Darras tome 17 p. 256
§ II. Première donation de Pépin le Bref au saint-siège.
17. Au mois de juin 752, Astolphe, roi des Lombards, entra sans coup férir à Ravenne, occupa toutes les cités de la Pentapole, et mit fin au pouvoir des exarques, lequel durait depuis cent quatre-vingt-quatre ans 1. Le dernier titulaire, Eutychius, n'avait aucune force à lui opposer : il prit le parti de se retirer à Naples, restée encore au pouvoir des empereurs, et ne revint plus. Constantin Copronyme, occupé à détruire les images saintes et à tuer les fidèles qui les vénéraient, ne songeait point à défendre ses dernières possessions en Italie. Déjà Ratchis et Luitprand s'étaient emparés de Ravenne ; l'un et l'autre n'avaient abandonné leur conquête que par déférence pour les papes saint Grégoire III et saint Zacharie. Etienne reprit la politique de ses prédécesseurs; il intervint près d'Astolpbe, et par ses légats et par une démarche personnelle, afin d'obtenir la restitution de l'exarchat à l'empire et celle des autres cités du duché romain à la république de Rome. Le Liber Pontipcalis est explicite sur ces deux points. Il déclare qu'Astolphe prévenant la requête du saint pontife intima à celui-ci la double défense de revendiquer pour les empereurs l'exarchat de Ravenne et de réclamer pour la république romaine les cités usurpées, obtestans cum nulla penitus ratione audere verbum illi dicerc petendi Ilavennatium civi/atem et exarchatum ei pertinentem, vel de reliquis reipublicce locis, quœ ipse vel ejus prœdccessores Longabordorum ?'eges invaserunt2. Etienne répondit aux envoyés lombards que nulle violence ne saurait enchaîner la parole sur les lèvres d'un pontife; et en présence même d'Astolpbe, sans se laisser intimider par des menaces si récentes, le pape éleva la voix, il somma le roi parjure « de rendre à chacun ce qui lui appartenait, ut propria propriis restitueret 3. »
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1 L'existence propre de l'exarchat datait de l'an 568, époque ou Narsès, qui avait porté officiellement le titre de duc d'Italie, fut remplacé par le premier des gouverneurs byzantins auquel on ait donné le titre d'exarque de Ravenne. Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 51.
2. Lib. Pontifie; Pair, lat., tom. CXXVI11. col. 1092. — 3. Id.. Udd.
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p257 CHAP. III.— i'e BUKATÏOS DE péers AU SAINT-SIEGE.
C'était au bénéfice de l'empereur byzantin Copronyme, cet iconoclaste sanguinaire, ce fanatique d'irréligion, que le pape Etienne affrontait la colère du roi lombard. Il remettait à ce dernier les lettres impériales écrites et signées par le césar de Byzance, et impériales litteras illi tribuit1. Nous insistons sur tous ces textes, parce que les historiens modernes, après avoir reproché à saint Grégoire le Grand sa fidélité à l'alliance byzantine 2, font un crime à Etienne III d'avoir abandonné les empereurs de Constantinople. Il faudrait pourtant mettre quelque logique dans les incriminations qu'on se permet contre la papauté. Saint Grégoire le Grand demeura fidèle à l'empire byzantin, et il eut raison. Etienne III, au péril de sa vie, garda la même fidélité. Il avait d'autant plus de mérite que Copronyme était loin de valoir Maurice, cet empereur orthodoxe, qui tenait à insigne honneur d'avoir donné Grégoire le Grand pour parrain à l'un de ses fils 3. Que reste-t-il donc, en dernière analyse, de ces accusations contradictoires adressées de siècle en siècle aux papes? A ceux-ci, on reproche leur fidélité à l'empire de Byzance; à ceux-là, l'abandon de ce même empire. Or, les papes ont gardé jusqu'au dernier moment la même ligne de conduite ; aucun d'eux n'abandonna l'empire byzantin, mais cet empire s'abandonna lui-même. Il en sera toujours ainsi des puissances qui transforment leur droit en un système d'oppression, et changent en tyrannie leur mission protectrice. Seulement ces pouvoirs oppresseurs n'auront pas souvent vis-à-vis d'eux la longanimité patiente des papes4. Pour supporter cent quatre-vingt-quatre ans la domination aussi cruelle qu'ignominieuse du joug byzantin, il fallait que les souverains pontifes fussent réellement et par excellence les représentants et les défen-
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1. Lib. PirUific; Pair. lat.._ tom. CXXVIII, col. 1092. — 2. Cf. tom. XV do cette Histoire, pag. 120 et 207, uote 1. — 3. lbid., pag. 127.
