de la nation et du royaume des Lombards, nous concédons à vous, bienheureux Pierre prince des apôtres, et aux papes vos vicaires à tout jamais, en totalité, sans aucune réserve pour nous ni pour nos succes­seurs, sauf seulement le bénéfice de vos prières pour notre âme et le titre que vous nous conférez de patrice des Romains, toutes les cités, duchés et châteaux compris dans l'exarchat de Ravenne, ensemble tout ce qui précédemment relevait de la domination des empereurs avec toutes les annexes des territoires aujour­d'hui dévastés, envahis, ou de toute autre manière usurpés par la très-inique race des Lombards, et compris dans l'énumération suivante : L'île de Corse dans son intégralité; les domaines de Saint-Pierre à Pistoie, à Luni, Lucques, le monastère de Saint-Vivien sur le Mont-du-Pasteur, Parme, Regium, Mantoue, Vérone, Vicence, Monte-Silice, Bitunea {Paludï), le duché de Venise et d'Istrie en totalité, avec toutes ses villes, châteaux, bourgs, villas, paroisses et églises ; la cité d'Adria, Comacchio, Ravenne avec tout l'exarchat sans aucune exception ; l'Emilie ; les deux Tos­canes, celle des Romains et celle des Lombards ; la Pentapole, Montefeltro, Urbino, Cagli, Luceoli, Eugubio, Iési, Osimo; le duché de Spolète en entier; le duché de Pèrouse en entier, Polimarzo... Narni, Utricoli, Marturano, Castrum-Vetus, Collinovo, Selli, Populonia, Centum-Cellœ (Civita-Vecchia), Porto, Ostie ; la Campanie intégralement, Anagni, Segni, Frisilio, Piperno, Veroli, Patrica, Castrum-Nebitar, Terracine, Fundi, Spelunca({Grotta-Ferrata), Gaète. — Et si le même Seigneur notre Dieu daigne faire tomber

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en notre pouvoir les cités de Bénévent et de Naples, nous les con­cédons d'avance et intégralement il vous, très-bienheureux Pierre prince des apôtres, avec les provinces déjà nommées, savoir : l'Emilie, la Pentapole, les deux Toscanes, le duché de Pérouse, le duché de Spolète avec toutes leurs cités, châteaux, monastères, évêchés : et ainsi en faisons le serment1. » Tel est le pacte de Quierzy-sur-Oise, restitué de nos jours à l'histoire par la science paléographique. Bien qu'on l'ait tenu le plus possible dans l'ombre chez nous, M. Dareste, dans son Histoire de France, n'hésite point à le signaler comme un monument de la plus haute impor­tance ; il y trouve la preuve irréfragable qu'il s'agissait pour la

