Pour la Gaule 3

Darras tome 15 p. 86

 

   18. Grégoire dut vraisemblablement à ce zèle et à cette tendre dévotion les suffrages du clergé et du peuple, qui l'appelèrent à monter sur le siège de Tours. « Le bienheureux Euphrone, chargé d'ans et de vertus, et dont la vieillesse avait été glorifiée par le don de prophétie, dit le biographe, s'endormit dans le Seigneur et fut réuni à ses pères. Quand l'assemblée se tint pour l'élection d'un successeur, le nom de Grégoire sortit de toutes les lèvres. On l'avait vu presque chaque année faire un pèlerinage à la basilique de saint Martin, on racontait avec admiration les traits les plus touchants de son dévouement et de sa charité. Bientôt les voix s'unirent dans une acclamation dictée par l'Esprit-Saint. Les clercs, les patriciens, le peuple de la ville et celui des cam­pagnes, partageant le même enthousiasme, faisaient retentir les voûtes du nom de Grégoire. On énumérait, en les glorifiant, tous les

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1 Greg. Tur., De mirac. S. Martini, lib. I, cap. xxxn; Patr. lat., tom. cit., col. 935.

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titres du candidat. Il joint, disait-on, le talent à la piété; sa nais­sance est illustre, sa sagesse éminente, sa charité sans bornes. Il est connu des princes; sa probité l'a rendu partout vénérable; il est habile à tous les offices : Omnibus officiis habilem 1. » Pour com­prendre la portée de ces dernières paroles, il faut se rappeler que l'évêque était alors non-seulement le père spirituel d'un diocèse, mais le défenseur né de son troupeau, le protecteur le plus puis­sant même dans l'ordre civil. Son intervention au milieu des guerres toujours renaissantes, son crédit près des rois francs, l'autorité incontestée de son caractère, valaient mieux pour la sau­vegarde d'une cité ou d'une province que des remparts ou des soldats. La ville de Tours, centre religieux que le tombeau de saint Martin rendait à cette époque très-considérable, avait surtout besoin d'un évêque qui pût allier à la sainteté du pontife l'habileté du négociateur. Les acclamations populaires avaient donc une si­gnification pleine d'actualité. « Grégoire est connu des princes, » disait la foule. C'était encore là, dans l'organisation de l'Église, sous la dynastie mérovingienne, une considération décisive. On se rappelle que le cinquième concile d'Orléans, tenu en 549, avait positivement stipulé que les élections épiscopales seraient soumises à l'approbation du roi2. « Or, continue le biographe, la ville de Tours relevait alors du roi Sigebert d'Austrasie. Une députation partit aussitôt pour Metz où le prince avait sa résidence, afin d'ob­tenir la ratification du décret d'élection. Par une coïncidence que Dieu lui-même avait ménagée, Grégoire venait d'arriver à cette cour, sans doute avec quelque mission des Arvernes, ses compa­triotes. Il ignorait les événements de Tours. Quand les députés se présentèrent à lui, il repoussa avec une admirable humilité le far­deau qu'on voulait lui imposer, et répondit par un refus formel. Il fallut que Sigebert intervînt avec toute son autorité royale. Brunehaut joignit ses instances à celles de son époux, et la volonté du Sei­gneur fut accomplie. Dans la crainte que, si on lui laissait du temps,

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1 Odo CIuq., Vit. S. Greg. Tur., cap. h; Pair, lat., tom. cit., col. 120. 2 Cf. chap. i de ce volume, n° 9.

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Grégoire ne trouvât quelque prétexte pour s'enfuir, le métropoli­tain de Reims, AEgidius, présent à la cour, l'ordonna le lendemain.