4. « Ces papes, persécutés par les empereurs et cependant fidèles, dit M. Ozanam, donnent un utile exemple de patience et de respect pour les droits vieillis; ils montrent combien c'est chose formidable que de rompre avec un pouvoir antique, avec un principe d'ordre, même ruiné par ses propres excès. » (Civilisation chrétienne chez les Francs, pag. 351.)
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seurs du droit sur cette terre. Pour le droit, les papes savent souffrir; mais en vertu de ce même droit, il leur sera toujours donné de triompher des violateurs du droit.
18. De nos jours, les écrivains d'Italie se plaignent avec amertume qu'entre la nation lombarde et celle des Francs Étienne III ait choisi cette dernière, pour lui conférer le protectorat du saint-siége. «Pourquoi, disent-ils, le pape méconnut-il le grand principe de l'unité italienne, et répudia-t-il la monarchie lombarde1 ? » Poser une pareille question c'est faire preuve d'une ignorance complète des faits. Trois fois en vingt ans les rois lombards étaient venus assiéger Rome, dévaster le territoire suburbain, envahir les possessions du saint-siége, violer les tombeaux des catacombes, jeter au vent la cendre des martyrs, changer les fertiles campagnes d'alentour en ce triste et morne désert qui résiste depuis douze siècles à tous les efforts de restauration : et l'on voudrait qu'à de telles mains, souillées de sang, de rapines et de sacrilèges, les papes aient pu songer à remettre le protectorat de Rome ! Trois fois en vingt ans les rois lombards avaient souscrit vis-à-vis du saint-siége les traités les plus solennels, et trois fois ils les avaient indignement foulés aux pieds. Astolphe en particulier débuta par conclure avec les légats d'Etienne III une paix qui devait durer quarante années. Or, quatre mois après, ce même Astolphe, sans provocation, sans motif, sans l'ombre d'un prétexte, se ruait de nouveau sur la ville de Rome, l'enfermait dans un cercle de fer, jurait de la détruire de fond en comble : et l'on voudrait qu'à ce tyran furieux Etienne III eût offert le protectorat de la ville éternelle! Beau spectacle, en effet, de voir le pas-
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1. « Cette discussion historique, dit M. de L'Épinois, a été en ces derniers temps l'objet de travaux considérables, dus à l'érudition de MM. Hegel, Jethman-Holweg, de Haulleville, Schupfer, de Chioggia, etc., etc. Elle a été traitée avec passion, parce qu'elle offrait une première ligne de bataille où, rencontrant en face le pouvoir pontifical, on a reproché aux papes, au nom, dit-on, de l'unité Italienne compromise, leur résistance à la monarchie lombarde. Ainsi dans ces reproches posthumes se découvre l'actualité de questions que l'on pourrait croire les plus étrangères aux préoccupations de nos contemporains. » (Le gouvernement des papes, pag. 10.)
