Darras tome 17 p. 498
33. La naïveté du récit, tel que le donne le moine de Saint-Gall, du palais, est un charme de plus dans cette histoire du passé. Vraisemblablement celui que Charlemagne désignait à l'évêché vacant se recommandait par d'autres qualités plus sérieuses qu'un esprit d'à-propos d'ailleurs assez heureux. Selon nous, le clerc de la chapelle palatine caché derrière la tenture du dais royal eut un grand tort, celui de ne pas profiter de l'occasion pour s'enfuir et laisser l'évêché aux ambitieux qui le sollicitaient ou le faisaient solliciter avec tant de chaleur. « Une autre fois, reprend le moine
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1 . Monach. San-Gall., lib. I, cap. iv; Patr. lat., t. XCXVII1, col. 13T4.
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de Saint-Gall, le jour de la vigile de saint Martin (10 novembre), la nouvelle d'une vacance de siège étant survenue à la cour, Charlemagne fit appeler un des clercs du palais aussi distingué par la noblesse de son origine que par sa science personnelle, et le nomma à l'évêché vacant. Au comble de la joie, ce clerc n'eut rien de plus pressé que d'inviter à sa table ses amis, les officiers du palais, avec les délégués de son futur diocèse. Il passa la soirée en un grand festin, et oublia l'office de la nuit qui se célébrait solennellement en cette vigile particulièrement chère à la piété nationale des Gaules. Or, le maître de chapelle, en distribuant d'avance selon l'usage les diverses parties de l'office que chaque clerc aurait à chanter, avait désigné pour celui-ci le répons de saint Martin : Domine, si adhuc populo tuo sum necessarius, auquel tout le chœur devait répondre : Fiat voluntas tua. Quand on fut arrivé à ce point de l'office des matines, après le chant de la leçon correspondante, il se fit un grand silence et tout le chœur resta muet. Le clerc qui devait entonner le répons n'était point à sa place; tous les regards se tournaient sur sa stalle vide, et nul ne prenait la parole. Charlemagne, qui avait vu toute cette scène, dit : Que quelqu'un entonne, cantet aliquis. — L'embarras ne fit que redoubler, nul n'osait se produire, lorsqu'un clerc de pauvre naissance que le roi gardait dans sa chapelle par charité, entonna non point le répons qu'il n'avait pas sous les yeux, mais l'oraison dominicale. Toutes les figures exprimèrent alors un mouvement d'hilarité que le roi réprima d'un signe. Le pauvre clerc continua donc sans interruption et s'arrêta juste après ces mots: Adveniat regnum tuum, auxquels tout le chœur dut répondre suivant le rite accoutumé : Fiat voluntas tua. Les matines achevées, Charlemagne de retour dans la salle du palais où il se réchauffait au foyer, ad caminatam , manda le pauvre clerc, vieux serviteur, mais chantre novice. Qui vous a chargé d'entonner le répons? lui demanda-t-il d'un ton sévère. — Épouvanté, le clerc répondit humblement : C'est vous-même, seigneur, quand vous avez dit : Cantet aliquis. — C'est bien, dit le roi, mais pourquoi choisissiez-vous l'oraison dominicale? — Gracieux roi, mon doux seigneur, répondit-il, je n'avais pas sous les yeux les
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paroles du répons ; nul autour de moi ne pouvait ou ne voulait me les suggérer. Pour ne pas déplaire à votre domination souveraine, je voulais chanter puisque vous l'ordonniez, mais chanter des paroles qui pussent se rapporter à la finale du choeur : Fiat volunias tua. Voilà pourquoi j'ai choisi l'oraison dominicale. — Eh bien, reprit Charlemagne en élevant la voix de manière à être entendu par tous les princes qui l'entouraient, il y a un orgueilleux que j'avais désigné pour un évêché vacant, et qui n'a su honorer ni le Dieu dont il est le ministre, ni le roi dont il est le serviteur. Il a passé cette nuit sainte à table, vous l'avez remplacé au chœur, vous serez évêque à sa place 1. »
34. A une époque où l'on n'avait pas la ressource des livres imprimés, et où deux ou trois gros manuscrits devaient suffire àune nombreuse rangée de clercs pour les offices nocturnes, ces détails qui, de nos jours, ne pourraient se reproduire, ont une physionomie toute locale, mais comme trait de mœurs l’épisode ne manque pas de signification. La leçon que Charlemagne donnait au noble clerc, plus empressé à célébrer un festin de joyeux avènement qu'à chanter les louanges du Seigneur, était, il faut en convenir, fort méritée. Rien d'ailleurs, en tout ceci, qui dépasse la mesure et la convenance des anecdotes de cloître : la fierté punie, l'assiduité au chœur récompensée, et la justice distributive du roi exaltant les humbles. C'est de cette façon que le moine de Saint-Gall cite deux bénédictins, fils d'un meunier, lesquels avaient tous deux un mérite extraordinaire, et que Charlemagne ne put jamais avec toute sa puissance faire consentir à accepter l'épiscopat. L'empereur dut se borner à les mettre chacun à la tête d'une abbaye1. «Une autre fois, continue le chroniqueur, un clerc de la chapelle royale, désigné pour l'épiscopat, allait se rendre à son siège. Les délégués de son futur diocèse lui amenèrent à la porte du palais un cheval caparaçonné, qu'ils firent approcher des degrés du montoir. Mais l'évêque nommé avait la prétention de n'avoir pas besoin d'un pareil expédient, bon à son avis pour des infirmes. Il s'élança hardiment sans même se servir des étriers, et peu s'en
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1 Monach. San-Gall., lib. I, cap. v.
