Darras tome 18 p. 22
16. Tel était le prince Offa, qu’Angilbert rencontra à Rome au tombeau du prince des apôtres. Les remords l’y amenaient. Malgré les largesses qu’il répandait dans le sein des pauvres, les mortifications corporelles qu’il s'imposait à lui-même et les prières ferventes qu'il adressait continuellement au ciel, le souvenir de son crime le poursuivait toujours. Par le conseil des hommes sages de son royaume, dit l’hagiographe, il résolut d’entreprendre un pèlerinage ad limina, pour pouvoir soumettre au pouvoir des clefs apostoliques le forfait qui lui chargeait la conscience. Là, il accomplit avec une édifiante componction la série d’actes expiatoires qui lui furent imposés; il reçut l’absolution solennelle, et des miracles dont l’hagiographe ne fait pas connaître le détail lui donnèrent enfin l’assurance que son crime était effacé au ciel. Dans sa reconnaissance, Offa ajouta un nouvel hospice et un collège aux établissements de ce genre fondés en 726 par Ina en faveur des pèlerins et écoliers
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1 Carol. Magn. Ejrisl. ad Off. Patr. lat., tom. Cil, col. 130G.
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anglo-saxons que la dévotion ou l’amour de l’étude attirait à Rome. « Enfin, ajoutent les actes, il fit don à Dieu, au bienheureux Pierre et aux papes ses successeurs à perpétuité, d'un droit de capitation montant à un penny (deux sous de notre monnaie) par chacun des Merciens ses sujets. » Cette redevance que le roi Ina avait déjà établie pour ses États de Wessex devait être payée chaque année à la fête de saint Pierre-aux-Liens. Le tribut ainsi constitué en faveur du siège apostolique s’appela en Angleterre Rome-penny ou Peters-penny 1: dans les autres Etats de l’Europe, où il s’établit de même, il prit le nom de « denier de saint Pierre. » Il est à peine besoin d’ajouter que ces fondations, dont notre moderne rationalisme serait sans doute tenté de rire, n'étaient ni plus ridicules ni moins utiles que les écoles de beaux-arts entretenues aujourd’hui encore à Rome par la plupart des gouvernements européens. Si l’on songe qu’à l’époque de Charlemagne et d’Offa le foyer des sciences, des lettres et des arts était à Rome, on comprend la nécessité d’entretenir à Rome des collèges où les étudiants anglo-saxons, francs, gaulois, germains, venaient puiser à leur source les éléments de civilisation qu'ils devaient reporter ensuite dans leurs diverses patries. Quoi d’étonnant dès lors qu'à cette Rome, mère vraiment bienfaisante, alma mater, prodiguant à tous gratuitement et sans aucune rétribution renseignement artistique, littéraire, scientifique, les rois et les peuples, par une reconnaissance spontanée, aient consacré des tributs. Le Rome-penny a civilisé l’Angleterre comme le « denier de saint Pierre » a civilisé la Saxe et la Germanie. Le sourire inintelligent du rationalisme moderne n’y saurait que faire.
17. Les instructions de Charlemagne à Angilbert, son ambassadeur près de Léon III, portaient principalement, on se le rappelle, sur « la nécessité d’extirper l’hérésie, de faire observer les saints canons et régner dans toute la sainte Église l’esprit de piété, de foi et d’édification chrétienne 2 .» Ces termes généraux, qui ont diplomatiquement l’avantage de dérouter l’esprit du lecteur non initié, étaient fort clairs pour Charlemagne et son ambassadeur, aussi bien
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1. Bolland., Act.., S. Etheibert, 20 maii.
