Léodégar et Ébroïn 4

Darras tome 16 p. 228

 

    23. Pour l'honneur de notre patrie, jadis si fortement trempée dans le sang de ses martyrs et la foi de ses évêques, aujourd'hui si profondément abaissée par l'athéisme et la révolution, nous protes­tons contre ces mensonges historiques sciemment et systématique­ment propagés. Léodégar fut « un martyr de la liberté publique1, » un ange tutélaire «dont tout le royaume des Francs, par une dévotion spéciale, reconnut le puissant patronage 2. » Nous allons placer intégralement sous les yeux du lecteur les actes de cet évêque martyr, si indignement calomnié. « Par l'ordre d'Ébroïn, dit l'hagiographe, le frère de Léodégar, Warein, qui s'était réfugié au pays des Vascons, fut saisi dans sa retraite et amené au plaid national. Léodégar lui-même, arraché à son monastère de Cham­pagne, y comparut en même temps. Ébroïn, en présence du roi et des princes, les accabla d'invectives et d'outrages. Les deux con­fesseurs se tenaient debout, la main de l'un dans celle de l'autre. Ils répondirent : Le Seigneur nous donne l'occasion de souffrir pour nos péchés. Mais toi, cruel Ébroïn, tu perds à la fois la gloire du temps et celle de l'éternité. —A ces mots, le maire du palais entra en fureur; il ordonna à ses satellites d'arracher Warein des bras de son frère, ne voulant pas, disait-il, les laisser s'encourager mutuel­lement à tenir de pareils propos. Comme on entraînait violemment son frère, l'évêque aveugle lui dit : Prends courage, frère bien-aimé. Ces souffrances passagères n'égalent point la gloire future qui se manifestera en nous 3. — Les bourreaux garrottèrent Wa­rein, l'attachèrent dans la cour à un poteau et le lapidèrent. Pen­dant ce supplice, il disait : Seigneur Jésus, mon bon maître, vous qui êtes venu appeler les pécheurs et non les justes, recevez l'âme de votre serviteur, et puisque vous daignez m'associer aux tour­ments des martyrs, admettez-moi, dans votre clémence, à par­tager leur gloire. — En priant de la sorte, il rendit l'esprit 4. »

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1 Mézeray, Hist. de France, tom. 1, pag. 204. « On peut nommer à bon droit le saint prélat le véritable martyr de la liberté publique. »

2. Bucelin, Menolog., Benedict. 2 octobr. Tanti siln tutelaris patrocinium deme-reri univermm Galliarum regnum preecipua devotione perpétua adluboravit.

3 Rom., vin, 18. — 4. Leodegar. cita, auctor. Ursino, cap. XI; Patr. tat., tom. XCVl.col. 341.

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p229  CHAP. IV. — LÉODÉGAR ET ÉBROÏN.     

 

26. « Le bienheureux Léodégar aurait voulu mourir en même temps  que  son frère, afin  d'entrer avec lui en partage de la glorieuse éternité. Mais Ébroïn, comprenant sa pensée, cherchait par la longueur des tortures à différer la consommation de son martyre, espérant le réduire au désespoir et lui faire ainsi perdre la couronne immortelle. Il le fit jeter, pieds nus, dans une piscine dont le fond était parsemé de rocailles aiguës comme des clous. On y promena longtemps le bienheureux, jusqu'à ce que l'eau fut toute rougie de  sang. Sorti de la piscine, on l'étendit à terre, et on lui coupa la langue et les lèvres. En cet état, les yeux arra­chés, les pieds mutilés, la bouche et le visage ne formant qu'une plaie, Ébroïn dit à un leude, nommé Vanning, sur la fidélité duquel il croyait pouvoir compter : Prends ce Léodégar que tu as vu  si arrogant tout à l'heure; mets-le sous bonne garde. Le temps viendra d'en finir avec lui et de régler son compte. — Vanning, noble neustrien, était révolté des scènes d'horreur qui venaient de s'accomplir. Il accepta la mission que lui donnait le tyran, mais avec l'intention de protéger le martyr. Il conduisit Léo­dégar à l'hospice de Fiscamnus (Fécamp), dirigé par une servante du Christ, la pieuse vierge Childomerga1. » Dans cet asile, Léodégar, miracle vivant, recouvra l'usage de la parole. Winobert, abbé de Saint-Martin de Tours, Hermenaire, abbé de Saint-Symphorien d'Autun, à la nouvelle du prodige, vinrent visiter l'illustre captif. Léodégar aveugle, sans langue et sans lèvres, leur dicta pour sa mère sainte Sigrade, retirée à l'abbaye de Notre-Dame de Soissons, une lettre que nous avons encore. « Elle mérite, dit le car­dinal Pitra, d'être gravée dans le cœur de tous les fils et de toutes les mères. Il ne lui a manqué qu'un temps meilleur, un lointain plus voisin des âges apostoliques, un accent étranger et quelque chose  des mélodies de la Grèce chrétienne,  pour passionner comme les fortes épîtres de Polycarpe ou d'Ignace Théophore 2. »