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p259 CHAP. III. — lre DONATION DE PÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
teur et le père du troupeau de Jésus-Christ confier au loup plein de rage, ou, selon l'expression du Liber Pontifïcalis, «au lion frémissant, » la garde des brebis. De pareils raisonnements avoisinent la démence. Le fameux principe de l'unité italienne, invoqué rétrospectivement ici dans un intérêt de parti facile à comprendre, n'est qu'un de ces lourds anachronismes dont l'énormité serait seulement ridicule si elle n'était devenue sinistre. Rien ne ressemblait moins à l'unité que l'état de l'Italie au temps d'Astolphe. La Sicile, Naples et la Calabre étaient encore au pouvoir des empereurs; Rome formait un duché indépendant au centre de la péninsule. Au nord-est, la république de Venise, sortie de ses lagunes, inaugurait avec succès le trafic maritime qui devait la rendre plus tard si florissante ; l'exarchat de Ravenne, abandonné par Eutychius, était de fait aux mains d'Astolphe, mais toute la population protestait contre son joug odieux et demandait un autre maître. Enfin la monarchie lombarde, circonscrite dans les provinces septentrionales, était morcelée en autant de duchés que de villes. Le roi féodal et électif résidait à Pavie, mais les ducs de Bénévent, de Spolète et de Frioul se croyaient aussi puissants que lui, et le prouvaient par d'incessantes révoltes. La prétendue unité lombarde n'était autre chose que l'anarchie et la guerre civile en permanence.
19. Les Francs pouvaient donc seuls offrir un secours efficace à la papauté, dans la terrible situation où la violence et les parjures d'Astolphe l'avaient réduite. Pendant que ce prince dévastait les églises d'Italie, Pépin le Bref restaurait celles des Gaules. «En 748, disent les Annales de Metz, Pépin tint son placitum (plaid national) dans la villa Marcodurum, ou Duria (Duren 1) ; il y convoqua un synode pour concerter la restauration des églises, entendre les réclamations des pauvres, des veuves et des orphelins2, et rendre jus-
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1. Ville de la province rhénane, à quinze kilomètres S.-E. de Juliers, sur la Roër; 5,100 habitants.
2.Pro teelesiarum restauration?, et causis pauperum, vicluarurn et orphanorum corrigemtis. jwilitiisque faciendis. {Aimai. Aleiens., ap. Pertz, tom. I, pag. 330; Mansi, tom. XII, pag. 410.)
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tice à tous1. » C'était se montrer digne de la mission providentielle qui devait faire de lui le restaurateur du pouvoir jadis accordé au saint-siége par Constantin le Grand. La gloire des armes rehaussait l'éclat de la couronne que saint Boniface déposa en 752 sur la tête du nouveau roi. Les Saxons, vaincus à la bataille de Rimi, sur le Veser (753), obtinrent la paix à condition que tout prêtre chrétien aurait désormais la faculté d'entrer librement dans leur pays, pour instruire les peuples, prêcher l'Évangile et administrer le bap-tême. La révolte de Grypho2 se terminait alors par la fin tragique de ce prince. Retiré chez le duc Vaïfre d'Aquitaine, Grypho préparait une nouvelle levée de boucliers contre le roi son frère. Mais à la nouvelle de la défaite des Saxons et du retour triomphal de Pépin en Austrasie, Vaïfre, craignant pour ses propres états, chassa lui-même son hôte. Grypho eut l'idée d'aller chercher un asile en Lombardie, près du roi Astolphe, qu'il espérait associer à ses projets de vengeance. Suivi d'une escorte de soldats, il arriva non loin de Saint-Jean-de-Maurienne : déjà il touchait à la frontière lombarde quand il rencontra, sur la petite rivière de l'Arche, Théodo comte de Vienne et Frédéric comte de la Bourgogne transjurane, postés avec leurs hommes d'armes au pied des monts. Grypho voulut forcer le passage, mais il fut tué dans le combat. Avec lui s'éteignit la résistance organisée contre la royauté nouvelle de Pépin le Bref. Par une coïncidence glorieuse, les armées franques chassaient alors les Sarrasins de la Provence et rentraient victorieuses à Narbonne, pendant qu'à l'autre extrémité des Gaules, les ducs bretons, sur lesquels Pépin reprit la ville de Vannes, reconnaissaient solennellement la suzeraineté du prince carlovingien (753).