2. Cf. n° 11 de ce présent chapitre.
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que pour le nouveau pape lui-même. Ils avaient une signification spéciale et se rapportaient exclusivement à ce qu’on appellerait de nos jours la question d'Orient. Ni Charlemagne ni le pape n’étaient alors satisfaits des agissements de la cour byzantine. Après l’heureux dénouement du VIIe concile œcuménique à Nicée, le pontife saint Adrien, dans sa réponse aux Libri Carolini, s’exprimait de la sorte : « Nos réclamations vis-à-vis de l’empereur d’Orient n’avaient pas seulement pour objet le rétablissement de la communion entre les deux églises, et la proclamation de l’orthodoxie du culte des images, en opposition avec l’erreur iconoclaste. Nous avons dû en outre revendiquer au nom du siège apostolique les diocèses de la Grèce et de l’Illyrie, injustement ravis à la juridiction de l’Église romaine pour être annexés à celle des patriarches de Constantinople, et en troisième lieu demander la restitution des patrimoines jadis concédés au bienheureux Pierre dans les diverses provinces de l’empire 1, patrimoines que les Césars iconoclastes se sont empressés de confisquer. Or, le concile de Nicée nous a donné satisfaction au point de vue dogmatique; mais sur les deux autres points nous n’avons reçu aucune réponse de la cour de Constantinople, ce qui prouve que s'il y a amendement d’un côté, il reste sur deux autres questions fort graves un attachement obstiné au schisme. Dans tout l’univers chrétien, la loi canonique qui délimite les juridictions des églises est scrupuleusement observée; n’y aura-t-il d’exception que pour la sainte, catholique et apostolique Église romaine, chef de toutes les églises de Dieu. Partout les biens ecclésiastiques, ces richesses qui constituent le patrimoine des pauvres, la ressource des délaissés et la gloire des saints dans leurs basiliques, sont considérés comme sacrés et inaliénables. N’y aura-t-il d’exception que pour les domaines du bienheureux prince des apôtres? Nous prions donc votre excellence royale de se joindre à nous pour féliciter l’empereur d’Orient d'avoir abjuré l’erreur iconoclaste, mais de l'avertir en même temps que s’il persiste dans son déni de justice contre le siège apostolique et les droits de l’Église romaine,
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1. Encore une nouvelle preuve en faveur de l’authenticité de la donation constantinienne.
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nous serons contraint de maintenir à son égard le lien de l’excommunication1 .» Ce fier langage d’Adrien Ier n’avait point déplu à Charlemagne, déjà fort irrité contre la cour de Byzance après la rupture des fiançailles entre sa fille Richtrudes et Constantin VI Porphyrogénète, injure sanglante aggravée encore par l’expédition d’Adalgise et l’invasion des Grecs dans le duché de Bénévent. En pressant Léon III de sévir contre les violateurs des saints canons, contre toute espèce d’hérétiques, en lui faisant rappeler par Angilbert que nulle considération humaine ne devait l’arrêter, que les dignités les plus augustes étaient éphémères comme la vie elle-même, tandis que le devoir accompli en ce monde est récompensé dans l’autre d’une gloire immortelle, toutes ces allusions qui n’ont l’air que d’un lieu commun, se rapportaient dans la pensée de Charlemagne à un projet d’excommunication contre l’empereur byzantin.