 

19. Ce fut un jour de triomphe pour la cité de saint Martin, lorsque le nouvel évêque y fit son entrée triomphale, dix-huit jours après les funérailles d'Euphrone. «Applaudissez, peuples heureux, qui possédez enfin le nouvel objet de vos désirs! écrivait un poète contemporain. Votre pontife est arrivé ; rendez à Dieu vos actions de grâces. Que l'enfant au berceau, la vieillesse courbée, que toute âme célèbre ce bonheur commun à tous! Il vient, l'espoir du trou­peau, le père du peuple, l'ami de la cité, le pasteur cher aux brebis fidèles! Celui que leurs vœux demandaient au ciel, ils vont le con­templer de leurs yeux attendris : leur allégresse sera la plus belle fête de son avènement. La modestie est jointe au mérite dans le pontife bien-aimé. Il se nomme Grégoire, nom prédestiné, qui si­gnifie bon pasteur 1. C'est le martyr Julien d'Auvergne qui envoie le plus illustre de ses fils à son père Martin de Tours. La main vé­nérable d’AEgidius a sacré le nouveau pontife pour le bonheur du peuple; Grégoire est aimé de Radegonde; Sigebert et Brunehaut triomphent de l'exaltation de Grégoire. Désormais les agneaux du Christ seront à l'abri de l'invasion ennemie : sa vigilance les proté­gera comme une forteresse. Il les gouvernera, dans la joie du Sei­gneur, sous l'autorité des clefs de Pierre 2. Une auréole de lumière entoure le front de Grégoire; c'est un rayonnement nouveau, émané des sphères supérieures où brillent l'héroïque Athanase, l'illustre Hilaire, la riche pauvreté de Martin, la douceur d'Ambroise, la resplendissante figure d'Augustin 3. »

 

20. Le poète qui adressait ce chant d'allégresse « aux citoyens de Tours» était alors célèbre dans toute l'Europe occidentale sous le nom du « prêtre de Poitiers, » presbyter- Pictaviensis. Ses vers se transmettaient de bouche en bouche; on l'appelait le Virgile chré­tien. Aux noces de Sigebert et de Brunehaut, il avait lu un épithalame que les Francs  applaudirent comme un chef-d'œuvre, en

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1 Gregorius de grex, gregis, troupeau. — 2 Lœtus agat sub clave Pétri. 3 Venait. Fortunat., Ad cives Turonicos de Gregor. episcop. Miscellanea, lib. V, cap. m; Pair, lat., tom. LXXXVIII, col. 184.

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dépit des allusions mythologiques dont il était plein, ou peut-être en raison même de ces réminiscences, qui supposaient un genre d'érudition d'autant plus recherché dans les Gaules qu'il y était alors plus rare 1. Venantius-Honorius-Clementianus Fortunat, ainsi se nommait-il, était, lui aussi, une conquête de saint Martin. Né en 530 aux environs de Trévise, élevé à Ravenne où les lettres étaient encore florissantes, il avait suivi les cours de gram­maire, de rhétorique, de jurisprudence, avec un succès tel que Grégoire de Tours ne pouvait s'empêcher de lui porter envie. « Si j'étais un Fortunat, un Paulin de Nôle, ou un Sulpice Sévère, disait-il, je ne rougirais pas de la pauvreté de mon style 2. » Fortunat avait réellement un véritable génie poétique, une éton­nante facilité, et un goût dominant pour les vers. Comme Sidoine Apollinaire, il était né poète; mais, comme lui, subordonnant son talent à la foi, il faisait passer l'inspiration chrétienne avant celle de la muse. Vers l'âge de trente ans, lorsque sa réputation com­mençait à s'établir en Italie, un accident, peut-être une insola­tion, faillit le réduire prématurément au sort d'Homère et le priver de la vue. «Ravenne, ma ville bien-aimée, dit-il, possède un ora­toire dédié à saint Martin. Dans la basilique de Saint-Jean et Paul, une chapelle est consacrée au glorieux évêque de Tours, dont une peinture à fresque reproduit les traits: une lampe de cris­tal, pleine d'huile, brûle jour et nuit devant l'image sainte. Je m'y rendis. La douleur que j'éprouvais alors est indicible : l'impression de la lumière produisait sur mes yeux malades celle d'un feu ar­dent. J'y appliquai une goutte de l'huile bénie : à l'instant l'inflam­mation disparut, la douleur cessa, et je contemplai la douce lu­mière du jour 3. » Dans sa reconnaissance, Fortunat voulut faire le pèlerinage de Tours. Indépendant par sa position sociale qui paraît avoir été celle d'un riche patricien, libre de tout engage­ment de famille depuis la mort de ses parents, laïque, non marié,

