Rousseau 1

Darras tome 39 p. 82

 

54. Après Voltaire le grand révolutionnaire fut Rousseau. Jean-Jacques Rousseau né à Genève en 1712, fils d'un horloger, coûta
en naissant la vie de sa mère. Dès sa plus tendre enfance, il lut

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(1) Nourisssson, Le voltairianisme ou la philosophie de Voltaire dans le   

«Correspondant du 18 Juin 1885.

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des romans et les Vies de Plutarque ce qui lui donna sur la vie des idées bizarres et lui inspira une admiration fanatique pour les anciens. Son père l'ayant mis en pension, il apprit un peu de latin, devint ensuite clerc chez un greffier, ouvrier graveur, simple domestique. A seize ans il se fit catholique. Ce qu'il nous a rapporté des circonstances de cet acte important, fait assez voir qu'il n'y apporta pas une conviction bien profonde ; on y voit une preuve de plus des précautions qu'il faut prendre à l'égard des jeunes gens élevés dans les préjugés de secte, surtout quand des motifs d'intérêt peuvent influer sur leur démarche. Il essaya de différents états ; entra au séminaire d'Annecy ; là son occupation principale fut d'apprendre des airs d'opéras ; il ne fut pas difficile de s'apercevoir qu'il manquait de vocation. Rentré chez madame de Warens, sa protectrice, il y fut témoin d'un événement qu'il attesta alors avoir été miraculeux. Un incendie menaçait la maison de madame de Warens d'une ruine entière. «L'évêque d'Annecy, y étant accouru au bruit du malheur, commença, dit Rousseau, à réciter des priè­res avec cette ferveur qui lui était ordinaire : l'effet en fut sensible ; le vent changea tout à coup et éloigna les flammes. C'est un fait connu de tout Annecy, et que j'ai vu de mes yeux. » Plus tard on lui opposa cette attestation, il y répondit par un échappatoire. Après avoir mené longtemps une vie oisive, il devint précepteur des enfants de M. de Mably, à Grenoble, et il fait encore sur son séjour dans cette maison d'assez tristes révélations. N'aurait-il pas pu se dispenser également de nous faire savoir qu'il abandonna, dans les rues de Lyon, un ami attaqué d'un mal affreux? En 1741, il arriva à Paris, et se lia avec Diderot, Condillac, d'Alembert, Grimm et d'au­tres gens de lettres. Une liaison d'un autre genre est celle qu'il con­tracta avec Thérèse Levasseur, fille pauvre, dont il ne se sépara plus, et dont il eut plusieurs enfants qu'il envoya successivement à l'hôpital. Il s'est efforcé plusieurs fois de justifier cet abandon si contraire aux beaux sentiments qu'il montra dans ses ouvrages ; mais il n'a pu trouver pour sa défense que des sophismes et des puérilités. Son talent n'était encore connu par aucun écrit, quand l'Académie de Dijon proposa, en 1749, cette question : Si le rétablis-

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sement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Rous­seau s'empara de la négative et fut couronné. Son discours fit une grande sensation. Cependant, d'après lui-même, cet écrit manque absolument de logique et d'ordre ; de tous ceux qui sont sortis de sa plume, c'est le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nom­bre et d'harmonie. Ce discours commença néanmoins la réputation de Rousseau, qui se lança dans le monde, et fut admis entre autres dans la société du baron d’Holback, rendez-vous des amis de la phi­losophie. Rousseau à dépeint cette société dans ses Rêveries du pro­meneur solitaire. « Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes dou­tes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les cer­titudes que je croyais avoir sur les points qu'il m'importait le plus de connaître. Car, ardents missionnaires d'athéisme et très impé­rieux dogmatiques, ils n'enduraient point sans colère que sur quel­que point que ce pût être, on osât penser autrement qu'eux…….. Ils ne m'avaient pas persuadé, mais ils m'avaient inquiété. Leurs arguments m'avaient ébranlé sans m'avoir convaincu. » Tel est le témoignage que rend Rousseau des opinions de ses amis d'alors. En 1753, il fit le Discours sur l’origine de l'inégalité parmi les hom­mes, où il adopta encore un paradoxe plus hardi et plus déraison­nable qu'en 1750. Celte nouvelle manière de fronder l'opinion publique augmenta sa réputation.