25. Nous ne savons si Angilbert insista beaucoup sur ce point près de Léon III. En tout cas, les événements qui se précipitaient à Constantinople modifièrent à la fois les dispositions de Charlemagne et celles du pape lui-même. Le jeune Porphyrogénète venait de se montrer digne du sang de Copronyme et de Léon l'Isaurien qui coulait dans ses veines. Parvenu à sa vingtième année (790), il voulut se débarrasser de la tutelle de sa mère. Par son ordre, les patrices Théodore et Damien et le grand maître du palais, le sénateur Pierre, organisèrent un complot à main armée, se saisirent de la personne d’Irène qui fut déclarée déchue de l’empire et incarcérée dans le palais dit d’Elcuthère. Son ministre Staurace fut battu de verges et condamné à la déportation. A ce prix Constantin VI Porphyrogénète acheta le droit d’étaler aux yeux de tout l’univers sa profonde incapacité et ses ignobles passions. Au mois d’avril 771, il se mit à la tête de l’armée et s’avança en Bulgarie, où il ne tarda guère à rencontrer les troupes de ce pays commandées par leur roi Cardan. Ce chef bulgare n’était pas plus brave que Porphyrogénète ; durant la nuit, les deux armées
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- 1. Adrian, Epiât; la append, ad Libr. Carol .Pair, tat., tom, XGXVIII, col,f»P?,
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du roi et de l’empereur, saisies d’une terreur panique, s’enfuirent chacune de leur côté, abandonnant les tentes dans la plaine qui se trouva déserte le lendemain matin. Porphyrogénète rentra à Constantinople sans avoir perdu un seul homme, il prétendit que son armée s'était arrêtée la première, après le sauve qui peut de Bulgarie et à ce titre essaya de s’attribuer la palme d’une victoire dont le seul résultat fut un immense éclat de rire. Une seconde expédition contre les Bulgares eut un dénouement plus tragique. Au mois de juillet 71)2, le jeune empereur se mit de nouveau en campagne, résolu cette fois à cueillir de véritables lauriers. Il débutta par faire construire sur les frontières de la Bulgarie une immense forteresse dans laquelle, comme en un camp retranché, il installa toute son armée. C’était un excellent moyen de prévenir le retour d’une panique imprévue. Enchanté de cette merveilleuse idée, Porphyrogénète vit avec des transports de joie les troupes bulgares prendre position autour de sa citadelle. Un astrologue byzantin, Pancrace, lui promettait la victoire, et plus le nombre des ennemis augmentait, plus le triomphe devrait être éclatant. Enivré de ces folles espérances, Porphyrogénète s’élança avec ses légions pour attaquer les Bulgares. Il paya cher cette témérité. Toute son armée fut taillée en pièces : la citadelle, les bagages, les chevaux, la caisse militaire, tous les équipages impériaux tombèrent au pouvoir de l’ennemi. Ce fut dans cette sanglante défaite que périt l’infame Lachanodracon, l’inventeur des «mariages iconoclastes,» le bourreau d’Éphèse. L’astrologue eut le même sort; il est à croire que Porphyrogénète ne le regretta pas. Mais ce nouveau désastre n’était pas aussi facilement réparable que celui de l’année précédente. Les troupes d’Arménie se révoltèrent contre un souverain dont le nom était devenu synonyme de lâcheté et de honte. Il fallut en venir aux mains avec elles. Dans une première rencontre, les troupes impériales furent taillées en pièces (novembre 792). Enfin, le 26 mai 793, le général Nicétas, qui commandait pour l'empereur dans cette guerre fratricide, fut victorieux et força les rebelles à capituler. De sanglantes exécutions suivirent cette victoire. Les deux principaux capitaines Andronie et Théophile
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curent la tête tranchée. Grégoire, évêque de Sinope, qui avait suivi l’expédition en qualité d’aumônier des troupes, périt du même supplice. Tous les autres chefs furent cassés de leurs grades, envoyés en exil et dépouillés de leurs biens par une mesure de confiscation générale. Mille d'entre les plus importants furent chargés de chaînes et conduits à Constantinople. Le 24 juin, ils furent présentés au peuple dans l’hippodrome; avec la pointe d’un stylet trempé dans une encre indélébile on leur grava sur le front ces deux lettres : A E ’Appsvtaxos : Arménien traître, et ils furent exilés en Sicile et dans les îles de l'Archipel 1.