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1 Fortunat., De nuptiis Sigiberti régis, Miscell., lib. VI, cap. il; tora. cit., col. 204. — 2- Greg. Tur., De rnirac. S. Mari., lib. I, Prœfat.; Pair.lat., tom. LXXI, col. 911. — 3Fortunat., Vit. S. Martini, lib. IV, v. 680 et 59; Patr. lat., tom. LXXXVIII, col. 425.

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il put quitter sans regret sa patrie avec l'espérance de la revoir bientôt. Mais Dieu le réservait à d'autres destinées. Son voyage à travers les Alpes Juliennes, le Norique, la Bojoaria (Bavière), les provinces rhénanes, fut une suite de triomphes poétiques. Les évêques, les comtes, les ducs, gaulois ou francs d'origine, lui offraient une hospitalité qu'il payait par ses chants. « Il parlait à chacun des beautés naturelles ou des monuments de son pays, il décrivait les sites pittoresques, les fleuves, les forets, la culture des campagnes, la richesse des églises, l'agrément des maisons de plaisance. Ses hôtes d'un jour devenaient des amis véritables. Après la séparation, ils entretenaient avec lui une correspondance réglée ; il répondait à leurs lettres par des pièces de vers, où il retraçait les souvenirs et les incidents nouveaux de son voyage. » L'apparition de Fortunat dans les Gaules rappelait les antiques souvenirs des bardes, que les Celtes et les Francs, à l'époque du paganisme, avaient en tel honneur. Clovis voulait des chanteurs et des poètes, comme en avaient eus ses aïeux, pour célébrer ses ex­ploits. Ce goût était toujours vivant dans la France mérovingienne. Fortunat fut, si l'on veut, un barde chrétien, qui apportait au delà des Alpes les traditions du rhythme et de l'élégance latine, tels au moins qu'on pouvait les avoir conservés en un siècle où les invasions barbares avaient précipité la décadence littéraire. Nous ne faisons pas en effet difficulté de reconnaître, avec M. Aug. Thierry, que le style de Fortunat, « à la fois prétentieux et négligé, n'est pas exempt d'incorrections, de maladresses et de jeux de mots puérils 1. » Mais le souffle poétique, l'inspiration, les au­daces heureuses, s'y rencontrent presque toujours. D'ailleurs, et c'est là un trait que le sévère critique n'a point remarqué, Fortu­nat était surtout improvisateur. En écrivant ou en dictant ses vers, il ne songeait nullement à la postérité. Il ne fallut rien moins que l'autorité du nouvel évêque de Tours, pour le déterminer à réunir, sous le titre de Miscellanea, les pièces fugitives que sa brillante ima­gination produisait avec une facilité extraordinaire. « Homme apos-

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1 Aug. Thierry, Récits mérov., Ve récit, tooi. II, pag. 141, 3e édit.

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tolique, illustre pape 1 Grégoire, écrivait-il, je ne puis concevoir que vous attachiez le moindre prix à de véritables bagatelles. On ces­sera de les aimer dès qu'elles seront publiées. Quand je quittai Ravenne, chevauchant sur les rives du Pô, de l'Adige, de la Brenta, traversant les précipices des Alpes Juliennes, pour venir par la Germanie aux lieux qu'arrosent le Rhin, la Moselle, la Seine, la Loire et la Garonne, j'écrivais à moitié endormi sur la selle de mon cheval. Entouré d'un cortège de barbares, sur les sommets couverts de neiges, parmi les forêts dépouillées de leur feuillage , nouvel Orphée, mes chants n'étaient que des cris sauvages. Le soir, chez les leudes germains, au milieu des brocs de cervoise et d'hydromel, tenant en main la lyre, je n'étais plus un poète musi­cien, mais une chauve-souris de la poésie. Cependant, puisque vous me l'ordonnez, au nom de votre autorité sainte et en invo­quant celle du bienheureux Martin, je fais taire mes répugnances, à la condition que vous garderez pour vous seul cet opuscule, ou que du moins vous ne le lirez que dans un cercle d'amis 2. »

