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39. L'alliance entre l'Église et l'État dans la jeune monarchie franque s'affirmait, on le voit, d'une manière solennelle pour la prospérité commune de l'État et de l'Église. La loi salique, révisée alors par Clovis dans le sens chrétien, n'est pas moins explicite. Voici le prologue de cette loi fameuse, qui semble, suivant la remarque de M. Augustin Thierry, affecter dans ses premières lignes une forme poétique et le texte d'un chant destiné à se graver dans toutes les mémoires. « La nation des Francs, illustre, fondée par Dieu son auteur, forte sous les armes, profonde en conseil, ferme dans les traités de paix, noble dans sa taille élancée, d'une blancheur et d'une beauté singulière, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, pure de toute hérésie, lorsqu'elle était encore sous une croyance barbare, avec l'inspiration de Dieu, recherchant déjà la clef de la science, aspirant à la piété, adopta la loi salique dictée par les chefs qui étaient alors les juges du peuple. On choisit entre plusieurs quatre hommes : Wisogast, Bodogast, Salogast et Windogast, dans les lieux appelés Salaghève, Bodoghève, Windoghève 2. Ils se réunirent en trois mals 3, discutèrent avec soin toutes les causes des procès, traitèrent de chacune en particulier et formulèrent le texte de la loi. Puis, lorsqu'avec l'aide de Dieu, Clovis le chevelu, le beau, l'illustre roi des Francs, eut, le premier de sa race, reçu le baptême catholique, tout ce qui, dans le pacte primi-
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1.Labbe, Collect. Concil., t. IV, col. 1403-1410.
2. Gast veut dire hôte; gheve ou gau, canton, district. Sologast est l'hôte, l'habitant du canton de Sali; Bodogast, l'hôte du canton de Bode, etc. (Note de M. Guizot, Ilisl. de la civilisation en France, tom. \, pag. 242.) — Cf. tom. XII de cette Histoire, la note des pages 391-394.
3. Mallum, assemblée des hommes libres.
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tif, était jugé peu convenable fut amendé avec clarté, et ainsi fut dressée cette constitution sainte. Vive quiconque aime les Francs ! Que le Christ garde leur royaume et remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce; qu'il protège l'armée, qu'il munisse le peuple du rempart de la foi, et leur accorde les joies de la paix et les jours de la félicité, lui qui est le Seigneur des conquérants et le maître des rois. Car cette nation, petite par le nombre, mais grande par le courage, a brisé par la force des armes le joug que les Romains faisaient peser sur sa tête. Ce sont les Francs qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, ont recueilli précieusement et enchâssé dans l'or et les pierreries le corps des saints martyrs que jadis les Romains avaient brûlés par le feu, massacrés par le fer et jetés à la dent des bêtes féroces1. » — Il serait difficile d'imaginer une profession de foi plus chrétienne et plus digne d'un grand peuple que cette page qui ouvre le recueil des quatre-vingt et un titres dont se compose la loi Salique. L'article le plus célèbre et le plus souvent cité de ce code est le VIe du titre LVIII, qui exclut les femmes du partage des terres patrimoniales : De terra vero Salicâ, nulla portio hœreditatis mulieri veniat; sed ad virilem sexum tota terrœ hœreditas perveniat2. De là est venue cette maxime aussi ancienne que la monarchie elle-même : « Le royaume de France ne tombe pas de lance en quenouille : » Regnum Franciœ non cadit ad fusum e lancea. Ainsi que la loi burgonde, celle des Francs repose tout entière sur le principe du wehr-ghild, ou composition, appliqué aux malfaiteurs. L'énumération des délits est presque la même dans les deux lois : vol de bestiaux, de brebis, de porcs, de chiens, de chevaux, d'oiseaux, d'arbres, de moissons, de fruits, d'abeilles ; rapt d'esclaves, de jeunes garçons, de jeunes filles, d'hommes ou de femmes de condition libre. Les crimes sont le meurtre commis sur l'esclave ou l'homme libre, les sévices ou blessures graves, la violation des tombeaux, l'incendie ou le pillage des églises, le faux témoignage, le vol avec effraction ou effusion de sang. Tous les délits et crimes, même celui de
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1 Lex salica, prolog. Paris, Firmin Didot, 1828. — 2. Ibid., pag. 210.