19. Vainqueur et bourreau de ses sujets, Porphyrogénète renonça à ses premières ambitions de gloire militaire pour se livrer exclusivement à la débauche. Il eut pourtant une lueur de justice et de sens commun : Irène, sa mère, fut rendue à la liberté et reparut à la cour, mais sans aucun pouvoir politique. Comme pour contre-balancer dans l’opinion l’effet de cette sage mesure, Porphyrogénète déclara l’intention de répudier sa femme l'impératrice Marie, dont la vertu était unanimement appréciée à Constantinople. Le véritable motif de ce divorce était la passion soudaine dont Porphyrogénète s’était épris pour une jeune fille de la cour, nommée Théodota. Le difficile était d’amener le patriarche saint Taraise à ratifier le divorce et à bénir la nouvelle union. Les courtisans, toujours empressés à servir les passions du maître, imaginèrent un plan qu’ils croyaient infaillible. On répandit dans le public le bruit que l'impératrice Marie avait voulu empoisonner son auguste époux; on disposa dans son appartement des fioles pleines de liquides vénéneux dont la saisie fut faite avec éclat par des magistrats de l’ordre judiciaire. Porphyrogénète dut résister au zèle et à l’indignation de ses familiers, qui le sollicitaient de livrer la princesse coupable à la vindicte des lois. Il fit parade d’une hypocrite clémence en se bornant à enfermer la vertueuse impératrice dans un monastère où elle prit le voile (janvier 79o). Le préfet du palais vint alors trouver le patriarche et lui fixer un
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1. Theophan. Chronograph. Pair, græc., tom. CVIII, col. 941.
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jour pour la cérémonie du mariage que l'empereur voulait contracter avec Théodota. Il n'oublia pas de raconter en détail la criminelle tentative de l’ex-impératrice Marie, et d'exalter l’insigne clémence de Constantin VI à son égard. Quand il eut tout dit, le patriarche se borna à répondre : « Je ne sais comment l’empereur peut ainsi s’exposer à l'infamie dont cette odieuse trame va le couvrir à la face de tout l’univers. De quel droit fera-t-il poursuivre devant les tribunaux les crimes de débauches et d’adultères, s’il en donne lui môme l’exemple ? Allez de ma part lui dire que je suis prêt à subir la mort, à endurer tous les supplices, plutôt que de consentir à son divorce.» Porphyrogénète s’attendait à cette première résistance du saint vieillard, mais il espérait en triompher avec le temps. Il manda au palais le vénérable patriarche. Taraise se présenta à l’audience impériale accompagné de l’hégoumène Jean, l’un des délégués qui avaient assisté de la part du grand titulaire d’Orient au VIe concile général. De sa voix la plus caressante, l’empereur dit à Taraise: «J’ai voulu vous entretenir moi-même et vous mettre pleinement dans ma confidence, car un fils tel que moi n’a rien de caché pour un père tel que vous. Il est trop vrai que la malheureuse personne dont je me sépare a voulu attenter à mes jours. Elle a mérité la mort, mais il convient d’étouffer un tel scandale, et une pénitence perpétuelle dans un monastère laissera à cette femme coupable le temps d’expier son crime et d’obtenir la miséricorde de Dieu. Voyez vous-même, vénérable père, les preuves irrécusables du forfait. » En parlant ainsi, Porphyrogénète tenait à la main une des fameuses fioles destinées à représenter le corps du délit. Parlez-moi plutôt, répondit Taraise, de votre coupable passion pour Théodota. Vos plaintes n’ont pas d’autre fondement, mais fussent-elles sérieuses, tant que l’impératrice Marie vivra, elle sera votre légitime épouse; toute autre union contractée par vous serait illégitime, contraire à la loi de Dieu et aux règles saintes des canons. Sachez-le donc, en épousant Théodota, vous me placeriez dans l’obligation de fulminer contre vous les censures ecclésiastiques. » L’hégoumène Jean tint le même langage et la véhémence de sa parole irrita tellement
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les officiers de cour témoins de cette audience, qu’ils tirèrent leurs épées pour en frapper le saint vieillard. L’empereur intervint et empêcha le meurtre, mais il éclata lui-même en un transport de colère furieuse. «Hors d’ici, misérables! s’écria-t-il. Si vous persistez dans votre rébellion je ferai fermer toutes les églises et je rouvrirai les temples des dieux ! » Les glorieux confesseurs de la foi s’éloignèrent donc au milieu des outrages dont chaque assistant se faisait un devoir de les accabler. Tamise prit la main de l’hégoumène et lui dit à l’oreille : « Voilà encore un empereur qui, je le crains, fera une fin tragique. »