 

21. La poésie n'était donc pas un but pour Fortunat, mais simplement un jeu d'esprit, et comme une fleur d'intelligence semée sur le sérieux de la vie. Après son pèlerinage à Tours, il se fixa à Poitiers, retenu par l'attrait des vertus de sainte Radegonde. Ordonné clerc, puis prêtre, il devint à la fois l'intendant et l'aumô­nier du monastère de la pieuse reine. En cette qualité, il fut bientôt en relations suivies avec les plus illustres évêques de France : saint Germain de Paris, saint Nicet de Trêves, saint Agéric de Verdun, saint Félix de Nantes, Villicus de Metz, AEgidius de Reims, saint Avit de Clermont, saint Syagrius d'Autun, saint Léonce de Bor­deaux, saint Bertichram du Mans, et enfin saint Grégoire de Tours, le plus intime de ses amis et celui qu'il a le plus célébré dans ses vers. Chaque église avait alors la coutume de solenniser par une fête  spéciale  l'anniversaire  de  la consécration de son évêque. Fortunat assistait dans la basilique de Tours, à l'une de ces fêles

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1 On sait que l'on donnait encore, à cette époque, le titre de pape à tous les évêques indistinctement.—2 Fortunat., Miscellan.,prolog., lom. cit., col. 62.

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commémoratives. On le pria d'improviser une antienne pour la circonstance. Il le fit, et l'on chanta à l'introït les vers suivants : «Par les mérites de Martin, puisses-tu longtemps, ô Grégoire, être le pasteur de cette ville et protéger le troupeau ! Par tes conseils sacrés, sois la règle et la vie des âmes pieuses. Que ta parole répande sur les peuples la lumière apostolique; que tes exemples ajoutent un nouveau lustre à ta dignité 1 ! »

 

22. Nous avons vu précédemment, par l'exemple de saint Quentien de Clermont2, de même que par les prescriptions liturgiques de la règle bénédictine 3, qu'une certaine latitude était alors laissée pour le choix des textes récités ou chantés dans les offices publics. Le Sacramentaire gallican de cette époque, publié par Muratori 4, ne renferme pas, sauf dans les parties essentielles de la messe telles que l’épître, l'évangile, la préface et le canon, d'an­tiennes ou répons propres. On comprend donc plus facilement que l'impromptu en l'honneur de l'évêque de Tours ait été si faci­lement accueilli. Fortunat, d'ailleurs, était devenu le poète litur­gique non-seulement des Gaules, mais de toute l'Église latine, après un événement qui eut un retentissement immense. La bien­heureuse Radegonde avait réuni dans son monastère de Poitiers des reliques apportées à grands frais des régions les plus lointaines. Ses envoyés étaient allés jusqu'à Jérusalem, et le patriarche leur avait remis pour la pieuse reine le petit doigt de la main droite de saint Mammès 5. « Cependant, dit l’hagiographe, la foi de Rade-

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1  Fortunat., Misccllan., lib. V, cap. iv; Pair, lat., tom. cit., col. 185. Cette pièce porte pour titre : Jn natalitio Grcgorii epùcopi, cum antiphonam dicere rogaretur Fortunatus. In missa actum.

2   Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 425. — 3 Cf. tom. cit., pag. 348. — 4 Sacramentarium Gallicunum; Pair, lai., tom. LXXII, col. 451.

5 Saint Manmès avait été martyrisé à Césarée de Cappadoce (275), dans la neuvième persécution générale sous l'empereur Aurélien. Son corps avait été plus tard transféré à Jérusalem. A l'époque des Croisades, les reliques de saint Mammès furent partagées entre diverses villes de l'Occident. L'évêque de Langres, Raynard de Bar, en 1076, rapporta de Constantiuople un bras du saint, et non pas le chef, ainsi que nous l'avions dit par erreur. (Cf. tom. VIII de cette Histoire, pag. 487.) Le chef de saint Mammès devint la propriété de l'église de Lucques. (Bollaud., Act. sanct., 17 août.)