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meurtre, sont rachetables au moyen d'une composition et d'une amende fixées d'avance par la loi. Dans la condition encore nomade et aventureuse des Francs, l'incarcération pour délits eût été à peu près impraticable. Des prisons annoncent un état stable, et ne conviennent pas à un peuple campé sous la tente comme une armée. Il est remarquable que la faculté de rachat des peines afflictives est accordée même aux esclaves. Le meurtre n'est pas, comme chez les Burgondes, puni de mort. Cette différence entre les deux législations accuse un degré d'infériorité relative dans la civilisation des Saliens, chez lesquels le respect pour la vie de l'homme n'avait point encore pénétré assez profondément sous l'influence encore trop récente du christianisme. Quoi qu'il en soit, dans son ensemble la loi des Francs nous apparaît empreinte d'un caractère particulier de douceur qui tranche avec les coutumes des autres races barbares, et explique la sympathie générale qui accueillit leurs premières conquêtes dans les Gaules.
40. Celles qui marquèrent les dernières années de Clovis ne furent que des usurpations sanglantes. Autour de ce prince, subsistaient encore plusieurs chefs indépendants : Sigebert le Boiteux à Cologne, Cararic à Térouanne, Ragnacaire à Cambrai, Regnomer chez les Cénomanni (Mans). Clovis les immola successivement à son ambition, avec une perfidie qui ne prenait pas même la peine de se dissimuler. Du palais des Thermes, où il demeurait à Paris, il envoya un message secret à Chlodéric, fils de Sigebert, et lui manda : « Voici que votre père est vieux et qu'il boîte de son pied malade. S'il venait à mourir, son royaume vous appartiendrait de droit, ainsi que notre amitié. » Cette insinuation fit naître dans le cœur de Chlodéric la pensée d'un parricide. Un jour Sigebert, sortant de Cologne, traversa le Rhin et s'enfonça dans la forêt de Buconia (Fulde). Vers l'heure de midi, il sommeillait dans sa tente, lorsque des meurtriers soudoyés par son fils le poignardèrent. Chlodéric se hâta de transmettre cette nouvelle à Clovis. « Mon père est mort, lui annonçait-il ; son royaume et ses biens sont en mon pouvoir. Dépêchez-moi quelques-uns de vos officiers et je leur remettrai parmi ces trésors ce qui pourrait vous convenir. »
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Des envoyés francs ne lardèrent point à arriver à Cologne. Chlodéric leur fit voir les trésors du palais. « Voici, leur dit-il en montrant un coffre de fer, le lieu où mon père entassait ses pièces d'or. — Videz-le jusqu'au fond, répondirent les envoyés, afin de savoir ce qu'il renferme ; car tout vous appartient. — Chlodéric se baissa pour plonger ses mains dans le coffre. En ce moment, l'un des envoyés leva sa francisque [bipennem) et lui fendit le crâne. Clovis se rendit alors à Cologne, convoqua le peuple et dit : Écoutez-moi. Pendant que je naviguais sur la Scaldis (l'Escaut), Chlodéric, fils de mon parent Sigebert, nourrissait des projets parricides et faisait courir le bruit que je voulais moi-même la mort de Sigebert. Celui-ci crut devoir s'enfuir, pour échapper à la fureur d'un fils dénaturé. Mais pendant qu'il traversait la forêt de Buconia, Chlodéric le fit égorger par des brigands. A son tour, Chlodéric vient d'être assassiné, je ne sais par qui, au moment où il ouvrait les trésors de Sigebert. Je ne suis nullement complice de tous ces forfaits. Loin de moi la pensée horrible de verser le sang de mes proches ! Mais enfin, ce qui est fait, est fait. Je vous ouvre un conseil; suivez-le, s'il vous est agréable. Donnez-vous à moi, je saurai vous défendre ! — A ces mots, les guerriers de Cologne agitèrent leurs boucliers en signe d'assentiment, et poussèrent des clameurs enthousiastes. Clovis, élevé sur un pavois, fut mis en possession du royaume et des trésors de Sigebert 1. » — Il tourna ensuite ses armes contre le roi de Tarvenna (Térouanne), Cararic. Ce prince, on se le rappelle, avait jadis gardé la neutralité dans la lutte entre le roi des Francs et Siagrius. Ce fut le motif que Clovis mit en avant pour ces tardives représailles. Cararic fut pris avec son fils. On leur coupa leur longue chevelure, symbole de la puissance, et Clovis les fit tous deux ordonner prêtres. « Un jour, dit Grégoire de Tours, Cararic pleurait en songeant à ses malheurs. Son fils lui répondit en montrant sa tête rasée : Les branches qu'on a coupées là appartiennent à un arbre encore vert ; elles refleuri-
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1 Greg. Turon., Hist. Franc, lib. II, cap. XL; Pair, lat., tom. cit., col. 237, 238.