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1 Pactioiis fœdus a Pippino [apud Carisiacum cum Slephano papa conc/usum] per consensum et voluntatem omnium abbutum, ducum, comitum Francorum. — Si Dominus Deus noster.... victores nos in génie et regno Longombardorum esse constituera, omnes civitates utque ducata sou castra, sicque insimul cum exar-c/iatu Wxvcnnalum neenon et omnia quœ pridem lot per imperatorum largitionem subsistebant ditioni, quod specia/iter inferius per adnotatos fines fucrit declara-tum, omnia quœ infra ipsos fines fuerinl ullo modo constituta, tel reperta, quœ iniquissima Longombardorum generatione devastata, invasa, suljtracta, ullatenus alienala sunt tibi, tuisque vicariis, sub omni integritate œternaliter concedimus, nultam nobis nostrisque successoribus infra ipsas terminationes potestatem reser­vantes, nisi solummodo ut orationibus et animœ requiem profiteamur, et a vobis populoque vestro polritii liomanorum vocemw. Incipientes ab iisula Corsica eamdem insulam integriter, deinde a civitate Piston'a, inde in Lunis, deinde in Luca, deinde per monasterium sandi Viviani in monte Pastoris, inde in Parma, deinde in Regio, inde in Mantua, deinde in Verona, inde in Vicentia, deinde in Monte Silicis, deinde per Bitumas, ducatum Vcnetiarum et Istriœ integriter, cum omnibus civi'atibus, castris, oppidis, villis, parrochiis, ecclcsiis eis subsistentibus ; deinde Andrianensem civitatem, in Cumaclum, deinde in Rnvenna cum ipso exar-c/iatu sine diminutione, Emiliam, Tuscias ambas Longombardorum et liomanorum, Pentapolim, Monteferetrum, Urbinum, Callis, Lucioli, Eugubium, Esium, Auxi-mum; deinde  in ducatu   Spoletino  integriter,  ducatum  Perusinum   integriter, BulimartiumNami, Utricolum, Murluranum, Castrum Vêtus, Coltinovo,Selti, l'opulonia, Centum Cellœ, Portus et ffostia; deinde Campania integriter, Anag-nia, Signis, Frisilionis, Piperni, Verulum, Patrica, et Castrum-Nebitar, Terra-cina, Fundi, Spelunca, Gaita. El si idem Dominus Deus noster nobis Beneven-tum et Neapolim subdere dignatus fucrit, integriter libi beatissime apostolorum Petre omnia prolata loca concedimus, id est Emiliam, Pentapolim, Tuscias ambas, ducatum Perusinum, ducatum Spoletimim cum omnibus civitatibus, caitris, atque monasteriis, episcopatibus, sub hujuscemodi jurejurundo[qui finisce il Frammento]. (Carlo Troya, Codice di'jlomatico Longobardo, loin. V, pag. 503, u° 681. — Ci". Civilta Cattolica, série iv», tom. IX, pag. 51.)

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p279 CHAP.   III.   Ve  DONATION  DE   PÉPIN  AU  SAINT-SIÈGE.       

 

papauté non pas d'un domaine utile, mais d'une véritable souve­raineté sur les provinces concédées 1. Déjà, en 1094, le chroniqueur du Mont-Cassin, Léon d'Ostie, avait reproduit en l'analysant l'énumération des provinces contenues dans l'acte de Quierzy-sur-Oise. Les archives de son abbaye en possédaient un exemplaire que le chroniqueur avait sous les yeux 2. Mais on rejetait le témoignage de Léon d'Ostie parce que cet écrivain était moine ; de même qu'on rejetait le témoignage du Liber Pontificalis parce que ses rédac­teurs étaient des clercs attachés à la cour romaine. Tant le parti pris de dénaturer l'histoire était persévérant et implacable ! La décou­verte de Carlo Troya est venue, à son heure, justifier le clergé de Rome et l'érudition monastique de ces accusations surannées.

 

   30. Les évêques profitèrent de la présence du pape à Quierzy-sur-Oise pour lui soumettre diverses questions de discipline déjà  traitées l'année précédente (733) au synode de Vermeria (Verberie)3,

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1« L'acte de donation de Pépin, dit M.Dareste, n'a pas été conservé, mais
son existence est prouvée par les documents contemporains. Le plus curieux de ces documents est une promesse de donation faite en avril 794 à Quierzy, avant la première expédition d'Italie.
Elle est imprimée dans Troya, tom. V, pag. 453. » (Dareste, llist. de France, tom. I, pag. 348, note 1.) Eu Allemagne, le docteur Phillips; en Italie, les rédacteurs de la Civilta Catholica et les continuateurs des Tavule cronologiche de Mozzoni ont appelé l'atention du monde sa­vant sur l'importante découverle de Carlo Troya. A la bibliothèque Richelieu de Paris, le plus considérable de nos dépôts littéraires, lorsqu'on demande à con­sulter le Codice diplomatico Longobardo, on n'obtient que le premier fascicule du tom. 1, avec l'affirmation réitérée que l'ouvrage n'a point été continué. Or, la publication de Carlo Troya a été non-seulement continuée mais achevée. Est-ce parce qu'elle renferme l'un des plus glorieux monuments de la nationalité franque, qu'on l'a bannie de la grande bibliothèque nationale de France ?