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gonfle aspirait à des trésors plus précieux. Elle voulait faire pour la Gaule ce que jadis sainte Hélène avait fait pour l'Orient, et enrichir notre patrie d'un fragment du bois sacré de la croix sur laquelle s'est opérée la rédemption du monde 1. » Ce projet n'était pas d'une réalisation aussi facile qu'il pourrait l'être de nos jours. La vraie croix, depuis sa découverte miraculeuse par la mère de Constantin le Grand, était demeurée dans sa presque totalité à Jérusalem. L'impératrice n'en avait détaché qu'un fragment, lequel fut partagé en deux portions, dont l'une reposait dans la basilique romaine de Sainte-Croix-en-Jérusalem, et l'autre au pa­lais impérial de Constantinople 2. Ni à Jérusalem, ni à Rome, il

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1 Baudonivia,   Vit. S. Radeg-, lib. II, cap. xvii; Patr. lai-, lom. LXX1I, col. 673.

2 Cf. tom. IX de cette Histoire, pag. 279. Moroni, Dizion., tom. XVIII, pag. 284. Jusque-là nous ne rencontrons dans les Gaules que deux reliques de la vraie croix, toutes deux fort peu considérables. L'une envoyée par saint Paulin de Nôle, qui la tenait de sainte Mélanie, et qu'il partageait (397) avec son ami Sulpice Sévère, à qui il écrivait en ces termes : « Re­cevez un trésor inappréciable dans un petit fragment de bois qui n'est presque que de la grosseur d'un atome, mais qui sera pour vous un admi­rable secours dans la vie présente et un gage de salut éternel : In segmenta pêne aiomo astulœ brevis sumite munimentum pressentis et pignus œternœ sa-lutis.» (S. Paulin. Nol., Epist. xxxi; Patr. iat., tom. LX1, col. 325.) L'autre envoyée vers 498 par le patriarche de Jérusalem, Élie, à saint Avit, évêque de Vienne, qui le remerciait dans une lettre que nous avons encore. «Vous avez, disait-il, enrichi la pauvreté de cette extrémité occidentale du monde, par un trésor qu'il faut estimer, non quantitatis pretiis sed salutis prœmiis. » (S. Avit. Vien., Epist. xxm ; Patr. Int., tom. LIX, col. 240.) On ne lira pas sans intérêt, sur le culte et les reliques de la croix aux premiers siècles, la note suivante des Bénédictins, éditeurs des oeuvres de saint Cyrille de Jéru­salem (S. Cyrill. Hieros., Catechis. x, cap. xix; Patr. grœc, tom. XXX111, col. 685) : Crucem eodem Constantini tempore inventant, ipse est imperator ocu-latus testis, Epistola ad Constantium num. 3, quo solo lestimonio argumentum ex Eusebii Cœsariensis silentio imbecillum redditur. Crucis lignum argenteis thecis ab Uelena conditum, servabaiur in ecclesia Resurreclionis. (Ruffin., lib. 1 et X, Hist. eccles., cap. vin.) Atqve in arcano ejusdem Ecclesiœ sacrario. (S. Paulin. Nol„ Epist. xxxi, n» 6.) Ad illud per atrium quoddam adibatur, ut intelligimus ex Prati spirituali, cap. cv. Ardcbat ante crucem lampas, cujus olei aspe-sione mirabilia multa, a SS. Saba et Cyrtaco perpetrata, narrantur in eorum vitis. Cruci servandœ prœpositus fuit presbyter, cui uTavfo^OXay.o; inditum nornen; id officii habuit sub Joanne Cyrilli successore S. Porphygrius, postea Gazensis episcopus, ut in efus vita narratur. (Cl. tom. XI de cette Histoire, pag. 257.) Eogue tem-