20. En attendant, Porphyrogénète vit enfin sa passion satisfaite. On achetait facilement à Byzance une conscience sacerdotale ; nulle part la simonie ne fut plus à la mode. Le prêtre Joseph, archimandrite de Saint-Michel et économe de l’église de Constantinople, bénit solennellement, le 4 septembre 705, l’union adultère de l’empereur avec Théodota. Les deux saints abbés, Platon et Théodore le Studite, sou neveu, étaient assez proches parents de la nouvelle impératrice. Porphyrogénète espérait que cette considération leur fermerait la bouche. Mais ils allèrent plus loin que Taraise lui-même. En effet, le patriarche ne crut pas devoir mettre à exécution la menace faite précédemment de fulminer contre l’empereur les censures ecclésiastiques. Il craignait avec raison de lui fournir par là un prétexte de se jeter dans le parti iconoclaste, encore puissant et nombreux, et de rouvrir l’ère des persécutions sanglantes. Platon et Théodore le Studite, dont la responsabilité se renfermait dans l’enceinte de leur monastère, n'avaient pas ces graves intérêts à ménager. Leurs actes n’engageaient que leur personne ; ils s’exposèrent donc ouvertement à la vengeance impériale et déclarèrent devant tous leurs religieux réunis, que l’adultère de Porphyrogénète le constituait en état d'excommunication. Platon, noble vieillard plus qu’octogénaire, fut arraché à son monastère, battu de verges et jeté dans un cachot sous la garde de ce prêtre apostat, Joseph, qui avait béni l’adultère. Théodore le Studite subit également le supplice de la flagellation avec tous ses religieux, et ensemble ils furent exilés à Thessalonique.
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Ces tristes nouvelles arrivèrent à Home par deux voies différentes. Le patriarche Taraise se hâta d'en informer le pape dans une lettre où il gémissait sur les scandales simoniaques du clergé byzantin et félicitait au contraire l'Église romaine «d’avoir su conserver dans toute sa pureté l'honneur du ministère sacerdotal.» De son côté, l’illustre confesseur Théodore le Studite envoyait de Thessalonique à Rome le récit des cruelles persécutions dont il était l'objet. En présence de pareils événements, il n’y avait plus aucune opportunité dans les réclamations que le saint-siège aurait pu formuler près du jeune empereur au sujet des diocèses enlevés à la juridiction romaine ou des patrimoines de saint Pierre injustement spoliés. La crainte de voir renaître en Orient les fureurs du vandalisme iconoclaste commandait au pape saint Léon III à Rome la même réserve qu'au patriarche saint Taraise à Constantinople.
21. Déjà les violences de Porphyrogénète ne connaissaient plus de bornes. Un grand nombre d’évêques et d’abbés de monastères furent traités comme Platon et Théodore le Studite. Les iconoclastes triomphaient et se promettaient de voir bientôt rétablir leurs décrets impies. Mais ce n’était point une controverse dogmatique qui armait le bras du nouvel empereur, c’était l’instinct brutal et l'aveuglement des passions. A son exemple, une foule de sénateurs et de patriciens se crurent le droit de répudier leurs femmes. Une vraie contagion de débauches sévit dans la capitale de l'Orient. Au sein de ses honteux plaisirs, Porphyrogénète oublia de payer le tribut qu’il s’était engagé, après sa dernière défaite, à payer chaque année aux Bulgares. Le roi barbare son vainqueur l'en fit souvenir, lui mandant que si la somme n’était promptement versée, il viendrait en personne la chercher avec son armée aux portes de Constantinople. A cette menace, l'empereur répondit par une grossière insulte. Il lui envoya dans des sacs soigneusement scellés aux armes de l’empire, une voiture de fumier recueilli dans les écuries impériales, avec un message ainsi conçu : « Je vous envoie le tribut qui vous convient. Par égard pour votre vieillesse, je veux bien vous épargner la fatigue du voyage. » Ce fut le dernier acte du règne de ce fou couronné. Les officiers de l’année se saisirent de
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sa personne, lui crevèrent les yeux et rétablirent Irène dans tous les droits de la souveraineté (“37). On a dit que, mère dénaturée, Irène prit elle-même l’initiative et commanda le supplice qui fut infligé à son fils. Cette accusation, inventée vraisemblablement par le parti iconoclaste, profondément hostile au parti d'Irène, est contredite par le témoignage formel de Théophane. Quoi qu’il en soit, le premier acte d’Irène fut de rappeler tous les confesseurs injustement exilés. Le vénérable Platon et son neveu Théodore le Studite furent rendus à leur monastère. Le prêtre simoniaque Joseph fut privé de ses charges et dégradé canoniquement.