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ront. Plaise à Dieu que l'auteur de nos infortunes meure en aussi peu de temps que mes cheveux mettront à repousser ! — Ce mot fut rapporté à Clovis, qui donna l'ordre de décapiter les deux princes. » — « Or, continue Grégoire de Tours, le roi de Cameracum (Cambrai), nommé Ragnacaire, était un païen féroce dont les violences, les cruautés, ne connaissaient pas de frein. Il avait pour favori et conseiller un débauché comme lui, nommé Farro. Ce ministre brutal, toutes les fois qu'on apportait à son maître soit des présents, soit des mets pour la table royale, avait coutume de dire : Voilà qui va bien pour le roi et son fidèle Farro ! — Les Francs ne pouvaient supporter son arrogance. Clovis en fut informé; il fit distribuer aux leudes 1de Cameracum des bracelets et des baudriers qui paraissaient d'or. En réalité, ils n'étaient que de cuivre doré ; mais la fraude ne fut découverte que plus tard, et cette largesse du roi des Francs lui gagna tous les cœurs. Il en profita pour se mettre en campagne avec son armée et s'approcher de Cambrai. Ragnacaire, surpris à l'improviste, envoya quelques-uns de ses leudes1 reconnaître l'ennemi. Ils revinrent et lui dirent : C'est une troupe alliée qui vient se mettre à votre disposition et à celle de votre fidèle Farro. — Quelques heures après, Clovis et les Francs entraient dans la ville. Ragnacaire leur fut livré pieds et poings liés. Pourquoi, lui dit Clovis, as-tu laissé humilier à ce point notre royale famille? II valait mieux mourir que te laisser enchaîner! — Et en parlant ainsi, il lui trancha la tête de sa framée. Le frère de ce malheureux était là. Si tu avais secouru le roi, ton frère, comme tu en avais le devoir, lui dit Clovis, il n'eût pas été enchaîné par ses leudes. — Et il l’étendit mort à ses pieds. Cependant les leudes reconnurent que les présents de Clovis n'étaient que de cuivre doré. Ils osèrent s'en plaindre : C'est bien assez, leur dit-il, pour des traîtres qui ont livré leur roi au supplice ! » — « Les deux princes de Cameracum, ajoute Grégoire de Tours, étaient proches parents de Clovis. Il leur restait un frère, nommé Rigno-
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1 Leude, lente, liude, dans les anciennes langues teutoniques, signifiaient proprement peuple, gens. Quelquefois ce mot s'appliquait d'une manière spéciale aux compagnons du roi.
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mer, qui commandait dans la ville des Cenomanni (Mans). Clovis le fit assassiner, et réunit ainsi toute la Gaule septentrionale à ses domaines. Il en usa de même envers plusieurs autres rois et chefs qui lui étaient alliés par la naissance, de peur qu'ils ne disputassent la souveraineté à lui ou à ses fils. Un jour cependant, ayant rassemblé ses guerriers, il feignit de déplorer l'extinction de presque toutes les branches de la famille royale des Francs. Malheur à moi ! dit-il. Je reste comme un voyageur au milieu des étrangers. Je n'ai plus de parents pour me secourir, si l'adversité frappait à ma porte. — Il parlait ainsi, reprend l'annaliste, non pas qu'il s'affligeât de la mort des siens, mais son langage était une ruse nouvelle, pour découvrir s'il lui restait encore quelques parents à faire mourir1. »
41. « Cependant, continue Grégoire de Tours, ce fut lui qui mourut le premier (27 novembre 511), dans la cité des Parisii. Il fut inhumé dans la basilique des Saints-Apôtres, qu'il avait élevée de concert avec la reine Clotilde. Sa mort eut lieu cinq ans après la bataille de Voclada (Vouillé). Son règne en avait duré trente. Il n'était âgé lui-même que de quarante-cinq ans. Depuis la mort de saint Martin jusqu'à celle de Clovis, cent douze ans s'étaient écoulés J. Après la perte de son époux, la reine Clotilde vint se fixer à Tours, servant en toute chasteté et bienveillance la basilique du bienheureux Martin, et ne visitant plus que rarement la cité des Parisii 3. » — « Le royaume de Clovis fut partagé entre ses quatre fils : Theuderic (Thierry I), Chlodomer (Clodomir), Childebert et Chlotocarius (Clotaire I) 4, en portions d'une étendue fort inégale. Thierry, l'aîné,
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1 Jd., ibid., cap. xlj, xlii ; tom. cit., col. 238-240.