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fallut que, passant par-dessus le cheval, il n'allât retomber de l'autre côte. D'une fenêtre du palais, Charlemagne avait vu cette petite scène. Il fit revenir le bouillant cavalier : Vous êtes agile, leste et adroit, lui dit-il. En ce moment où j'ai à soutenir tant de guerres, vous me suivrez utilement dans mes expéditions. Plus tard, quand vous serez moins bon cavalier, vous ferez un meilleur évêque 1. » Les rapports de Charlemagne avec l'épiscopat de son temps empruntaient à l'alliance intime de l'église et de l'état un caractère de simplicité touchante et de vénération réciproque. Nous avons vu le métropolitain Leidrade préparer à Lyon une demeure uniquement destinée à recevoir le grand roi, s'il daignait un jour honorer cette ville de sa présence. On ne sait si jamais Charlemagne eut l'occasion de profiter de cet offre hospitalière. Mais il est certain que dans chaque cité il descendait de préférence chez l'évêque. L'honneur de recevoir le monarque avec les guerriers de sa suite pouvait quelquefois être onéreux. « Il se trouvait, dit le chroniqueur, une ville épiscopale dont la situation était telle que Charlemagne, en allant ou en revenant de ses expéditions militaires, devait presque inévitablement y passer. Un jour, on annonça subitement l'arrivée de l'empereur : l'évêque pris au dépourvu se hâta de faire approprier sa demeure. Comme une hirondelle, ajoute le moine de Saint-Gall, il allait de çà de là, faisant décorer la basilique, sabler les allées des jardins et des cours, balayer toute la maison. Charlemagne le surprit au milieu de ces soins empressés et lui dit : Vous êtes le meilleur des hôtes, et toujours à notre arrivée vous prenez soin de tout approprier. — L'évêque, en baisant la main victorieuse du héros, répondit avec une intention un peu malicieuse : Partout où vous passez, seigneur, chaque maison n'est-elle pas nettoyée de fond en comble? — J'entends, reprit Charlemagne, mais si je fais vider quelquefois les maisons je sais aussi les remplir. — Puis il ajouta : J'ai remarqué en arrivant tel domaine appartenant au fisc. Il me paraît à la convenance de votre évêché,
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1 Monach. San-Gall., lib. I, cap. vin.