2.Voici le texte de Léou d'Ostie : Fecit idem gloriosus rex [Pippi?ius] tma
cum preedictis filiit suis
[ Karolo et Karolomanno] promiisionem et conceisionem beato l'etro ejusque vicario de civitatibus ac terriloriis Haliœ per desiynatum confinium : A Lunis cum insula Corsica ; inde in Sutrianum ; inde in montem Bardonem ; inde in Vercetum ; inde in Pnrmaot; inde in Itegium ; inde in Aluntuam et Monlem-Siiieis : simulque universum exarc/iaium Ruvennœ sicut nntiquitus fuit, cum provmciis Venetiarum et Hislriœ ; neenon etcunctum ducutum Spolelinum seu
Bsnevcntanum ; enmque donationem propria manu sua, filiorumque suorum, muttorumque j'udicum et optimatum suorum corro'ioravit. (Léo Ostiens., C/trouicon
Casinease; Pair., lut.,
tom. CLXXill, col. 501.)

3.Verberie, sur la rive gauche de l'Oise, à 16 kilomètres N.-E. de Senlis, était l'une des douze villes dont le royaume  mérovingien de Soissons fut

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et formulées dans un capitulaire que nous avons encore. Les déci­sions prises à Verberie donnaient lieu à de vives controverses. Quelques-unes étaient absolument erronées et accusaient soit un défaut complet de science théologique chez les prélats qui les avaient souscrites, soit plutôt l'influence prépondérante de l'élé­ment laïque et la pression exercée par les leudes francs sur les délibérations. Il s'agissait toujours du grand principe de l'indissolubilité du mariage, contre lequel se révoltaient les instincts sensuels des races franques et germaines. Le capitu­laire de Verbcrie permettait aux époux qui avaient contracté ma­riage au troisième degré de parenté de convoler à une autre union. Il accordait la même faculté à l'époux aux jours duquel la femme aurait attenté, à celui qu'un exil forcé éloignait de sa femme légitime, à la femme elle-même dont le mari aurait eu des rapports incestueux avec sa cousine 1. Toutes ces infractions à la loi catholique de l'unité du mariage ne pouvaient, on le conçoit, être admises sans soulever des protestations nombreuses. Le texte même du capitulaire de Verberie en conserve la trace. Après la faculté donnée à la femme de se remarier en cas d'adul­tère de son époux, le capitulaire ajoute cette clause, significative : Hoc ecclesia non recipit. Dans sa réponse aux dix questions qui lui furent posées sur cette matière à Quierzy-sur-Oise, et qu'il laissa par écrit au monastère de Brittanicum (Bretigny)2, voisin de la villa royale, le pape insiste avec énergie sur l'indissolubilité du mariage chrétien. Il n'admet d'exception à cette règle inviolable que dans les cas d'empêchements dirimants posés par l'Église. Il appuie chacune de ses décisions sur l'autorité des anciennes décré­tales de saint Léon le Grand, de saint Innocent I, de saint Siricius; des canons de Chalcédoine, d'Antioche, de Néocésarée et de Carthage. Au nombre des empêchements dirimants, il place l'affi-

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originairement composé. Les rois de la première race y avaient un palais, que Charlemagne fit rétablir avec magnificence. Déchu de son antique splen­deur, Verberie ne compte plus que 1,325 habitants.

1Capilular. Vermeriense; Pair, lut., tom. XCVI, col. 150G-1508.

2Bretigny  est maintenant un petit village du département de l'Oise, à 26 kilomètres N.-E, de Compiègne.

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p281 CHAP.   III.     lro  DONATION   DE  FÉP1N  AU  SAINT-SIEGE.      

