Hagiographie des Gaules 20

Darras tome 17 p. 104

 

   49. Les rapports qu'il eut, vers 730, avec Leutfred (saint Leufroy) méritent aussi d'être enregistrés par l'histoire. Leutfred, né d'une noble famille du pagus Ébroïcensis, sentit de bonne heure un vif attrait pour la vertu et la science. Un jour, à l'insu de ses parents, il vint se jeter aux pieds de Taurinus (saint Taurin) premier évêque d'Évreux 4, et le supplia de l'admettre parmi les disciples de l'école épiscopale. Les parents avaient rêvé pour leur fils une autre milice que celle du Seigneur : ils cherchèrent à le détourner de sa voca-

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1. Surius., VilaS. Othmar., 16 uoveaibr., pag. 400. — 2. Pardessus, tom. II, pag. 315-343. — 3. Cf. tom. XVI de cette liOtoire, pag. 642. — 4 Lecointe, AwaL eccles. Francor.,anu. 741, tom. V, pag. 49. — 5. Saint Taurin est honoré le 11 août.

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tion sainte. « Quoi ! répondit-il, que diriez-vous d'un soldat qui déserterait le drapeau, un jour de bataille, par amour pour sa famille? — Le noble adolescent persévéra donc dans la voie où il était appelé. Son ardeur pour l'étude s'enflammait chaque jour davantage. Il surpassa bientôt tous ses compagnons; il en vint à égaler ses maîtres. Apprenant qu'au vicus de Côndat 1, un habile religieux se distinguait comme professeur, il y courut : mais ne trouvant pas encore là ce qu'il cherchait, il se rendit à la cité des Carnutes (Chartres), où florissaient alors toutes les branches des diverses sciences, ubi diversornm studiorum doctrinam abundare connoverat. La supériorité de son intelligence y fut bientôt remarquée; mais elle suscita la jalousie, qui s'acharne d'ordinaire contre le vrai talent. L'homme de Dieu céda à l'orage et revint près de ses parents. Il transforma la maison paternelle en une école, où toutes les familles de la province lui amenèrent leurs enfants, pour les former à l'étude des lettres et à la science de la religion. Un hospice pour les pauvres et les pèlerins fut organisé près de l'école; puis un oratoire s'éleva comme le lien et le centre des deux établissements. L'accès de cette église domestique fut soigneusement interdit aux femmes. Simple laïque, Leutfred pratiquait déjà toutes les observances religieuses, le jeûne, les veilles saintes, la prière et l'aumône. Un jour, il invita à un grand festin son père, sa mère, tous ses proches, et le soir venu, comme les convives allaient se retirer : « Écoutez-moi, dit-il, vous tous, parents et amis, qui avez daigné honorer de votre présence ma pauvre demeure, consentez à y passer encore cette nuit. Demain vous saurez ce que le Seigneur Jésus-Christ demande de moi. » Le lendemain, Leutfred avait disparu. Il s'était séparé pour jamais de tout ce qu'il avait de plus cher en ce monde, sa famille et ses disciples, pour aller d'abord au monastère de Varenna2, puis dans un ermitage

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1. Aujourd'hui Condé-sur-Iton (Eure), au confluent des deux bras de l'Iton et à la jonction de deux voies romaines, six lieues Sud-Sud-Ouest d'Évreux, canton de Breteuil, 1133 habitants.

2. Aujourd'hui Saint-Pierre-la-Garenne (Eure), canton de Gaillon, quatre lieues Est-Sud-Est de Louviers, 460 habitants.

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p106  PONTIFICAT   VF.   SAINT   URI'GOIHK   III   (711 1-74 1 ).

 