20. Ainsi, des rives du Veser jusqu'aux Pyrénées, la France était tranquille sous l'autorité de son nouveau roi, lorsqu'Etienne III, franchissant les Alpes, vint y chercher secours et asile. C'était la première fois qu'un vicaire de Jésus-Christ mettait le pied sur le sol des Gaules. Nos chroniqueurs avaient enregistré comme un fait sans précédent l'ambassade envoyée par Grégoire III
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1 Annal. Lauresham. et Metens. ad ann. 753.— 2.Cf. chap. précédent, u° 49.
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p261 CHAP. III. — Iro.DONATION CE PÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
à Charles Martel. Cette fois, l'enthousiasme populaire fut au comble. «Pépin, traversant la forêt des Ardennes, dit le continuateur de Frédégaire, était venu à la villa de Théodo (Thionville), lorsqu'un messager accourut en toute hâte lui annonçant que le pape Etienne, venant de Rome avec un somptueux appareil, avait passé le Mons Jovis (Montjou 1) et se rendait près de lui. La joie fut grande à la cour et dans tout le royaume : Pépin ordonna de magnifiques préparatifs pour cette auguste réception. Il fit sur-le-champ partir son fils Charles (alors âgé de douze ans) à la rencontre du pontife, et lui-même s'avança jusqu'à la villa royale de Ponthion 2. » Le Liber Pontificalis nous a déjà donné les détails de la première entrevue du pontife et du roi ; il nous a décrit cette majestueuse scène où Pépin, la reine Berthe et tous les seigneurs francs, agenouillés devant le vicaire de Jésus-Christ, reçurent la première bénédiction apostolique donnée solennellement par un pape sur la terre de France. Cet épisode déplaît souverainement à quelques-uns de nos historiens modernes 3. Ils lui préfèrent de beaucoup cet autre récit des Annales de Metz : « Le lendemain de son arrivée à Ponthion, le pape se présenta devant le roi avec tout son clergé sous la cendre et le cilice, se prosterna aux pieds de Pépin et le conjura, par la miséricorde de Dieu et par les mérites de saint Pierre et de saint Paul, de le délivrer lui et le peuple romain de la tyrannie des Lombards. Il demeura dans cette humble posture jusqu'à ce que le roi lui eût tendu la main, en gage de l'assistance qu'il lui promettait4. » Le récit des Annales de Metz ne contredit nullement celui du Liber Pontificalis. Le jour où Pépin se prosterna devant Etienne III et voulut tenir la bride de son cheval, c'était le roi des Francs qui recevait le pape, comme jadis Constantin le Grand avait reçu saint Sylvestre à Rome. Le lendemain, c'était le suppliant, l'opprimé, la victime d'Astolphe qui implorait à genoux le secours du roi franc, et selon l'expression
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1. C'est le passage connu aujourd'hui sous le nom du Grand-Saint-Bernard.
2. Fredegar., Chranic. continuât., IV pars; Patr. lat., tom. LXXI, col. 686.
3.Cf. H. -Martin, Hist. de France, tom. II, pag. 317; M. le comte de Ségur, Histoire des Carlovingiens, pag. IS.
4 Annal. Melens., ap. D. Bouquet, tom. II, pag. CS8.
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du Liber Pontificalis, accompagnait ses supplications d'un torrent de larmes, lacrimabiliter deprecatus est.