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je vous le donne à vous et à vos successeurs pour en jouir à perpétuité1. » — « Une autre fois, il arriva inopinément un vendredi dans la maison d'un évêque. On n'avait pas eu le temps de se pourvoir de poisson ; l'évêque en s'excusant de son mieux fit servir du fromage, c'était tout ce qu'il pouvait offrir. Ce fromage se trouvait délicieux. Chaque année, dit le roi, vous m'enverrez trois charrettes (très karratas)de pareils fromages à Aix-la-Chapelle. — Bien volontiers, très-doux seigneur, répondit l'évêque; j'achèterai et vous enverrai cette provision chaque année, mais je ne puis répondre que tous les fromages seront aussi réussis que ceux dont vous avez daigné vous contenter. En ce cas, je vous supplierais de ne pas m'en vouloir.—Il y a moyen de ne pas faire d'erreur, répondit Charlemagne. Vous les couperez tous par le milieu et les goûterez. Vous m'enverrez les meilleurs, et les autres seront pour les pauvres.—Durant deux ans, l'évêque fit exactement son envoi à Aix-la-Chapelle, sans que le roi l'en fît même remercier, ce qui ne découragea nullement le bon évêque. La troisième année, Charlemagne lui envoyait un diplôme portant donation d'un riche et fertile domaine, qui pouvait fournir tout le blé et le vin nécessaires annuellement à la mense épiscopale 2. »
35. S'il savait récompenser, Charlemagne savait punir. « Un évêque plus ami du luxe que des pauvres, continue le chroniqueur, dépensait en futilités l'argent qu'il aurait dû employer en aumônes. Charlemagne s'entendit avec le parfumeur du palais, un juif habile, qui allait chaque année en Orient chercher l'ambre et le musc pour les vendre à prix d'or aux seigneurs et aux dames de la cour. D'après les ordres du roi, le juif prit un rat de l'espèce vulgaire, le parfuma de son mieux, et vint l'offrir à l'évêque comme une civette musquée de la plus grande rareté. L'évêque en proposa trois livres d'argent. En vérité, dit le juif, j'aimerais mieux jeter à l'eau ce précieux animal, le seul de son espèce qui ait jamais été apporté vivant en Europe, que de
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1. Monach. San-Gall., Gesl. Carol. Mogn., lih. I,cap.XY-xvr. 1 Ibid., cap. xvii.
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le céder pour un prix si modique. —L'évêque porta son offre à dix livres. Par le Dieu d'Abraham, s'écria le juif, je ne perdrai pas ainsi mes fatigues et mes peines ! — Et roulant son rat dans une étoffe de soie, il sortit en l'emportant. L'évêque, que ce manège avait complètement trompé, le rappela et lui promit un boisseau de pièces d'argent, modium argenti, s'il consentait à lui céder la prétendue civette musquée. Le marchand débattit encore cette offre, enfin il céda comme à regret, se fit remettre le prix et alla le porter à Charlemagne. Quelques jours après, le roi convoqua à son audience les évêques et les leudes de la province. Sur une table dressée au milieu de la salle, les pièces d'argent remises au marchand juif étaient rangées en piles. Le roi s'adressant aux évêques leur dit : Vous êtes nos pères et les distributeurs de nos aumônes. Nos trésors doivent passer par vos mains non pour satisfaire de frivoles caprices, mais pour servir le Christ dans la personne des pauvres. Maintenant donc oublierez-vous de pareils devoirs, les uns pour des goûts de luxe, les autres pour des spéculations d'avarice ? — Puis il ajouta : Vous voyez ces piles d'argent; l'un de vous les a remises à un juif en échange d'un rat vulgaire, parfumé d'eaux de senteur! —Le coupable se trouvait dans l'assistance, et bien que Charlemagne ne l'eût en aucune façon désigné, il vint se jeter aux pieds du roi, demandant pour sa faute un pardon qui lui fut généreusement accordé1. » — « Durant une de ses campagnes victorieuses contre les Germains, continue le chroniqueur, Charlemagne avait laissé au palais, près de la très-glorieuse reine Hildegarde, un évêque qui eut un jour l'audace de demander pour une cérémonie solennelle le sceptre d'or du héros. Il voulait s'en servir en guise de bâton pastoral. Hildegarde refusa, disant qu'elle n'oserait accorder une autorisation de ce genre, mais qu'elle en référerait au roi lui-même. Charlemagne à son retour fut informé de l'ambitieuse prétention de l'évêque : J'irai au delà de ses vœux, dit-il en souriant. — Quelques jours après, dans une assemblée solennelle, du haut de son trône, Charlemagne parla
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1 Mooach. San-Rall., Gest. Cnrol. Magn., lib. 1, cnp. x<?lir.
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p504 POONTIFICAT DE SAINT ADRIEN I ("372-705).
ainsi : Les évêques par leur vocation même ont le devoir de renoncer aux vanités de ce monde, pour nous inviter par leur exemple à élever nos coeurs vers les biens célestes. Il en est cependant que l'ambition aveugle. L'un d'eux, non content de son siège, le premier de la Germanie, n'a pas rougi, durant mon absence, de réclamer pour lui servir de bâton pastoral le sceptre d'or que j'ai coutume de porter comme emblème du pouvoir souverain. — L'ambitieux évêque se prosterna devant l'assemblée, confessa son imprudence et obtint sa grâce1. »