 

nité spirituelle contractée par les parrains et marraines aux deux sacrements de baptême et de confirmation 1. Neuf autres questions avaient trait à l'administration du baptême, à la forme canonique des procédures intentées aux clercs, et à quelques détails de disci­pline. Nous retrouvons là des faits analogues à ceux que saint Boniface signalait en Germanie. On demandait au pape la conduite à tenir vis-à-vis d'un prétendu prêtre qui avait osé célébrer la messe et administrer les sacrements, bien qu'il n'eût jamais reçu l'ordination sacerdotale. Ce pseudo-prêtre s'était depuis marié. Etienne III le condamne à faire pénitence dans un monastère. Un autre prêtre avait administré le baptême en se servant de vin au lieu d'eau ; il est condamné à la même peine. Un autre était d'une ignorance telle qu'il ne savait ni le symbole ni l'oraison domini­cale ; on l'envoie également dans un monastère. Un autre avait substitué à la formule du baptême la phrase suivante : In nomine Patris mergo, et Filii mergo, et Spiritus Sancti mergo. Sans doute il s'agissait d'un baptême par immersion. Etienne III déclare que le sacrement est valide « parce que, malgré la rustique ignorance du ministre, il a été conféré au nom de la Trinité sainte, » mais le prêtre devra être envoyé dans un monastère, pour y être ins­truit des obligations sacerdotales. Le pape approuve l'usage d'administrer en cas de nécessité le baptême par infusion, c'est-à-dire en versant l'eau sur la tête avec une coquille (concha) ou même à la main. — Les accusations contre les évêques doivent être portées au concile de la province; celles dont les prêtres ou les autres clercs seraient l'objet sont déférées au conseil de l’évêque, composé d'un nombre déterminé de prêtres et de diacres. — Enfin le pape renouvelle, sous peine d'anathême, l'inter­diction canonique pour les clercs ou moines de porter la che­velure longue 1. La gravité de la sanction laisse supposer que le culte des Gaulois pour les longs cheveux persistait au sein du clergé et jusqu'au fond des cloîtres.

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1Cf. n° 22 de ce présent chapitre.

2Stephan.  III, Respo)isa in monaJerio Brittannko data;  Pair. tol.,lom.
LXXXIX, col. 1024-1030.

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p282 PONTincAT d'étienne m (732-757).

 

   31 Le séjour d'Etienne III en France fut marqué, au point de vue liturgique, par un événement  considérable.  « Le  pape demanda à Pépin le Bref, en signe de la foi qui unissait la France au siège apostolique, dit dom Guéranger, de seconder ses efforts pour introduire dans ce royaume les offices de l'église romaine, à l'exclusion de la liturgie gallicane. Le roi seconda ce pieux dessein, si conforme d'ailleurs à la franche orthodoxie de son cœur, et les clercs de la suite d'Etienne donnèrent aux chantres français des leçons sur la manière de célébrer les offices 1. Nous citerons à ce sujet les paroles de l'auteur des livres Carolins, ouvrage qui, il est vrai, ne fut pas écrit par Charlemagne, mais dont cet empereur a déclaré depuis adopter le fond et la forme. L'auteur parle donc au nom de ce prince : «Plusieurs nations, dit-il, se sont retirées de la sainte et vénérable communion de l'église romaine, mais celle des Francs ne s'en est jamais écartée. Instruite de cette apostolique tradition, par la grâce de celui «de qui vient tout don parfait2, » elle a toujours reçu les grâces d'en haut. Étant donc, dès les pre­miers temps de la foi, fixée dans cette union et cette religion sacrée, mais s'en trouvant cependant séparée en un point qui n'est pas contraire à la doctrine, savoir dans la célébration des offices, elle a enfin connu l'unité dans l'ordre de la psalmodie, tant par les soins et l'industrie de notre très-illustre père de vénérable mé­moire, le roi Pépin, que par la présence dans les Gaules du très-saint pape Etienne, pontife de la ville de Rome ; en sorte que l'ordre de la psalmodie ne fût plus différent entre ceux que réunis­sait l'ardeur d'une même foi, et que ces deux églises, jointes en­semble dans la lecture sacrée d'une seule et même sainte loi, se trouvassent jointes aussi dans la vénérable tradition d'une seule et même mélodie ; la célébration diverse des offices ne séparant plus désormais ce qu'avait réuni la pieuse dévotion d'une foi unique3. »