22. Telle était la situation de l’Orient quand Angilbert eut à en conférer par ordre de Charlemagne avec saint Léon III. La restauration de l’impératrice Irène était le triomphe de la foi catholique à Bysance. On pouvait tout espérer de la piété de cette princesse et de son dévouement éprouvé au siège apostolique. Un grand calme succédait dans le monde entier aux agitations précédentes. Le règne de Jésus-Christ s’étendait triomphant jusqu'aux extrémités de la Germanie; les Saxons convertis adoraient le vrai Dieu dont leurs pères avaient égorgé si longtemps les ministres, renversé les temples et brûlé les autels. L’Europe centrale reposait en paix sous le sceptre d’un roi très-chrétien. La catholique Espagne était gouvernée par Alphonse le Chaste, grand prince et vaillant guerrier, digne de l’amitié dont l’honorait Charlemagne. Alphonse écrivait à Léon III et lui demandait d’implorer la protection du ciel pour le succès de ses armes contre les Maures. La prise de Lisbonne vint bientôt récompenser cet acte de foi et relever les espérances de la chrétienté des Asturies, si petite par le nombre, si grande par le courage, dont la puissance dans l’avenir devait triompher de tous les obstacles et rejeter les Sarrasins par delà le détroit de Gibraltar. Tout se préparait donc visiblement pour une ère nouvelle de prospérité et de gloire. Angilbert, l’ambassadeur de Charlemagne, dut le comprendre lorsque le pape Léon III lui eut montré le monument qu’il faisait exécuter alors au triclinium du Latran. A la voûte de l’abside, une mosaïque à fond d’or représentait l'apparition de Notre-Seigneur tel qu’il se montra, éclatant de lumière, dans le
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p32 PONTIFICAT 1>E SAINT LÉON III (7ÜO-81Ü).
cénacle de Jérusalem le jour de sa Résurrection. A ses pieds on lisait les paroles évangéliques : « Allez et enseignez tous les peuples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles. » Deux scènes parallèles placées de chaque côté de cette majestueuse représentation en retour de l’arcade principale montraient la réalisation historique de la promesse du Sauveur. Dans l’une, le Christ était assis sur un trône, le pape Sylvestre et l’empereur Constantin, agenouillés à ses pieds, recevaient l’un la clef apostolique, symbole du pouvoir suprême de l’apostolat, l’autre le fameux labarum surmonté du monogramme traditionnel et portant à sa hampe un étendard de pourpre. Comme pendant, sur l’autre côté de l’arcade, saint Pierre assis sur la chaire indéfectible remettait à Léon III un pallium et à Charlemagne un drapeau surmonté d’un fer de lance affectant la forme héraldique d’une fleur de lis. Sous les pieds de l’apôtre on lisait cette inscription : Beate Petre, dona vitam Leoni papœ et victoriam Carolo régi dona. Ce monument subsiste encore aujourd’hui sur la place de la basilique patriarcale de Latran, comme un témoignage de reconnaissance pour le passé et d’espérance pour l’avenir. Léon III en l’exécutant traduisait en un chef- d’œuvre de goût et d’art la parole de son prédécesseur Adrien I. « Un second empereur très-chrétien, un Constantin nouveau a paru de nos jours 1. »