voisin, en un lieu nommé Calliatus 1. Là, il vécut quelques années sous la direction d'un serviteur de Dieu, nommé Bertramn, chantant les louanges du Seigneur, et renouvelant, dans ce coin de la Neustrie, les merveilles des Théhaïdes. Bertramn, poussé par un plus grand désir de solitude, le quitta pour aller mourir dans quelque forêt inconnue, où sa vie s'acheva sous l'œil des anges. Resté seul, Leutfred se promettait de finir lui-même ses jours loin du monde ; mais l'évêque de Rouen, saint Ansbert 2, de concert avec le bienheureux Sidonius (saint Saëns) 3, l'arrachant à son ermitage, le forcèrent d'accepter l'honneur du sacerdoce et l'apostolat du pargus Madriacensis 4,  encore à cette époque peuplé d'idolâtres.   «  Le nouvel apôtre, disent les actes, sortit de Rouen, guidé par l'Esprit-Saint, et arriva en un lieu déjà célèbre, quoique  complètement désert. Jadis Audoenus (saint Ouen), le vénérable évêque de Rouen, se rendant à la villa royale de Clippiacum, où il devait mourir chargé d'ans et de vertus, remontait le cours de l'Auxura (Eure). Arrivé à un endroit où le chemin bifurquait, les deux mules qui conduisaient le char s'arrêtèrent épouvantées. Audoenus leva les yeux et vit une croix, éblouissante de clarté, dont le pied touchait la terre et dont les bras rayonnaient jusqu'au firmament. Il descendit de char, se prosterna pour adorer le Seigneur, et Dieu lui révéla qu'un jour, en ce lieu où la croix venait de lui apparaître, Jésus-Christ crucifié aurait de vrais adorateurs. Le vénérable évêque, voulant marquer pour l'avenir ce lieu prédestiné, demanda au clerc qui l'accompagnait quelques branchages dont il put faire une croix. Comme il ne s'en trouvait point, on acheta d'un laboureur, qui travaillait dans le voisinage, l'aiguillon avec lequel il stimulait ses bœufs. Une croix rustique en fut formée, et plantée au lieu même

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1. Aujourd'hui Gailly (Eure), à deux lieues de Louviers.

2. Saiut Ansbert, honoré le 9 février, fut évêque de Rouen dep G84 us que vers 695.

3. Nous avons précédemment parlé de saint Sidonius, missionnaire anglo-saxon, qui passa eu Neustrie. et fonda près de Rouen le monastère vulgairement appelé Saiut-Saëns. Il est honoré sous ce nom le 4 novembre. (Cf. tom. XVI, de cette Histoire, pag. 196.)

4. Le pays actuel de Louviers et de Gaillon.

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où la croix céleste avait apparu. Tel était le monument que Leutfred retrouva, quinze ans plus tard, sur sa roule. La croix dite de saint Ouen avait été conservée, elle changea de nom et s'appela la croix de Saint-Leufroy, après que le prêtre missionnaire y eut élevé un monastère bénédictin, dont il prit le gouvernement, et qui répandit dans la contrée, avec la foi du Christ, la bonne odeur de toutes les vertus 1.

 

   50. L'apostolat de Leutfred fut béni : son abbaye était en pleine prospérité, lorsque « des affaires urgentes, disent les actes, lui firent entreprendre un voyage près du très-noble prince Charles Martel, maire du palais. » A cette époque, c'est-à-dire vers l’an 730, le duc d'Austrasie, veuf en premières noces de Rotrude qui lui avait laissé deux fils, Carloman et Pépin, était remarié à une princesse de Bavière, Sonnichildis, dont il avait eu un troisième fils, nommé Grypho. « Leutfred reçut de Charles l'accueil le plus favorable, continuent les actes; il en obtint tout ce qu'il était venu demander. La sainteté de Leutfred était connue à la cour et Charles saisit cette occasion de le consulter sur les choses de sa propre conscience, de animae saœ salute cum eo diutius tractavit. Après de longs entretiens, Leutfred prit congé du prince, pour retourner en Neustrie. Déjà il était au castrum Laudunense 2 (Laon), quand des messagers envoyés en toute hâte le supplièrent de revenir à la cour. Le jeune Grypho venait d'être pris d'une fièvre pernicieuse ; on désespérait de sa vie. Charles rappelait l'homme de Dieu, pour obtenir du ciel la guérison de son fils. Leutfred accourut, bénit de l'eau, dont il baigna les membres du jeune malade, en traçant sur lui le signe de la croix; et il passa toute la nuit en prières. Un mieux sensible se manifesta : le lendemain matin, le serviteur de Dieu célébra la solennité de la messe, et fit communier l'enfant au sacrement du corps de Jésus-Christ. A l'instant même, la fièvre disparut sans retour. Charles Martel, serrant dans ses bras le fils qui lui

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1. Bolland., Ac'. S. Leutfred., 21 junii j tom. IV, pag. 103-108.

2. Cast-um Laudunense ou Lug/Iunum C/nwitum, Laon. Le passage de saint Leutfred en cette cite fait supposer que son entrevue avec Charles Martel avait eu fieu à la villa austrasienne de Jopilium, près de Liège.

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était rendu, exprima avec toute la cour sa reconnaissance.