21. Ce qu'il importe de relever surtout, dans cette entrevue de Ponthion, ce sont les termes mêmes dans lesquels Etienne III posa sa requête, et le sens très-précis de la réponse de Pépin le Iiref. « Le pape, dit le Liber Pontificalis, supplia avec larmes le roi franc d'intervenir pour régler par des traités de paix la cause du bienheureux Pierre et de la république des Romains, ut per pacis faedera causam beati Pétri et reipublcœ Romanorum disponeret1. C'est donc une intervention pacifique qu'Etienne III sollicitait de Pépin le Bref. Il ne venait donc pas, comme on l'a tant répété, offrir au roi des Francs la couronne d'Italie, ni les provinces lombardes, ni celles de l'exarchat. Il avait entre les mains le traité de paix conclu pour quarante années avec Astolphe. De même que le pontife avait attaché à l'image achéropite un exemplaire de ce traité, pour prendre le ciel à témoin de son injuste violation, ainsi il en présentait un autre exemplaire à Pépin le Bref, pour que l'intervention de ce prince pût le faire revivre. Tel est le sens exact et précis de la requête pontificale. Le roi des Francs l'accueillit. « Il s'engagea par serment, dit encore le Liber Pontificalis à satisfaire le très-bienheureux pape, à suivre en tout ses instructions, à prendre de concert avec lui tous les moyens propres à obtenir la restitution de l'exarchat, et celle des territoires et droits de la république des Romains, omnibus mandatis ejus et admonitionibus sese lotis nisibus obedire, et ut illi placitum fuerit, exarchatum Ravennœ et reipublicœ jura seu loca reddere modis omnibus 1. » Évidemment la réponse de Pépin allait au delà de la requête du pontife. Etienne III ne sollicitait qu'une intervention pacifique, à laquelle Pépin s'engagea de grand cœur; mais de plus, sachant que dans sa main l'épée de la France était un argument plus fort que toutes les notes diplomatiques, le roi mettait cette épée à la disposition du pape, s'engageant à ne la tirer que si le pontife le désirait, ut illi placitum fuerit. Les deux interlocuteurs restèrent dans leur rôle; chacun d'eux tint
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1. Lib. Pontifical.; Pair, lat., tom. CXXVIII, col. 1091. —2. Idem, Ibùl.
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p263 CHAP. III. — Ir(î DONATION DE PÉPIN AU SAINT-SIEGE.
le langage qui convenait à son caractère ; Etienne III parla en pontife qui veut la paix, Pépin le Bref parla en roi qui sait la conquérir. Les détails donnés ici par le Liber Pontificalis sont confirmés avec une rigoureuse exactitude par nos propres chroniqueurs. « Etienne III, dit le continuateur de Frédégaire, demanda à Pépin de lui prêter son aide pour faire cesser l'oppression des Lombards, et pour exonérer les Romains des taxes et des tributs qu'au mépris de toutes les lois Astolphe voulait leur imposer. —Une ambassade fut donc envoyée à ce prince pour lui demander, au nom des bienheureux apôtres Pierre et Paul, de cesser ses incursions hostiles sur le territoire de Rome, et le prier, au nom du roi des Francs, de ne plus faire peser sur les Romains des charges illégales et arbitraires 1. »
22. Pendant qu'on entamait cette négociation pacifique avec Astolphe, le pape et le roi vinrent passer la saison d'hiver à l'abbaye de Saint-Denys. Pépin le Bref, déjà sacré à Soissons par saint Boniface, voulait profiter de la présence du souverain pontife pour renouveler avec un éclat incomparable cette cérémonie d'investiture sacrée, et y associer ses deux fils Charles et Carloman. Le nouveau sacre devait surtout avoir pour objet d'établir l'hérédité royale dans la famille carlovingienne, et de substituer cette forme régulière de transmission du pouvoir au système électif des mérovingiens. Mais une sérieuse difficulté s'opposait à la réalisation du projet. Pépin le Bref, pas plus que Charles Martel ou Pépin d'Héristal, son père et son aïeul, n'avait su porter fidèlement le joug du mariage légitime. La passion sensuelle, cette pierre d'achoppement qui se retrouve à toutes les époques de l'histoire, l'avait, lui aussi, fait tomber dans l'abîme des voluptés coupables. Comme autrefois Plectrude, la reine Berthe sans être répudiée, puisque nous venons de la voir figurer à la réception solennelle du pontife, n'occupait cependant plus la première place dans le cœur de son époux. Il y avait à la cour une jeune et belle anglo-saxonne, épouse d'un leude nommé Théodard. Ce fut pour elle que Pépin le Bref oublia le
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1 Fredegar., Chrome, contir.., IV pars; Pair, lai., loni. I,X\I, col. 686.