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n'eût été possible d'en obtenir la moindre parcelle. A cette époque, on ne divisait point encore les reliques insignes. La faveur que le patriarche venait d'accorder à Radegonde, en lui cédant les trois phalanges du petit doigt de saint Mammès, était vraiment extraor­dinaire. Les particularités qui l'accompagnèrent sont significatives. Lorsque l'envoyé de la reine des Francs, un clerc nommé Réoval, eut adressé officiellement sa requête et remis les lettres dont il était porteur, le patriarche indiqua un jeûne de trois jours afin que Dieu daignât manifester sa volonté. Le troisième jour, après la célébration de la messe, on ouvrit en présence du peuple le tombeau du martyr. Glorieux athlète du Christ, dit le patriarche, je vous prie de nous manifester par un signe de votre puis­sance si vous avez pour agréable la demande présentée par la servante de Dieu, Radegonde, et si nous devons exaucer ses pieux désirs. — L'assemblée se mit alors en prières, et quand, l'oraison terminée, toute la foule eut répondu Amen, le patriarche s'approcha du sépulcre et toucha l'un après l'autre tous les doigts de la main droite. Venu au dernier, celui-ci se détacha doucement de lui-même, sans secousse ni effort, indiquant ainsi que le martyr voulait combler les vœux de la pieuse reine 1. » Chose remar­quable ! la royale recluse de Poitiers n'avait pas même essayé son crédit près du patriarche pour en obtenir un fragment de la vraie croix, tant elle était persuadée d'avance qu'une pareille de­mande serait considérée comme exorbitante, et échouerait devant

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pore in aurea theca servabatw crux. Populo semel quotarmis ab episcopo propo-nebatur adoranda. (S. Paulin. Nol., loc. cit.) ld factum Paulinus testatur, cum Pascha Domini ugebatur; quod videtur potius de feria secunda Paschatis intel-ligendum : nam ex more antiquo iia celebratum fuisse narrât Sophronius Hieroso-lymitanus autistes (Orat. I), cujus iempore erant alia propowndœ et cxallandœ crucis tempora. Extra hoc tempus publicœ adorationis, peregrinis episeopi béné­ficia crux adoranda concedebalur, data liceniia frustula ex cruce decerpta aspor-landi; nec crux propterea ullum detrimentum, quamvis loties deminuta, palie-balur, teste adhuc miraculi l'aulino, quod etiam ex Cyrillo fidem accipit : Ta £u).ov àyiov ro'j (jta'jpoO jtapiupeï, y-^/,91 <7^{j.ep<7V Tcap' rt[iZv tpaivo^evov, xaï 3ià tlùv y.a-à tu^tiv e£ a-jToO ),aji.6xvovTu>v, èvTîOâev ttjV oïxov[a£vtjV Ttâaav aj(£Sov rfir\ w).r;pû<;av. (Cyr. Hieros., loc. cit.) 1 ûaudonivia. Vit. S. Radeg., loc. cit.

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p95 CnAr.   II.     SAINT  GREGOIRE   DE  TOURS   ET  FORTUNAT. 

 

la résistance du clergé et des fidèles de la ville sainte, lesquels n'auraient jamais permis qu'on touchât à ce trésor sacré. Elle ne recourut pas davantage à l'intervention des papes Jean III et Benoît I, qui eussent de même rejeté sa demande. « C'est une cou­tume soigneusement observée au sein de l'Église romaine, écri­vait quelques années plus tard saint Grégoire le Grand à l'impé­ratrice Constantina, de ne jamais diviser le corps des saints. Les seules reliques que nous puissions envoyer sont des voiles de soie, des linges ou autres objets qui ont touché les ossements sacrés, et reposé pendant quelques jours sur le tombeau des martyrs 1. » Mais en même temps, le pape constate qu'on n'avait point ce re­ligieux scrupule à Constanlinople. Il s'en étonne, dit-il, « et ne peut s'empêcher de blâmer la trop grande facilité des Grecs sur ce point : Pro quare, de Grœcorum consueludine vehementer miramur et vix credimus2. »

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