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1 Walafrid. Strabo, De rébus ecclesitisticis, cap. xxv; Pair, lat., tom. CXIV, col. 957.

2. Jacob., i, 17.

3. Lib. Cardin., Iih. I, cap. vj; Patr. lat., tom. XCVIII, col. 1021. — Cf. D. G\iéranëer,lnstitut.liturgiques, tom.l,pag. 246. —Nousappelons l'attention

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p283 CHAP. III.— Ir0  DONATION   DE  l'ÉPIN   AU  SAINT'SlÉGE,       

 

Dans un capitulaire de l’an 789, dressé à Aix-la-Chapelle, Charlemagne rappelait encore la grande mesure du changement liturgique opéré dans les Gaules, et disait : «Il est enjoint à tous les clercs d'ap­prendre et de connaître à fond le chant romain ; de célébrer régu-lièrement tout l'office, tant pour l'antiphonaire que pour le graduel, selon le décret rendu par notre père de bienheureuse mémoire, le roi Pépin, lorsqu'il abolit le rite gallican, pour resserrer davantage l'union avec le siège apostolique et pour établir dans la sainte Église de Dieu une pacifique concorde 1. » Etienne III avait amené avec lui en France l’archicantor de la basilique vaticane, nommé Siméon. Comme jadis l'abbé de Saint-Martin à Yarrow 2, Siméon professa un cours public de liturgie et de chant grégorien à l'école palatine. Le frère de Pépin le Bref, Remigius (saint Rémi), qui venait d'être promu à l'archevêché de Rouen, et l'évêque de Metz, saint Chrodegang, envoyèrent plusieurs moines de leur diocèse pour recueillir ses leçons. Le pape lui-même, à son retour à Rome, pour seconder le mouvement qui s'opérait en France et répondre aux désirs du roi, « délégua, dit le moine de Saint-Gall, douze chantres de sa chapelle pontificale, lesquels, comme douze apôtres, devaient éta­blir dans les Gaules les saines traditions du chant grégorien3. »

 

   32. Deux jours avant la guérison miraculeuse d'Etienne III, le 25 juillet 754, une cérémonie imposante, dont le souvenir intéresse     l’histoire hagiographique des Gaules, avait lieu à Paris dans la basilique du monastère de Saint-Vincent. C'était le nom que portait encore l'église connue aujourd'hui sous le vocable de Saint-Germain-des-Prés. Son fondateur, le glorieux évêque de Paris, mort en 5764, avait voulu être inhumé sous le porche de l'église, comme pour prolonger par delà le tombeau l'attitude humble et pénitente

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du lecteur sur le passage où Charlemagne affirme I'apostolicité de nos églises « qui, dit-il, dès les premiers temps de la foi, a primis fidei temporibus, ont reçu la tradition d'unité avec le siège apostolique. »

1 Carol. Magn., Cod. Diplomatie. Capilular., ann.l&9; Patr. lat., lom. XCVll, col. 180.

2. Cf. pog. 126 de ce présent volume.

3. Clirontcon San-Gnllense, lih. 1, cap. s; Patr. lat., tom. XCVJU, col. 1317.

4. Cf. loin. XV de cette Histoire, pag. 103.

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p284 PONTiFiCAT d'étienne iii (~."2-"o7).