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devoir de la fidélitéé conjugale. Mais Etienne III fut le Nathan du nouveau David. Sans se préoccuper du revirement qu'une telle sévérité allait peut-être opérer dans l'esprit du roi, le pontife exigea de Pépin la cessation du scandale1. La femme adultère, dont le chroniqueur ne nous apprend point le nom, fut reléguée au monastère de Besua (Bèze), près de Langres. Elle y renouvela les désordres dont elle avait donné le spectacle à la cour, et mourut frappée du feu du ciel 2. Dès lors, Etienne put procéder à la solennité du sacre. L'ab-baye de Saint-Denys fut le théâtre de cette cérémonie imposante, dont les détails nous seraient inconnus sans une particularité fort curieuse. L'un des religieux du royal monastère, scribe exercé et habile copiste, transcrivait alors le livre de gloria Confessorum de saint Grégoire de Tours. A la dernière page de son œuvre, et comme pour la dater, il ajouta la clausule suivante : « Si tu veux, lecteur, savoir à quelle époque fut achevée la transcription de cet ouvrage, consacré à la gloire des saints, tu trouveras pour date l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur 767, indiction Ve, la XVIe année du règne très-heureux, très-paisible, du catholique Pépin roi des Francs et patrice des Romains, fils du prince Charles (Martel) de bonne mémoire ; la XIIIe du règne de ses deux fils Charles et Carloman qui, par la disposition de la divine Providence et par l'intercession des saints apôtres Pierre et Paul, reçurent, ainsi que leur glorieux père, le sacre du saint chrême des mains du très-bienheureux seigneur Etienne, pape de sainte mémoire. Déjà trois ans auparavant, le très-florissant seigneur Pépin, roi pieux, par l'autorité et le commandement du seigneur pape Zacharie de bienheureuse mémoire, avait reçu l'onction de la main des évêques, lorsque, par l'élection unanime des Francs, il fut porté
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1. Voici comment un historien moderne parle de ce fait : « Le roi, qui voulait alors répudier la reine Berthe, ne put obtenir le consentement du pape à ce divorce. Etienne montra pour l'indissolubilité de ce mariage une sévérité singulière, dans un siècle où la licence des mœurs permettait tous les scandales, pourvu qu'on les réparât en enrichissant l'Eglise. » (M. de Ségur, Hist. des Carlovingiens. pag. 16.) II est difficile de montrer plus de mépris pour l'Église, en racontant un trait si honorable pour elle.
2. Joann. Monach., Chronic. Besuense; Pair, iat., tom. CLXI1, col. 871.
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p265 CHAP. III. — I™ DONATION DE PÉPIN AU SAINT-SIÈGE.