 

    51.  Un saint vivant rendait la santé au fils : un autre saint, mort depuis quatre siècles, guérissait subitement le père lui-même. « Charles Martel étant à Trêves, disent les actes, fut saisi d'une violente maladie, qui le mit en quelques jours aux portes du tombeau. Une nuit, tourmenté de la fièvre, il vit paraître un vénérable évêque qui lui dit : Que fais-tu, malheureux? — Je ne fais aucun acte de volonté, répondit le prince, puisque je meurs. Mais toi, qui es-tu? — Le personnage inconnu répondit : Je suis Maximin, évêque de Trêves. Va demain te prosterner à mon tombeau, et tu seras subitement guéri. — Après ces quelques paroles, la vision disparut. Charles appela son credendarius (secrétaire), couché près de lui. Tu as vu ce Maximin, qui vient de me parler? lui dit-il. — Non, seigneur, je n'ai rien entendu ni vu. — Cours après lui, dit le prince. Il vient de m'annoncer que si je me prosterne à son tombeau je serai subitement guéri. — Le secrétaire sortit de l'appartement, et visita tout le palais sans rencontrer l'étranger. Dès l'aube du jour, le prince se fit transporter sur un char au tombeau de Maximin. La, il fut pris d'un doux sommeil; le bienheureux évêque lui apparut de nouveau, et lui dit : J'ai prié le Seigneur afin qu'il te rendît la santé. Maintenant aie confiance, mais ne fais plus de mal. — En se réveillant, Charles était guéri. Il raconta à son secrétaire cette seconde vision. Toutes ses forces lui étaient subitement revenues, et, comme depuis les vingt jours que durait sa maladie il n'avait rien mangé, le custode de la basilique dut lui apporter de quoi apaiser la faim qui le dévorait. En souvenir de cette guérison miraculeuse, Charles Martel offrit à

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1 Saint Leufroy mourut en 738 dans son monastère de Sainte-Croix. Au IXe siècle, les religieux, obligés de se réfugier à l'abbaye de Saint-Germain-des Prés, à Paris, pour se soustraire à la fureur des Normands, emportèrent avec eux le corps de leur fondateur, et l'y laissèrent depuis, en reconnaissance de la généreuse hospitalité qui leur avait été offerte. En 1212, on rapporta au monastère de Sainte-Croix un ossement de l'un des bras du saint fondateur.

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saint Maximin de Trêves les domaines de Petra-Salis, Widmar, Comitiacum et Andalina1. »

 

   52. Le Charles-Martel de l'histoire vraie ne ressemble guère, on le voit, au personnage de fantaisie que les historiens modernes  prétendent décorer de son nom. Il trouvait d'ailleurs, dans son en- tourage, des exemples de sainteté pour ainsi dire domestique et de famille. Son neveu paternel, Hugues, fils de Drogo duc de Champagne 2, « était, disent les actes, un saint prêtre, dont la vertu et la science n'avaient d'égales que la modestie et l'humilité. Instruit dès ses premières années dans l'étude des lettres saintes, il surpassait tous ses condisciples en sagesse et en dévotion. Arrivé à l'âge de l'adolescence, son âme, dégagée de toute affection aux choses de la terre, ne respirait que du côté du ciel. Il distribua ses richesses entre les diverses églises de la Neustrie, et prit l'habit religieux au monastère de Fontenelle. Or, son oncle, Charles-Martel, se plut à accumuler sur sa tête les plus grands évêchés et les plus riches abbayes. II lui conféra simultanément les sièges de Rouen, de Paris, de Bayeux, en même temps qu'il lui donnait le gouvernement des monastères de Fontenelle et de Ju-miéges, ainsi que l'administration de nombreux domaines royaux. De telles nominations étaient directement contraires à la loi de l'Église et aux règles des saints canons. Hugues, en les acceptant, ne cédait point à un sentiment de cupidité perverse. Il n'usa de son autorité que pour prévenir de plus grands maux, remettant l'administration des diverses églises aux mains des prêtres les plus vertueux, restaurant les édifices sacrés, pourvoyant à tous les besoins des âmes. Celui qui voudrait se rendre compte, ajoutent les actes, du zèle vigilant, de l'infatigable sollicitude que le vénérable évêque déploya dans ces circonstances, n'aurait qu'à consulter les archives épiscopales de Rouen, Paris, Bayeux et celles des monastères de Fontenelle et de Jumiéges. La liste des pieuses libéralités de saint Hugues est immense. Il fut vraiment le père et le consolateur des peuples. Sa vie fut courte, mais pleine de saintes

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1. Bolland., Act. S. Maximin. Trevir., 29 m*ii; tara. Vil, pag. 24.

2. Cf. pag. 66 de ce présent volume, uote 6.

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p110   PONTIFICAT DE SAINT  GRÉGOIRE   III   (7.'il-7il).

 

œuvres; il émigra vers le Seigneur le VI des ides d'avril (0 avril 730) et fut enterré dans l'église Sainte-Marie-de-Jumiéges1. «  Les nombreux miracles obtenus par son intercession rendirent son culte populaire, et quelques années après, ses reliques furent exposées à la vénération publique.

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