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1. Leodegar. vita, auctor. Ursino, cap. xi ; Pair, lat., tom. XCVI, col. 342 Childomerga est honorée le 19 juin, sous le nom de sainte Hildemarque Vanning est également inscrit au catalogue des saints, le 9 janvier.

2.Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 344.

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p230           pontificat d'adéodat (672-676).

 

   27. Voici ce monument de sainteté, de piété filiale et de foi apostolique. « A ma dame et très-sainte mère Sigrade, déjà vraie mère par le lien du sang, et qui l'est devenue davantage encore par le lien de l'esprit, en sorte que l'oracle de la vérité sainte s'est accompli en elle : « Quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère 1 ; » Léodégar serviteur des serviteurs de Jésus-Christ notre Sauveur, grâce et paix sur vous par Dieu notre père et le Seigneur Jésus-Christ. — Je rends grâces à mon Dieu qui n'a point retiré de moi sa miséricorde. Il fait entendre à mon oreille une parole de joie et d'allégresse, en récompense de notre foi et de notre patience communes, parmi toutes les persécutions et tribulations que sa main nous envoie. Vous en avez supporté votre part, à l'exemple de Jésus-Christ notre juste juge ; ainsi vous serez trouvée digne de son royaume, pour lequel il vous a élue avant la constitution du monde, et vous a donné non-seulement de croire en lui mais de souffrir pour son nom. S'il est dans le Christ quelque consola­tion, quelque soulagement de charité, quelque société spirituelle et des entrailles de miséricorde, vous possédez véritablement la plénitude de la joie des saints. Toute tristesse est changée pour vous en délices, puisque, selon la parole du très-bienheu­reux Pierre : «Votre foi, éprouvée par les afflictions, est deve­nue plus précieuse que l'or épuré dans la fournaise 2. » 0 dame, combien grande ne doit pas être en effet votre joie dans le Sei­gneur ! Nulle langue ne le saurait dire, nulle écriture l'exprimer. Vous êtes détachée de tout ce qu'il fallait abandonner ; vous pos­sédez l'unique bien que désirait votre âme. Le Seigneur a compté les larmes que vous avez, en tant d'occasions, répandues dans son sein avec vos prières. Ce qui pouvait vous attacher à la terre, il l'a retranché ; et maintenant libre de tout lien de famille, de toute entrave du monde, vous pouvez vivre en Dieu seul et goûter com­bien le Christ est doux. Il est notre Dieu, notre roi, notre rédemp­teur ; il est la voie, la vérité, la vie. C'est lui qu'il faut servir à jamais. «Que lui rendre pour tout ce qu'il nous a donné? 0 Sei-

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1. Matth., xn, 50. — 2 1 Petr., i, 6, 7.

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p231  CHAP. IV. — LÉ0DÉGAR ET ÉBROÏN.      

 