 

de sa vie mortelle. «Or, dit l'hagiographe, le vénérable abbé Lant­fred songeait depuis longtemps à transférer le corps du saint pon-iife, patron de son monastère, dans le chœur de l'église, en arrière du maître-autel. La première pensée de cette translation lui avait été divinement inspirée dès l'an 727, à l'époque où Charles Martel gouvernait encore la monarchie des Francs ; mais divers obstacles retardèrent l'exécution de son pieux projet. Charles Martel envoya le vénérable abbé remplir près de Hunald, duc d'Aquitaine, une mission qui eut un résultat désastreux. Hunald, affectant  de considérer Lantfred comme un espion, le retint en captivité durant trois ans et demi. A la mort de Charles Martel, quand Pépin le Bref eut conclu un traité de paix avec le duc d'Aquitaine, Lantfred fut mis en liberté: mais, durant son absence, le monastère de Saint-Vincent avait été tellement dévasté qu'il fallut douze années de travaux et d'efforts pour lui rendre sa première splendeur. A cette époque, le pontife du siège apostolique, Etienne, venu dans les Gaules pour implorer contre l'oppression des Lombards le secours des Francs, conféra l'onction royale au très-excellent Pépin. Des miracles éclatants se produisirent alors sur la tombe de saint Ger­main de Paris, comme pour indiquer à Lantfred que l'heure de la translation solennelle était enfin venue. Le saint apparut lui-même à une pieuse chrétienne, et lui dit : Il y a vingt ans que, dans une vision, j'ai montré à Lantfred le lieu où il devait transporter mon corps, derrière l'autel de Saint-Étienne. Avertissez-le de ne plus différer davantage. — Le message surnaturel fut transmis fidèle­ment à l'abbé et aux religieux. Or, Lantfred avait toujours gardé le secret sur la vision qui lui était rappelée avec une date si pré­cise. C'était là un premier indice qui prouvait la véracité de la pieuse chrétienne. Mais le maître-autel qu'elle désignait ne portait pas le titre de Saint-Étienne; il était connu sous le nom d'autel de Sainte-Croix, et dans la congrégation nul ne savait qu'il renfermât des reliques du premier martyr. Dès lors, on crut devoir procéder à la reconnaissance des reliques, parmi lesquelles on trouva réel­lement ce trésor inconnu. Lantfred n'hésita plus : il se rendit près du très-glorieux roi Pépin et lui raconta tout ce qui s'était passé.

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p285 CHAP. III.   — lrL   DOTATION   DE   TEPIN  AU  SAINT-SIEGE.       

 

La joie du prince fut grande, en apprenant ces merveilles : les évêques du royaume furent convoqués pour la cérémonie de la translation. Je n'y assistai point, continue l'hagiographe, mais j'en ai entendu le récit de la bouche d'un grand nombre de témoins ocu­laires. Il me suffira de citer les paroles du très-glorieux roi Carloman 1, lequel entrait alors dans sa septième année. Plus tard, dans une assemblée d'évêques, d'abbés et de nobles du royaume, tenue dans cette église même, Garloman s'exprimait ainsi : « Vous admirez tous la magnificence de cette basilique; moi, je me rap­pelle le temps où elle n'avait aucun de ces ornements somp­tueux, aucune autre richesse que cette grande croix d'or 2. Le seigneur Germain reposait encore dans une modeste crypte sous le portique extérieur. Il en fut ainsi jusqu'à ce que, le saint lui-même ayant manifesté sa volonté, mon père fit procéder à la trans­lation solennelle des reliques. Je n'avais encore que sept ans; néan­moins j'assistai à la cérémonie, et j'aime à redire les miracles dont je fus témoin alors, miracles tels que je n'en vis point de semblables depuis, et que je n'en ai lu dans aucune histoire. Au jour fixé, mon père, de bonne mémoire, entouré de tous les grands du royaume, fit ouvrir la crypte ; le corps du saint, dans son cer­cueil soigneusement fermé, fut enlevé sans difficulté aucune, et porté au côté gauche du chœur, au milieu des transports d'allégresse de la multitude. Tout le reste  du jour  et la nuit  suivante, il