 

Tel est Rousseau à ses débuts. C’est un homme blessé qui fait éclater son amertume. Tout l'exaspère : le souvenir d'une jeunesse misérable, une fuite sans asile et sans pain, une conversion trahie, douze métiers, laquais, séminariste, copiste de musique à dix sous, maître de chant, employé de cadastre, étudiant sans succès les échecs, la géométrie, l'astronomie, secrétaire, caissier, chassé pour vols, libertin, débaucheur d’une servante d'auberge, père de bâtards qui sont aux enfants trouvés  n’arrivant à rien que de vivre de son travail. Tant de peines, de mécomptes et d'indignités avaient agi sur l'âme de Rousseau et éclataient en lui par un blâme amer qui répond à des passions, que trop souvent la société ignore et dédaigne, bien qu'elles fermentent dans son sein. Le discours sur

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l'influence des lettres et des arts n'avait pas le sens commun, il fit effet ; le discours sur l'inégalité des conditions, exerça une réelle influence, car il appuyait la plainte du pauvre contre le riche, de la foule contre le petit nombre. « Cette influence, dit Villemain, était particulièrement secondée par l'état de la société française, dans laquelle l'inégalité irrémédiable parmi les hommes, était à la fois plus grande qu'il ne faut, et trop sentie pour être longtemps supportée. Ce discours, sombre et véhément, plein de raisonne­ments spécieux et d'exagérations passionnées, eut, je n'en doute pas, plus de prosélytes encore que de lecteurs. II en sortit quelques axiomes qui, répétés de bouche en bouche, devaient retentir un jour dans nos assemblées nationales, pour inspirer ou justifier à leurs propres yeux les plus hardis niveleurs, les ennemis de toute hiérarchie, depuis le droit arbitraire du rang jusqu'au droit invio­lable de la propriété. Mais, pour arriver là, Rousseau avait prodi­gieusement forcé toutes les autres parties de sa thèse. On ne sait si c'est audace ou artifice ; mais, au lieu de toucher la vraie question qu'offrait le XVIIIe siècle, il cache sous une négation de toute société le besoin de réformer la constitution sociale de France. De là cet éloge de la vie sauvage, cette admiration et ce regret d'une vie antérieure même à la vie sauvage, alors que les hommes, nus et muets, erraient isolés sur la terre inculte, et que parfois deux êtres de sexe différent se rapprochaient par un instinct passager, sans souvenir et sans souci des fruits de leur union. Prétendre que c'était là pour l'homme un état vraiment humain, et que depuis cette époque il dégénère, on ne saurait abuser davantage du para­doxe et de l'humeur misanthropique. A des traits semblables, on pouvait bien révoquer en doute la sincérité de Rousseau, ou croire du moins qu'il fut tenté, sans le savoir, par le plaisir amer de dire à cette société élégante et raisonneuse : « Un sauvage, un homme à demi brute, un Caraïbe aplatissant la tête de ses enfants pour les rendre imbéciles, est plus sage et plus heureux que vous. » (1)

 

   En 1754, il fit le voyage de Genève, où il fut très bien accueilli. Ce fut alors qu’il retourna au protestantisme. Fêté par ses conci-

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 Villemain, Cours de littérature française au XVIIIe siècle, t. II p. 231.

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toyens, son enthousiasme et son républicanisme s'en accrurent, comme il le dit lui-même. Honteux d'être exclu de ses droits de citoyen par la profession d'un autre culte, il reprit celui de son pays. On voit assez par la manière dont il rend compte de cette démarche quels en furent les motifs. Il ne se décida à ce changement qu'afin de recouvrer des droits politiques auxquels il attachait beaucoup d'importance, et aussi parce que l'importance des principes reli­gieux avait été bien diminuée dans son esprit par ses liaisons avec les philosophes dont il traçait tout à l'heure le portrait. Revenu en France, il affecta d'autres changements encore dans sa conduite et dans ses habits. Je me fis, dit-il, cynique et caustique par honte : J'af­fectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer: Le 9 avril 1756, il quitta Paris pour aller s'établir à l'hermitage à Montmorency. C'est une grande époque dans l'histoire de sa vie. C'est de ce jour seu­lement qu'il commença de vivre, dit-il, dans une lettre à M. de Malesherbes. En renonçant aux hommes, en contractant l'habitude des mé­ditations solitaires, son imagination devint plus aisée à enflammer. Il parle avec délices du changement qui se fit alors dans tout son être, de ses rêveries politiques et morales, de sa fière indépendance, des illusions de son sot orgueil (c'est lui-même qui se sert de cette expression que nous n'aurions osé employer de nous-même), de sa fièvre d'écrire, de son enthousiasme pour la vertu, de la singularité de ses manières. Cet état d'effervescence dura près de six ans. Je vivais, dit-il, dans un monde idéal, dans le pays des chimères : j'étais dans de continuelles extases. Il a assuré plusieurs fois à son ami Corancey que ce  furent six années d’une fièvre continue et sans sommeil,