gneur, je recevrai de votre main le calice du salut, et j'invoquerai votre nom 1. » Heureuse mort, qui donne la vie ; heureuse ruine, qui nous rendra les richesses éternelles ; heureuses douleurs, qui apportent la joie des anges ! Le très-clément Jésus, dans sa misé­ricorde, a enlevé aux angoisses du siècle les gages sortis de votre sein, il les a soustraits aux égarements de la vie présente et leur a donné l'assurance d'une vie éternelle. Tous auriez pu les pleurer comme morts, tout en les laissant vous survivre en ce monde. Les voilà donc dissipées, les ténèbres qui obscurcissent la paupière de l'âme; les voilà évanouies la fascination et les sollicitudes de la vie présente. L'athlète, nu pour la lutte, n'a plus rien qui lui charge le bras ; il ne porte rien autre chose que la croix du Christ. Mar­chons donc intrépidement au combat. Dieu nous appelle au champ de bataille ; les couronnes sont prêtes pour les vainqueurs. Le bou­clier de la foi, la cuirasse de la justice, le casque du salut, le glaive spirituel de la parole divine, la prière, la vigilance intérieure de l'âme, telles sont nos armes. Car notre roi ne veut en ses soldats rien de la vieille armure, rien de l'ancien vêtement. Il demande des hommes nouveaux pour les éprouver à la bataille. 0 douce dame, ce que la miséricorde du Seigneur a préparé pour vous, « ni l'œil ne l'a vu, ni l'oreille ne l'a entendu, ni le cœur de l'homme en son essor ne peut s'y élever 2. » Dès cette vie présente, il vous a rendu au centuple ce que vous paraissez avoir perdu. La foule empressée qui vous entourait jadis de ses hommages, il l'a remplacée par tous les frères saints qui, de tous les monastères, chaque jour prient pour vous. Au lieu des serviteurs de votre foyer, il vous a donné le délicieux commerce des pieuses sœurs de votre congrégation ; au lieu des labeurs du siècle, le repos et la paix du cloître ; au lieu des richesses fragiles de ce monde, l'Écri­ture divine, les méditations saintes, la prière assidue ; en compen­sation de votre famille perdue, il vous rend une mère, une sœur, une fille dans la vénérable et sainte abbesse AEthérie. J'ai donc la confiance que vous avez reçu tous les biens, de même que, malgré mon indignité et grâce à la seule miséricorde de notre Dieu, ainsi

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1 Psalm. cxv, 12, 13. — 2. I Cor., u, 9.

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qu'à vos prières età votre sainteté, j'ai tout reçu du Christ. « Cette parole est fidèle et au-dessus de toute contestation que le Christ Jésus est venu en ce monde sauver les pécheurs, dont je suis le premier ; mais j'ai reçu miséricorde, afin que le très-clément Jésus manifestât en moi sa patience1, » pour la consolation et l'espé­rance de tous les pécheurs. Telles sont les pensées que je puise pour vous non dans notre fonds terrestre qui est stérile, mais dans le trésor des saintes Écritures. Quand vous les lirez, rendez grâces au Seigneur pour les siècles éternels. Amen 2. »

 

   28. Nos modernes compilateurs, qui se raillent avec tant de bonne grâce de la canonisation posthume de saint Léger, con­naissent-ils cette admirable lettre, monument de la charité et de la tendresse filiale d'un martyr? Pour nous, en la traduisant, il nous est plus d'une fois venu à la pensée que si la Gaule du VIIe siècle avait eu des tachygraphes, comme il en existait encore à Rome et à Constantinople, pour recueillir et transmettre à la postérité les discours, les paroles, les interrogatoires de cette pléiade de grands évêques, de confesseurs, de martyrs qui illus­traient alors notre patrie, nos annales chrétiennes n'auraient rien à envier à celles des plus beaux temps de l'hagiographie, aux époques lumineuses des Ambroise, des Augustin, des Chrysos-tome. Sachons du moins estimer à leur juste valeur le peu qui nous reste de ces antiques trésors. « Le serviteur de Dieu Léodégar, continuent les actes, vécut deux ans dans le cœnobium de Fécamp, entouré de la vénération publique. Durant cet intervalle, la plupart de ses persécuteurs subirent la peine de leurs crimes. Les uns furent mis à mort, les autres dispersés en exil dans les contrées lointaines. Au lieu de se réjouir de leurs désastres, l'évêque aveugle pleurait sur leur impénitence 3. » Ces laco­niques paroles ont besoin d'être éclaircies par d'autres docu­ments contemporains. En 676 Dagobert II, roi d'Austrasie, à la

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1  ] Timolh., i, 15.
2. S. Leodegar., Epist. consolatoria ad genitrieem suam post obitum germant

sut Gaireni, post amissos oculos, post linguam truncatam et labia incisa; Patr. lat., tom. XCVI, col. 373.

3.  S. Leodegar. vit.seu passio, cap. xiv; Patr. lat., tom. XCVI, col. 363.

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p233   CHAP. IV. — LÉODÉGAR ET ÉBROÏN.     