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1 Mabillon et après lui les Bollandiste3 [Act. S. German., 28 maii) ont ici confondu Carloman avec Charlemague. Félibien (Hist. de Paris, loin. 1, pag. C7) a sigualé et rectifié cette erreur. Charlemagne, né en 742, avait douze ans en 734, époque de la translation des reliques de saint Germain. Le chroniqueur, qui écrivait son récit dans la première moitié du IXe siècle, semble avoir fait la même confusion. Voici ses paroles : Ex quitus omnibus unum mihi in hoc opère excelleniissimum auctorem ponere plaouit dominum vide-licet Carolum, gtoriosissimum imperatorem, qui tune puer septennis operi pii genitoris inlerfuit, et ea quœ ibi vidil admiranda memoria nec non et admiranda facundia diligeniisiime fatebatw. (Bolland., tom. VI maii, pag. 788.)

2. La grande crois d'or, dite aussi croix de Childebert, provenait du trésor des rois goths dont Childebert I s'était emparé, lors de son expédition eu Septimanie, à la prise de Narbonne. (Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 417.) Plus tard elle fut donnée par ce prince au monastère fondé par saint Germain.

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p286 PONTiFiCAT d'étienne m (732-".").

 

demeura exposé à la vénération des fidèles, et l'on célébra avec pompe les offices et les nocturnes. Le lendemain matin, mon père de sainte mémoire, mon frère avec son escorte, moi et tous les grands du royaume, nous vînmes à la basilique pour achever l'œuvre commencée. On avait disposé pour le transport du cercueil des bâtons très-longs, non point à cause du poids qui la veille s'était trouvé fort léger, mais parce que chacun voulait avoir le bonheur sinon de porter le précieux fardeau, au moins de tenir la main sur les bâtons qui touchaient aux reliques saintes. Mon père et ceux des grands qu'il avait désignés pour cet honneur s'appro­chèrent donc, saisirent les bâtons, mais il leur fut impossible de soulever le cercueil : il semblait enraciné dans le sol et résistait à tous les efforts. On recourut à un système de leviers et de ma­chines, mais, après avoir travaillé longtemps sans succès, le décou­ragement fut universel. Mon père et les grands qui l'entouraient exprimèrent le regret d'avoir cédé à des instances téméraires, pour changer arbitrairement une sépulture que de son vivant Germain avait choisie lui-même, et dans laquelle son corps reposait depuis tant d'années. Les évêques, consultés sur ce point, propo­sèrent un autre expédient : Glorieux roi, dirent-ils, votre sérénité n'ignore pas que le très-bienheureux Germain était évêque. Il nous paraît donc convenable, et peut-être est-ce là ce que le saint veut indiquer lui-même, que ses précieuses reliques soient portées par des évêques. — Cet avis fut reçu avec grande joie ; le roi et les leudes cédèrent la place, et les évêques présents se mirent en devoir de soulever le cercueil, mais sans plus de succès. Toutes leurs tenta­tives ayant échoué, ils convinrent que la résistance était invincible. Très-pieux roi, dirent-ils alors, nous croyons toujours pouvoir affirmer la réalité des visions par lesquelles le bienheureux Ger­main a lui-même demandé la translation de ses reliques. Cepen­dant puisque ni votre celsitude, ni notre humilité n'avons pu réussir dans cette tâche, nous sommes d'avis que le bienheureux en ré­serve l'honneur aux religieux du monastère fondé par lui, et où il prenait plaisir à vivre, — Les moines s'approchèrent donc, à leur tour; mais leurs efforts longtemps redoublés n'amenèrent aucun ré-

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p287 CHAP.   III.     Ir°  DONATION   DE   FÉPIN   AO  SAINT-SIÈGE.       