qui lui firent produire ses  ouvrages. Au milieu de cette exaltation, son caractère devint plus âpre. Il contracta une misan­thropie sauvage, et se brouilla successivement avec tous ses amis. On le voit dans ses Confessions éplucher toutes leurs actions, les envenimer, exagérer leurs torts, se créer à plaisir des monstres pour les combattre, supposer même des complots, et chercher dans tout ce qui l'entourait des ennemis acharnés à le perdre. Son imagination malade se repaissait de soupçons. Cependant il était accueilli et fêté de tous côtés. Un maréchal de France lui offrait un

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logement dans son château, et sollicitait l'honneur de l'avoir à sa table. De grands seigneurs, des dames du plus haut rang lui écri­vaient, et regardaient comme une faveur de recevoir de ses lettres. Son originalité même l'avait mis à la mode. Le premier fruit de sa solitude à Montmorency, fut sa Lettre à d'Alembert sur l'article Genève de l'Encyclopédie. C'est un des morceaux où il a mis le plus de nerf et de chaleur, et où il a commis le moins d'écarts. Il tra­vaillait alors presqu'en même temps à des ouvrages de genres bien différents. La publication de ces ouvrages lui attira une grande renommée. Des enthousiastes s'astreignaient à de longs voyages pour le visiter ; les Polonais lui demandaient un projet de constitution. Chacun voulait l'attirer à son parti. Les ennemis des Jésuites le pressèrent d'écrire contre eux dans la disgrâce : « Je ne suis, dit-il, ni assez lâche, ni assez vil pour insulter les malheureux. » On l'engageait à écrire pour les protestants : « Il n'est pas équitable, répliqua-t-il, de réclamer l'indulgence en faveur de gens qui sont persécuteurs eux-mêmes. » Sa curieuse correspondance contient beaucoup d'autres traits. A un d'Offreville, il écrit en 1761 : « Le chrétien n'a besoin que de logique pour avoir de la vertu, » et il lui montre la liaison nécessaire de la religion avec la morale. A une dame qui lui avait soumis ses doutes : « Vous avez, répond-il, une religion qui dispense de tout examen. Suivez-là en simplicité de cœur. C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je le prends, autant que je le puis pour moi-même. » A un jeune homme qui avait affligé sa mère, pour avoir lu les ouvrages de Rousseau, Rousseau inflige un blâme d'avoir effarouché la conscience de sa mère et lui prescrit de demander pardon. « Je vous déclare, ajoute-t-il, que si j'étais né catholique, je demeurerais catholique, sachant bien que votre Eglise met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fond, ni rive, quand elle veut sonder l'abîme des choses, et je suis si convaincu de l'utilité de ce frein que je m'en suis imposé moi-même un semblable en me prescrivant pour le reste de ma vie des règles de foi, dont je ne me permets plus de sortir. » A un prê­tre qui se targuait de scepticisme : «Avant de prendre un état, dit-