 

tête de ses guerriers, était venu demander compte à Ëbroïn de tant de forfaits, de cruautés et de crimes. Laon, Châlons-sur-Marne, Reims, la Burgondie entière furent conquis. Effrayé de cette marche rapide et de la sympathie universelle qui accueillait partout les Austrasiens comme des libérateurs, Ébroïn acheta la paix. Pour donner une satisfaction trop longtemps attendue à l'Église qu'il avait persécutée sans relâche, ainsi qu'aux leudes sur lesquels sa tyrannie s'exerçait depuis quatorze ans, il fit convoquer une assemblée nationale à Marlacum (Marly-le-Roi), où, vers le milieu du mois de septembre 677, se tinrent les grandes assises de la monarchie neustrienne. Tous les évêques y furent appelés. Les intrus y comparurent, de gré ou de force. On y vit entre autres, Ghramlin d'Embrun, Waimer de Troyes, Diddo de Cha­lon-sur-Saône. Les légitimes pasteurs et les plus saints des Gaules s'y trouvèrent réunis en grand nombre, et à leur tête Genesius de Lyon, Blidramne de Vienne, Ternatius de Besançon, Landobert de Sens, et Chado, le même probablement que Dado ou Audoe-nus, le vénérable métropolitain de Rouen. Ébroïn et le roi Thierry abandonnèrent les intrus à la sévérité des saints canons. Chramlin d'Embrun fut solennement dégradé ; on lui déchira ses vêtements pontificaux, et on l'enferma dans une réclusion perpétuelle au mo­nastère de Saint-Denys. Desiderius de Chalon-sur-Saône et Wai­mer de Troyes furent, au sortir de l'assemblée, celui-là égorgé, celui-ci pendu à un gibet, par ordre d'Ébroïn leur complice. Bobbo de Valence, l'intrus d'Autun, fut exilé; tous les biens qu'il avait extorqués par ses pillages à main armée devinrent la proie du fisc. « Ce concile de Marly-le-Roi, trop oublié dans nos annales, dit le cardinal Pitra, est un événement considérable. La cause de Léodégar n'était pas seule en jeu ; c'était aussi l'honneur et la liberté de l'Église à sauver, tout le système de la commende féo­dale à flétrir dès son apparition. Le mal ne fut pas extirpé, mais la leçon frappa vivement. Longtemps les peuples s'en souvinrent : la terreur fut entretenue par des récits aussi salutaires que merveil­leux 1. »

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1 Pitra, Bist. de S. Léger, pag. 361.

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p234          Pontificat d'adéodat (672-676).

 

   29. Deux moines des Gaules, Baronte et Desiderius, tous deux inscrits au catalogue des saints1, chassés de leur patrie et de leur monastère de Longoretum (Lonrey, depuis Saint-Cyran-en-Braine) par la persécution d'Ebroïn, allèrent mourir en Étrurie, dans un ermitage situé près de la ville de Pistoria (Pistoie). A l'époque du concile de Marly-le-Roi, Baronte avait eu la vision fameuse qui porte son nom, et que le génie du Dante emprunta au récit fidèle des hagiograpbes, pour l'immortaliser dans les chants de la Divina commedia. Le VIII des calendes d'avril, la sixième année du règne de Thierry sur les Francs (23 mars 684), Baronte, après l'office des matines célébré au monastère de Longoretum, tomba dans une extase qui dura la journée tout entière et la nuit suivante jus­qu'au lever de l'aurore. Quand il sortit de cette longue contempla­tion qui avait suspendu brusquement les fonctions de la vie natu­relle, les frères, rangés autour de lui, recueillirent avidement ses paroles. II avait été transporté par l'ange Raphaël dans les espaces. Sous ses pieds lui apparaissaient, comme des foyers lumineux, les monastères et les abbayes où priaient de saintes âmes. Le son des cloches, les chants de la psalmodie sacrée arrivaient à son oreille et fortifiaient son âme. Dans un premier cercle du paradis, il retrouva plusieurs des religieux qu'il avait connus à Longoretum; dans le second, il rencontra des troupes d'enfants morts dans l'in­nocence, vêtus de blanc, tenant des palmes à la main. Par un sentier étroit, le long duquel se pressaient à flots d'innombrables vierges couronnées de roses et de lys, il arriva au troisième cercle, peuplé de saints prêtres, d'évêques,  de martyrs. Enfin  au quatrième cercle, il vit le bienheureux apôtre Pierre, trois clefs à la main, lequel lui permit, toujours sous la conduite de l'ange Raphaël, de parcourir les cercles infernaux et de voir les tortures des damnés. Après avoir salué le patriarche Abraham, l'ange le fit descendre dans les profondeurs de l'abîme. Les âmes réprouvées y tourbil­lonnaient comme un essaim d'abeilles ; les démons enchaînaient les réprouvés et les rangeaient en cercle sur des sièges de plomb.