 

sultat, et ils confessèrent leur impuissance. Le très-pieux roi mon père ne dissimulait plus sa douleur ; des larmes coulaient de ses yeux, et tous partageaient sa désolation, lorsque, du milieu de la foule, un homme éleva la voix. Si le très-clément seigneur notre roi, dit-il, daigne entendre la parole du plus humble de ses servi­teurs, j'e crois avoir découvert la véritable cause de cette résistance inattendue. Non loin de la villa royale de Palatiolum (Palaiseau) au pagus Parisiacus, le monastère possède plusieurs petites villas. Or les hommes du fisc, enhardis par la puissance de votre celsitude, exercent en ce lieu une oppression et une tyrannie intolérables. Ils mettent à mort les habitants, dévastent les vignes et les moissons, les prés et les bois, s'emparent des troupeaux et exercent sur tout le territoire un véritable brigandage. C'est la, je crois, l'injustice que le bienheureux Germain veut faire réparer en ce jour. —A ces mots, mon père resta quelques instants pensif, puis il s'écria : Ce qui nous arrive en ce jour est vraiment une punition méritée. Le bienheureux Germain nous rappelle à l'exécution  d'un  devoir. Absorbé par d'autres soins, je n'ai pu m'occuper de faire cesser l'injustice. — Puis, déposant un gage sur le cercueil, il ajouta ; Recevez aujourd'hui, très-bienheureux Germain, notre villa de Palatiolum avec toutes ses dépendances, en réparation des vio­lences et des injures qu'on y a exercées contre vous et contre votre famille monastique. En retour, je vous demande la faveur de pou­voir transporter votre corps sacré. — A peine eut-il prononcé ce serment, que le cercueil se laissa soulever par lui et par les seigneurs avec une telle facilité, qu'on eût dit qu'il n'avait plus au­cune pesanteur. Les évêques, les clercs, toute l'assistance, d'un seul cri, entonnèrent le Te Deum. La joie, l'étonnement, la recon­naissance étaient au comble. Chacun voulait passer sous le cer­cueil; ceux qui ne pouvaient y parvenir cherchaient à toucher l'extrémité des bâtons, ou du moins les vêtements des porteurs. On arriva ainsi à la nouvelle crypte, disposée derrière le maître-autel. Là, nouvelle difficulté:  les  bâtons  adhérents   au  cer­cueil étaient trop longs  pour passer par l'ouverture;  on pro­posa de les couper.  Je  crains,  dit mon  père, que cette opé-

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ration ne se puisse faire sans détériorer le cercueil. — On allait donc prendre le parti de déclouer les bâtons, lorsque, sans qu'au­cune main d'homme le touchât, le cercueil se détacha doucement lui-même de ses supports, et descendit en un clin d'œil au fond de la crypte. L'effroi fut général ; on croyait qu'en tombant le sarco­phage aurait été brisé en mille pièces. Tous les regards se fixèrent sur la crypte; le cercueil y était posé régulièrement à la place des­tinée pour le recevoir, et une suave odeur, s'exhalant des saintes reliques, remplit bientôt toute l'église. Je fis alors un acte d'enfant, qui causa un instant d'émotion. D'un bond, je sautai au fond de la crypte, et je considérai de mes yeux le cercueil miraculeusement déposé par le ministère des anges. La chute ne me fit d'autre mal que la perte de ma première dent de lait, qui tomba alors 1. » Nous n'avons rien retranché à ce récit du fils de Pépin le Bref. Il porte avec lui, dans chaque détail, tous les caractères d'une parfaite au­thenticité. La donation de Palatiolum à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés est attestée par une inscription lapidaire, qui subsista jus­qu'à la révolution de 1793. Placée à l'endroit même où le cercueil avait offert cette résistance prolongée, elle était conçue en ces termes : Hic pausante sancto Gcrmano, in die translalionis, dédit ei rex Pippimts fiscum Palatiolum cum appendiciis suis omnibus l.

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