au trône royal. Le souverain pontife Etienne la lui renouvela dans l'église des bienheureux martyrs Denys, Rustique et Eleuthère, à laquelle préside avec gloire le vénérable archiprêtre et abbé Fulrad. Il lui conféra, outre le titre de roi, celui de patrice des Romains; il le sacra au nom de la Trinité sainte, lui et ses deux fils Charles et Carloman. Le même jour et dans la même église, la reine Berthe, épouse du très-florissant roi, cette princesse très-noble et très-pieuse, si profondément dévouée au culte des saints martyrs patrons de cette abbaye, fut revêtue des insignes royaux et reçut au nom de l'Esprit septiforme la bénédiction apostolique. Après avoir béni les princes et les leudes francs, le vénérable pontife leur enjoignit, sous peine d'interdit et d'excommunication, de ne jamais choisir que des rois issus de la race de Pépin, de maintenir le sceptre dans une famille que la miséricorde divine a daigné exalter, que les saints apôtres ont confirmée et consacrée par les mains du très-bienheureux pontife leur vicaire. J'ai voulu inscrire cette note à la dernière page de mon manuscrit, ajoute le pieux scribe, afin de transmettre à la postérité, dans toute la suite des âges, le souvenir d'un tel événement 1. »
23. Le vœu du copiste anonyme s'est réalisé; grâce à lui, nous savons que la reine Berthe fut solennellement associée au sacre de son époux; que Pépin le Bref et ses deux fils reçurent le titre de patrice des Romains, titre que Charlemagne devait échanger contre celui d'empereur ; et qu'enfin le pape plaçait la nouvelle dynastie des Francs sous la sauvegarde des lois ecclésiastiques. Ces actes d'autorité pontificale heurtent de front les préjugés de nos modernes rationalistes; nous n'y pouvons rien. Au VIIIe siècle l'Église fondait des états qui ont eu quelque durée; au XIXe siècle le rationalisme détruit l'un après l'autre tous les états, et ne fonde que l'anarchie. Le jour où Etienne III sacra Pépin le Bref et ses fils, l'hérédité monarchique fut établie en France ; ce prin-
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1. Lorsque, dans son édition de Grégoire de Tours (1699), dom Ruinart reproduisit cette clausule, le manuscrit du VIIIe siècle qui la renfermait faisait partie de la bibliothèque des Ballandistes à Anvers. Patr. lat., tom. LXXI, col. 910-912.
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p266 PONTincAT D'ETIENNE m (752-7.")").
cipe valut à notre patrie dix siècles de prospérité et de gloire. Selon certains auteurs, le jeune prince Carloman, qui n'avait encore que sept ans, aurait, avant la cérémonie du sacre, reçu le baptême des mains du pape. On remarque en effet que, dans les lettres adressées depuis cette époque à Pépin le Bref, Etienne III se donne à lui-même vis-à-vis du roi le titre de compater spiritualis. Or, ce terme est usité dans l'Eglise pour exprimer soit le rapport que deux parrains ont entre eux, soit celui qui s'établit entre le ministre du baptême et le père du baptisé. En l'absence de tout autre renseignement sur ce point, il est assez difficile de constater l'exactitude du fait. Nous éprouvons cependant beaucoup d'hésitation à l'admettre, car, à cette époque, le baptême des enfants royaux ne se différait pas d'ordinaire aussi longtemps. On se rappelle qu'en 497 Clovis encore païen céda aux instances de sainte Clotilde, et laissa baptiser immédiatement après leur naissance ses fils Ingomer et Clodomir 1. En 363, une fille de Chilpéric II, née pendant une expédition de son père contre les Saxons, était baptisée sur-le-champ, afin que le roi, à son retour, eût le bonheur d'embrasser une chrétienne 2. En 631, Sigebert, fils de Dagobert I, était solennellement baptisé dans le mois qui suivit sa naissance par saint Amand , évêque d'Utrecht3. Ces exemples, et beaucoup d'autres que nous pourrions citer, ne permettent guère de croire que le fils de Pépin le Bref et de la pieuse reine Berthe eût vécu jusqu'à l'âge de sept ans sans être baptisé. Nous croyons donc qu'on a rapporté au sacrement de baptême ce qu'il faudrait entendre de celui de la confirmation, que vraisemblablement le pape conféra alors aux deux jeunes princes. A cette époque, on se servait de parrains pour la confirmation comme pour le baptême, et nous verrons bientôt que dans les deux cas se contractait l'affinité spirituelle. Ce serait en ce sens que nous interpréterions la « compaternité » à laquelle Etienne III fait allusion, dans ses lettres subséquentes au roi des Francs 4.
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1 Cf. tom. XIV Je cette Histoire, pag. 31. — 2. Cf. tom. XV do cette Histoire, pag. 41. —3. Cf. torn. XVI Je cette Histoire, pag. Si.
4. Voici les termes mêmes des suscriptions pontificales : Dominis excellen-