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1 Bolland., SS. Baront. et Desiderii acta. xxv mart.

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p235   CHAP.   IV. LÉODÉGAR  ET  ÉBROÏN.

 

   Les vices étaient classés dans cette geôle; les orgueilleux réunis aux orgueilleux, la luxure à la luxure, les meurtriers aux meur­triers, les parjures aux parjures. « Là je reconnus, dit le solitaire, l'évêque Wulfredus, il paraissait accablé de lassitude, vêtu de haillons comme un mendiant. A côté de lui se trouvait l'évêque Diddo, persécuteur du bienheureux Léodégar. Les deux damnés se frappaient la poitrine, et s'écriaient dans leur désespoir : Mal­heur à nous misérables, qui n'avons jamais fait le bien en notre vie, et qui ne reculions devant aucun crime 1 ! »

 

30. Quel était ce Wulfredus, associé aux tortures de Diddo ? Un évêque de ce nom remplaça Waimer, en 678, à l'évêché de Troyes. Il eut pour successeur immédiat Ragembert. Tous deux ont laissé une mémoire aujourd'hui complètement inconnue 2. Wulfredus de Troyes fut-il un nouvel intrus, que la commende militaire d'Ébroïn imposa, après Waimer, sur le siège épiscopal de saint Loup? Les documents historiques nous font défaut pour éclaircir ce point d'histoire locale. La vision du religieux de Longoretum n'en reste pas moins comme la protestation de tout le peuple chrétien, reven­diquant la pureté et l'honneur de la hiérarchie sacrée contre les intrus du sanctuaire. Ébroïn, arrêté un instant par le concile de Marly-le-Roy dans sa guerre à outrance contre l'Église, ne tarda pas à reprendre l'offensive et à se venger comme il savait le faire. Rentré vainqueur en Austrasie après une paix glorieuse, Dagobert II était au plus haut point de sa fortune. « Fidèle aux traditions du saint roi son père, il en reprenait les œuvres, il en recueillait les souvenirs, il aimait dans les actes publics à se dire son conti­nuateur. Il rétablit le palais de Sigebert, et s'entoura de la même cour. Les évêques y venaient volontiers ; les apôtres de l'Allemagne,

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1 Bolland., Visio S. Baronii, loc. cit. Cf. D. Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 362.

2.  « Wulfred, Ragembert, » dit l'hagiographe troyen Desguerrois, « nous n'avons aucune chose mémorable que nous puissions coucher icy de ces deux prélats de Troyes. Dieu nous face la grâce d'en descouvrir quelque chose pour sa gloire et l'édification de nos âmes. » (Saincteté Chrestienne. Troyes, Jacquard, 1637, in-4°, pag. 211, verso.)

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p236         PONTiriCAT d'adéodat (672-676).

 

