Darras tome 42 p. 451
92. Saint-Servan est une petite ville de Bretagne, en face de Saint-Malo, sur le bord de l'Océan. Vers 1838, un abbé Le Pailleur, âgé de vingt-cinq ans, se rendant à Saint-Servan pour y être vicaire, se sentit tout à coup saisi d'une impression extraordinaire qui absorba toutes ses puissances. Entrant dans une
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église, il promit à Dieu de faire toute sa volonté et comprit que Dieu lui demandait la création d'une œuvre de charité qu'il fondrait à Saint-Servan. Bientôt vint à son confessionnal une petite ouvrière, qui désirait se faire religieuse et s'en remettait à ses soins. Un peu plus tard, il remarquait une jeune orpheline qu'il mit en relation avec la petite ouvrière. L'abbé leur avait dit qu'elles entreraient dans la même communauté ; elles s'y préparèrent le soir des dimanches en cherchant à vaincre les infirmités de leur nature. Après quelque temps d'épreuves, le vicaire recommanda aux jeunes filles de soigner une vieille aveugle. Une servante de 48 ans, Jeanne Jugan, mise au courant de leurs projets, les embrassa avec une vieille Fanchon : elles apportaient 600 francs et un brin de mobilier. On s'établit dans une mansarde et on y amena Jésus-Christ, avec la petite vieille aveugle : c'était le 14 Octobre 1840. Bientôt pour s'agrandir, on loua un rez de chaussée qui pouvait contenir douze lits, aussitôt occupés. Les vieilles continuaient leur ancienne industrie, ordinairement la mendicité, les sœurs préparaient les repas. La mendicité des vieilles offrait l'inconvénient de les remettre constamment dans le danger de leurs mauvaises habitudes. Le Père proposa à ses enfants de n'être pas seulement servantes des pauvres, mais de devenir aussi mendiantes. Sans scrupule, sans hésitation, ce fut accepté. Jeanne Jugan excella surtout dans cette fonction de quêteuse ; elle fut couronnée par l'Académie française. On manquait de linge; il suffit de montrer ce qu'on en avait pour en faire venir d'autre. Marie-Augustine et Marie-Thérèse étaient les deux pierres fondamentales de l'œuvre. Le Pailleur leur avait donné un règlement et les avait placées sous le patronage de Marie Immaculée, de saint Joseph et de saint Augustin. Les contradictions ne manquèrent pas, surtout à propos de la mendicité ; mais les contradictions vaincues sont des sources de vitalité. En 1842, sans avoir le premier sou, on acheta une grande maison, qui fut bientôt pleine de vieillards. En mendiant on trouvait toujours de quoi vivre. On s'appela petites sœurs des pauvres, et aux trois
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vœux, on ajouta le vœu d'hospitalité. Toutes les places étant occupées, on songea à bâtir. Le nombre des sœurs commençait à s'accroître : En 1846, on alla s'établir à Rennes et à Dinan ; la première chose à laquelle on s'occupait, c'était de réunir des vieillards, puis, le panier au bras, on s'en allait mendier. La petite famille comptait déjà dix à seize sœurs. En 1847 et non sans difficultés, les sœurs fondent une maison à Tours ; en 1849, elles ont occupé Nantes, Paris et Besançon ; en 1850, Angers, Bordeaux, Rouen et Nancy. À la fin du pontificat de Pie IX, elles compteront 158 maisons, 93 en France, 11 en Angleterre, 3 en Ecosse, 2 en Irlande, 10 en Belgique, 17 en Espagne, 19 en Amérique, une en Afrique, une en Italie, une à Genève, fermée depuis par les radicaux, qui ont montré par là le caractère satanique de leur impiété. Ces 158 maisons représentent, en gros, un millier de religieuses, et environ 20,000 vieillards assistés, vieillards qui, sans cette assistance, traîneraient dans les rues ou mourraient dans l'ordure. Il ne faut pas, au reste, en pensant à ce gros chiffre, s'imaginer une richesse quelconque. Tout manque à la fois dans les maisons des petites sœurs ; après avoir triomphé d'une délicatesse légitime à l'égard de cette nourriture composée de débris ramassés de toutes parts, il faut à chaque instant manquer encore des meubles les plus usuels et les plus nécessaires à la vie. Ce ne sont pas seulement les lits, les paillasses, les draps, dont on peut être privé au commencement des fondations. Des maisons établies depuis longtemps et pour lesquelles la charité publique, quoique toujours active, n'a peut-être plus ces empressements des premiers jours; les maisons établies depuis longtemps manquent de choses essentielles. Les vieillards ne sont privés de rien ; souvent les sœurs sont privées de tout. Mais autrement quel ordre, quelle propreté toujours luisante dans leurs maisons! comme ces chiffons sont bien tenus! comme on sait faire fête avec des croûtes et du marc de café! Ces pauvres filles, qui ne seraient que de pauvres ouvrières ou des servantes, devenues les petites sœurs des pauvres,
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se recommandent par une simplicité ingénue et une piété confiante, qui leur ouvrent les cœurs encore plus que les portes. La sagesse humaine ne saurait employer de si chétifs instruments; l'Eglise seule sait y faire éclater sa lumière et son amour. Et tandis qu'on propose, qu'on discute, qu'on essaie à grands frais des projets insensés et ridicules d'assistance publique, Dieu charge de pauvres filles de nourrir à elles seules, de consoler, de soulager plus efficacement que ne sauraient faire toutes les administrations du monde, des multitudes de vieillards. Toute la merveille est là ; les détails sont superflus. Un vicaire dirige deux enfants, les charge d'une femme aveugle, et voilà le grain de sénevé d'où sortira ce grand arbre de la charité fraternelle qui abrite, sous son feuillage, tous les déshérités de la terre.