2. Nous avons déjà dit que la date donnée ici par Grégoire de Tours est fort controversée, et que la chronologie n'a point encore fixé l'année précise de la mort de saint Martin. (Cf. tom. Xll de cette Histoire, note, pag. 46.)
3 Greg. Turon., Hisi. Franc, lib. II, cap. xliii et ultim.; Patr.'lat., t. LXX1, col. 240.
4.On sait qu'en ces derniers temps l'étude étymologique des noms propres d'hommes et de lieux a fait des progrès considérables, sous l'influence de II. Aug. Thierry, et qu'elle a réformé avec juste raison un certain nombre de décisions erronées, trop légèrement admises sur nos origines nationales, avant qu'on eût compris la nécessité de remonter à la langue des Germains.
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eut le lot le plus considérable. Au midi, les Ruthènes (Rodez), les Arvernes (Glermont), le territoire d'Albi dont il avait aidé son père à faire la conquête; à l'est, la France transrhénane, les territoires de Trêves, Mayence, Cologne. Il fixa sa résidence à Metz, et son royaume commença à prendre le nom d'Austrie ou Austrasie (Oster-rike, royaume de l'est). Clodomir occupa la Gaule centrale, c'est-à-dire les provinces des Garnutes (Chartres), des Cenomanni (Mans), des Andegavi (Angers), des Turones (Tours) et des Bituriges (Bourges). Il séjourna à Orléans. Childebert prit l'ouest de la Gaule, la Neustrie (Ni-oster-rike, royaume de l'ouest), comprenant les provinces qui s'appelèrent depuis l'Ile de France, la Picardie, la Normandie, la Haute-Bretagne et l'Aquitaine occidentale. Il résida à Paris. Clotaire, le plus jeune, fut le moins bien partagé. Sa domination ne comprit guère que la Belgique occidentale, depuis Soissons sa capitale jusqu'à l'embouchure de la Meuse. « Cependant, ajoute Grégoire de Tours, la division territoriale ainsi répartie fut acceptée sans conteste par les quatre frères. En demeurant unis, ils conservaient une force considérable. Aussi Amalaric, fils d'Alaric II, qui régnait alors en Espagne, demanda la main de leur sœur, nommée Clotilde comme sa mère. Les quatre rois accueillirent favorablement cette proposition, et la jeune princesse comblée de présents partit pour l'Espagne1. » Elle devait y trouver le martyre.
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et des Celtes pour fixer la valeur de notre vocabulaire franc. Nous résumons ici les principales découvertes dues à ce système qui est le seul vrai. D'abord, le nom de Franc ne veut point dire libre, comme on l'a cru si longtemps. Frek, freng, frank, wrang, selon les différents dialectes germaniques, répond au mot latin ferox, dont il a tous les sens favorables et défavorables : fier, intrépide, orgueilleux, cruel. (Aug. Tbierry, Temps mérovingiens,lom. 1, pag. 45, édit. in-12.) Nous avons déjà indiqué l'étymologie de Pharamoud (whar-mund, bouche vraie). Voici l'explication des autres noms francs de la race mérovingienne. Clodion (Hlodio, hlod) signifie célèbre. Mérovée (Slero-vrig), éminent guerrier. Childéric (Ililde-rik), fort ou brave au combat. Clovis (Hlodo-wig), célèbre guerrier. Clolilde (Chrotechildis-Hroie-hild), vaillante conseillère. Thierry (Theode-rik), brave ou puissant parmi le peuple. Clodomir (Illodo-mir), chef célèbre. Childebert (Hilde-berl), brillant dans le combat. Clotaire (Illot-her), célèbre et éminent. Gondebaud (Gunde-buld), rude combattant. 1 Greg. Turon., Uist. Franc., lib. III, cap. i; Pair, lat., tom. LXXI, col. 242.