les infatigables pèlerins de l'Irlande payaient leur hospitalité par des miracles. Saint Florent, l'un d'eux, rendait la vue à la prin­cesse Bathilde, fille de Dagobert ; saint Arbogaste ressuscitait son fils; tous deux se reposaient de leur apostolat sur la chaire épiscopale d'Argentoratum (Strasbourg)1. Saint Wilfrid s'y trouvait au prin­temps de l'année 677. Chassé de son église d'York par le roi saxon Egfrid, il se rendait à Rome afin d'implorer la protection du sou­verain pontife. Sur la route, l'attendaient des sicaires apostés par Ébroïn. Une erreur de nom sauva saint Wilfrid, mais aux dépens de Winfrid, évêque de Lichtfield, lequel allait aussi à Rome pour une cause semblable. Les brigands s'abattirent sur la petite escorte de Winfrid, la tuèrent en partie et la dépouillèrent de tout ce qu'elle possédait. L'évêque fut laissé pour mort sur la place, mais il sur­vécut à ses blessures, et plus tard fut remis en possession de son siège. Plus heureux, Wilfrid arriva sans encombre à la cour d'Austrasie, où Dagobert l'accueillit avec des transports de joie. En le présen­tant à ses leudes : «Vous savez, dit-il, comment, sacrifié à d'ambi­tieuses intrigues, je fus tout enfant jeté presque seul dans une frêle barque. J'abordai, orphelin et proscrit, sur les rivages de la bru­meuse Irlande. Voilà le père à qui je dois la vie, l'évêque à qui vous devez votre roi. Si vous êtes mes fidèles, conservez-moi un tel ami. » Dagobert offrit à l'homme de Dieu le siège alors vacant de Strasbourg, mais Wilfrid continua son pèlerinage. L'évêque et le roi ne devaient plus se revoir sur la terre. Le x des calendes de janvier (23 décembre 677), comme Dagobert chassait dans la forêt de Voire, au lieu dit Scortia, à trois milles de Stenay, il tomba frappé d'un coup de poignard par la main d'un traître, nommé Jean, lequel était son filleul. «Les anges, continue le chroniqueur, emportèrent son âme dans la société des martyrs 2. » La main du

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1 La fête de saint Florent de Strasbourg se célèbre le 7 novembre; celle de saint Arbogaste le 2i juillet.

2.  On lit dans le martyrologe d'Adon : Eadem die passio S. Dagoberti régis Francorum, qui quadam die pergens venatum in saltu Vaurensi, in loco qui dicitur Scortias, tribus milliaribus a fisco Sataniaco, in quo ipse morabatur, a filiolo suo nomine Joanne, x Kalendas januarii martyrizatus est et ab angelis deportatus est ad societatem martyrum. {Martyrolog. Adonis monast. S. Lauren-

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p237  CHAP.   IV.   — LÉODÉGAR ET  ÉBROÏN. 

 

régicide était payée par Ébroïn. A quelque temps de là, saint Wilfrid revenait de Rome. En passant par les vallées de la Champagne, il rencontra une troupe de soldats chargés de l'arrêter pour le livrer à Ébroïn. Un évêque, chef de cette bande, injuria Wilfrid en ces termes : « Comment oses-tu traverser le pays des Francs ? Tu mé­rites la mort pour avoir ramené d'exil un roi qui détruisait les cités, qui outrageait les leudes ; un nouveau Roboam qui accablait le peuple d'impôts, qui méprisait les églises et leurs pontifes ! » Ce fut de la sorte que Wilfrid apprit la mort de Dagobert II. Il ne put retenir ses larmes, et donna devant l'indigne évêque un libre cours à sa douleur. Prenant ensuite à témoin de son innocence Jésus-Christ et le bienheureux apôtre Pierre, les hommes d'armes, plus miséricordieux, que leur chef, finirent par le renvoyer libre, en disant : « Que Dieu et saint Pierre te soient en aide 1 ! »

 

31. L'assassinat de Dagobert II rendit à Ébroïn la liberté de la tyrannie. II en profita pour consommer enfin le martyre de Léodégar. « Le confesseur fut ramené de Fécamp au palais du roi, disent les actes. Une assemblée d'évêques courtisans devait le dégrader du sacerdoce, afin qu'il ne pût désormais offrir le saint sacrifice. In­troduit d'abord devant le tribunal des leudes, on lui demanda s'il se reconnaissait coupable du meurtre de Childéric. II répondit qu'il n'en était aucunement coupable, et protesta que Dieu savait son innocence, si les hommes pouvaient l'ignorer. Devant le synode des évoques, il tint le même langage. Mis en présence du roi Thierry, il lui parla avec la dignité d'un prophète. Comme si l'a­venir se fût déroulé aux yeux intérieurs de son âme, pendant que les ténèbres de la cécité voilaient le regard de sa chair, il lui fît diverses prédictions qui toutes se réalisèrent depuis. Qui prétends-tu persuader avec tes paroles pleines d'emphase? s'écria Ebroïn. Tu te figures que tu seras martyr ; c'est là ce qui te donne une pareille audace. — Cependant ni l'assemblée des leudes, ni le synode épiscopal, ni le roi lui-même n'ayant voulu condamner

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tii prope leodium; Cf. Bolland., ad diem I Februar. (Note de dom Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 371.)

1 Vit. S. Wilfrid., auet. Eadmero, n° 37, saec. Benedict. III.

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238      pontificat d'adéodat (672-676).

 

Léodégar, Ébroïn lui fit déchirer par des valets sa robe d'évêque, et s'adressant à un comte palatin nommé Robert : Emmène-le, dit-il, et tiens-le sous bonne garde ; l'heure de sa mort viendra. — Robert conduisit l'homme de Dieu dans le pays des Atrebates (Arras), où il avait sa demeure, et le voyant fatigué de ses infirmi­tés et du voyage, il lui offrit tout ce qui pouvait réconforter sa fai­blesse. Pendant que, dans cette maison hospitalière, les serviteurs apportaient quelque nourriture au confesseur, une auréole resplen­dissante éclata sur sa tête. Émus et tremblants, ils lui dirent : Quelle est cette lumière qui brille sur votre front comme une cou­ronne venue du ciel? Jamais nous ne vîmes rien de semblable. — À ces mots Léodégar se prosternant, adora le Seigneur : Je vous rends grâces, dit-il, ô Dieu tout-puissant, consolateur de toute créa­ture. Soyez béni d'avoir manifesté en votre serviteur un si grand mi­racle. — Les assistants, témoins du prodige, louaient le Seigneur et disaient : "Vraiment cet homme est un serviteur de Dieu ! — Tous voulurent confesser leurs péchés, et recevoir de lui le sacrement de pénitence. La bénédiction du ciel était ainsi descendue sur le toit de Robert, lorsqu'un message venu du palais ordonna de mettre à mort le bienheureux évêque. Dans la crainte que les fidèles ne lui rendissent les honneurs réservés aux martyrs, l'impie Ébroïn, qui avait rédigé le décret royal, stipula que sa victime serait égor­gée dans la forêt voisine, et ses restes jetés dans une citerne qu'on refermerait ensuite pour effacer la trace de sa sépulture. A cette nouvelle, le comte Robert et tous ses serviteurs fondirent en larmes. Sa femme surtout était au désespoir, en songeant à la part que son mari devait prendre à un tel crime. Léodégar la consola : Ne pleurez point sur moi, lui dit-il. Ma mort ne vous sera point impu­tée, elle vous attirera au contraire la bénédiction de Dieu, pourvu que vous donniez la sépulture à mon corps. — Cependant le comte ne voulut absolument pas intervenir d'une manière active dans l'exécution. Il en chargea quatre de ses serviteurs, lesquels, ayant remarqué dans la forêt d'Ivelines un étang desséché qui paraissait convenir aux projets d'Ébroïn, revinrent prendre l'homme de Dieu pour l'y conduire. Mais cette fois ils s'égarèrent, et ne purent

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p239  CHAP.   IV.   — LÉODÉGAR  ET  ÉBROÏN.

 

retrouver l'emplacement qu'ils avaient choisi. Après avoir marché longtemps à travers les sentiers du bois, Léodégar s'arrêta. Mes enfants, leur dit-il, vous n'avez pas besoin de vous fatiguer davantage. Faites promptement ce que vous avez ordre de faire. — Or, de ces quatre hommes chargés de l'égorger, trois se jetèrent à ses genoux, le priant de leur pardonner et de les bénir. Le quatrième, nommé Wardard1, demeura seul debout, l'air féroce, brandissant son glaive nu. Léodégar bénit ses compagnons, s'agenouilla et fit une demière prière. Dieu tout-puissant, dit-il, Père de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui nous avons appris à vous connaître, soyez béni de m'avoir réservé pour ce combat ; rendez-moi participant aux mérites des saints et à la vie éternelle. Faites grâce à mes persécuteurs; car, par eux, j'en ai l'assurance, Père très-clément, je serai glori­fié devant vous. — Puis se levant, il inclina sa tête vénérable, que d'un seul coup Wardard fit rouler sur le sol. Son corps décapité demeura debout, et il fallut que le bourreau le frappa du pied pour le faire tomber à terre. Le malheureux, épouvanté du crime qu'il venait de commettre, saisi d'un accès de délire et livré en proie au démon, s'enfuit, courut se jeter dans un four allumé près de là, et s'y brûla tout vivant (2 octobre 678). La femme de Robert fit secrètement apporter le corps du saint à la villa de Sarcing, et l'ensevelit en pleurant dans un petit oratoire. Le martyr fut déposé dans le tombeau avec les vêtements qu'il portait au moment de sa mort 2. »

 

   32. Le crime était consomme. Ébroïn put enfin se croire de la voix importune d’un martyr auquel il avait successivement ar- raché les yeux, les lèvres, la langue, et dont le cadavre décapité gisait dans un recoin ignoré d'une forêt de l'Artois. Mais la tombe parla plus haut encore que, de son vivant, ne l'avait fait l'évêque. Des miracles sans nombre se produisirent à l'oratoire de Sarcing, et y attirèrent des flots de population. Furieux de cette nouvelle, Ébroïn fit partir un émissaire, chargé de lui rendre un compte exact

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1 Quartus nomme Wardardus. (Vit. S. Leodegar., auctore Frulando Murba-cens., cap. xli). 2.  Vit. seu pass. S. Leodegar., cap. xiv-xv; Patr. lat., loin.  ACVI,  col.  364-366.

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p240   PONTiFiCAT d'adéodat (672-G76).

 

de ce qui se passait. Le misérable se rendit à l'oratoire, et frap­pant la tombe du pied : « Mort à quiconque croit qu'un mort puisse faire des miracles ! » s'écria-t-il. Et il se retirait, la tête haute, le visage enflammé, lorsque saisi tout à coup d'un accès de folie fu­rieuse,il se donna lui-même la mort. Ébroïn pouvait déjà voir la main de Dieu suspendue sur sa tête. Mais l'apostat s'endurcissait dans le crime, à mesure que les événements se précipitaient, menaçants et sinistres, autour de lui. Le martyre de saint Léger souleva l'indigna­tion universelle. Un grand nombre de leudes neustriens passèrent en Austrasie et s'enrôlèrent dans l'armée de Pépin d'Héristal, réunie pour venger la mort de Dagobert II. En 680, un combat sanglant fut livré à Leucofao, dans les plaines de Laon. Ébroïn fut encore une fois vainqueur. Le duc Martin, frère de Pépin d'Héristal, se réfugia à Laon, avec une poignée de braves résolus à vendre chèrement leur vie. Ébroïn investit la ville, et pour abréger les opérations du siège, il eut recours à l'un de ses stratagèmes ordinaires. Il manda les deux évêques saint Agilbert de Paris et saint Rieul de Reims, les char­gea de porter au duc des ouvertures de paix, et de lui proposer une conférence. Les deux évêques demandèrent avant d'accepter cette mission une garantie solennelle : ils voulurent qu'ÉBroïn prêtât serment sur les châsses des saints. Ébroïn, qui avait violé tant de serments, était superstitieux; il eut peur de celui qu'on exigeait. Il le donna pourtant, mais sur des châsses dont il avait secrètement fait enlever les reliques. Plus librement parjure, il ne se fit dès lors aucun scrupule de poignarder le duc Martin, venu sans défiance à l'entrevue proposée. Ce fut son dernier crime. Un noble franc, nommé Hermenfred, dont les biens avaient été confisqués par Ébroïn, s'embusqua une nuit sur le passage du tyran. C'était l'usage pour les laïques les moins religieux d'assister la nuit du samedi aux matines chantées par les clercs. Ébroïn sortait de sa mai­son pour s'y rendre, quand il fut assailli à la porte par la troupe d'Hermenfred. Celui-ci l'atteignit d'un coup d'épée à la tête et « lui donna, dit l'hagiographe, une double mort1. » Ainsi disparut le

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1 Cujus ictu duplicem decidit in mortem.  (S. Leodegar. vit., cap. xvij Patr. lai., tom. XCVI, col. 368.)

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p241 CHAP. IV. — WAMBA roi d'espagne.   

 

fléau de la France, le persécuteur de l'Église, le bourreau de la dynastie mérovingienne. Thierry III, rendu à la liberté, fit trans­porter en grande pompe le corps de Léodégar, son ancien maître, au monastère de Saint-Maixent. Il dota royalement en son honneur l'abbaye de Saint-Waast d'Arras, et fonda près de Térouanne le monastère de Saint-Jean comme monument expiatoire. La France, fidèle au souvenir du grand évêque martyr, se couvrit d'églises et d'oratoires dédiés sous son vocable. Aujourd'hui encore soixante-quinze localités portent le nom à jamais glorieux de saint Léger.

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