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il, on ne peut trop raisonner sur son objet. Quand il est pris, il faut en remplir les devoirs; c'est tout ce qui reste à faire. » A un jeune homme qui refusait d'admettre l'existence de Dieu : « Bon jeune homme, dit-il, de la bonne foi, je vous en conjure... Votre hon­nête cœur, en dépit de vos arguments, proteste contre votre philo­sophie. » Ou il est surtout curieux à entendre, c'est sur Voltaire. Le 29 janvier 1660, il écrit à Moultou ; « Vous me parlez de ce Voltaire. Pourquoi le nom de ce baladin souille-t-il nos lettres ? Le malheureux a perdu ma patrie : Je le haïrais davantage si je le méprisais moins. Je ne vois dans ses grands talents qu'un opprobre de plus, qui le  déshonore par l'indigne usage qu'il en fait. Ses
talents ne lui servent, ainsi que ses richesses, qu'à nourrir la dépra­
vation de son cœur. » En novembre 1760, il écrivait au professeur Vernet: « Ainsi donc, la satire, le noir mensonge et les libelles sont devenus les armes des philosophes et de leurs partisans. Ainsi paie M. de Voltaire l'hospitalité dont par une funeste indulgence Genève use envers lui. Ce fanfaron d'impiété, ce beau génie et cette âme basse, cet homme si grand par ses talents et si vil par leur usage, nous laissera de longs et cruels souvenirs de son séjour parmi nous. La ruine des mœurs, la perte de la liberté, qui en est la suite inévitable, seront chez nos neveux les monuments de sa gloire et de sa reconnaissance pour nous. » Dans une lettre du 4 novembre 1764, qui paraît adressée à Dupeyron, il dit: «Voltaire est presque toujours de mauvaise foi dans ses extraits de l'Écriture ; il raisonne souvent fort mal, et l'air de ridicule et de mépris  qu'il jette sur des sentiments respectés des hommes, rejaillissant sur les hommes même, me paraît un outrage fait à la société. » Ailleurs, Rousseau appelle Voltaire, un grand comédien, dolis instructus et arte Pélasgâ. D'ailleurs il n'avait pas meilleure opinion des écrivains les plus accrédités de ce parti, ainsi il rompit brusquement avec Diderot, il
haïssait d'Alembert, il trace un portrait peu flatteur de Grimm
et du baron Holbach, et ses Confessions retentissent souvent de ses récriminations contre ces gens-là et leur société. On doit observer d'ailleurs que, s'il combattait la révélation en même temps que les philosophes, Rousseau n'était point ennemi des prêtres. A Mont-

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morency, il était lié avec les oratoriens et ne parlait d'eux qu'avec sympathie. Quand il écrit dans sa paroisse, il fait ses compliments à M. le Curé et marque avec quelle édification il a toujours admiré son zèle et sa conduite ; «j'ai regretté d'être obligé de m'éloigner d'un pasteur si respectable et dont l'exemple me rendit meilleur. » En 1766, il écrit à un ministre protestant : « Le clergé catholique, qui seul avait à se plaindre de moi, ne m'a jamais fait ni voulu aucun mal. » Ailleurs il dit qu'il a « toujours aimé et respecté l'ar­chevêque de Paris. » Pour ses ouvrages, Rousseau fut décrété de prise de corps et s'enfuit. A sa sortie de France, Rousseau se retira à Iverdun, puis à Motier-Travers, dans le comté de Neufchâtel. Genève lui avait fermé ses portes. Rousseau indigné renonça à son droit de bourgeoisie, et s'attira un nouvel orage en publiant ses Lettres de la Montagne, où il maltraite assez les ministres protestants. Obligé de quitter la principauté de Neuchâtel, il se retira dans l'île Saint-Pierre, au canton de Berne, et demanda a être mis en prison dans un château. On ne lui accorda point une si singulière demande et il eut ordre de sortir du canton. Il ne savait ou se réfugier, et il avait eu quelque en­vie de passer en Italie, où l'inquisition, disait-il, sera plus douce qu'en Suisse, quand l'Ecossais Hume lui offrit un asile en Angleterre. On lui procura les moyens de traverser la France, malgré le décret rendu trois ans auparavant contre lui. Rousseau passa quinze jours à Paris, et partit au commencement de l'année suivante pour l'An­gleterre avec Hume. Leur liaison ne fut pas longue. Il était de la destinée de Rousseau de rompre successivement avec tous ses amis. Il crut avoir contre Hume les sujets de plainte les plus graves, et il écrivit pour le prouver. Quoi qu'il en soit, il revint d'Angleterre en mai 1767, avec encore plus de plaisir et d'empressement qu'il n'y était allé, et depuis cette époque, il ne quitta plus la France. Après avoir erré dans différentes provinces, se cachant sous un nom emprunté, il se fixa à Paris. Il avait renoncé à écrire sur quel­que objet que ce fût, et, en effet, il ne publia plus rien. Sa vie se passait dans des terreurs et des anxiétés fort étranges. Il se croyait l'objet d'un complot dans lequel il faisait entrer les simples parti-

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culiers et même les puissances. Il ne voyait que persécutions, qu'ennemis, que trahisons, et ses lettres sont pleines de ses doléan­ces éternelles à cet égard. Les idées noires lui montèrent à la tête. Il s’imagine que le monde entier jurait sa perte ; il avait fait faire,  dans sa maison, une chausse-trappe et au moindre bruit, il s'y réfugiait. En 1778, il se fit mourir par le poison à Ermenonville près Paris. Rousseau n'avait reçu ni instruction ni éducation ; il avait grandi libre de toute discipline, laissant à leur essor naturel ses qualités et ses défauts. Son esprit réunissait une grande puis­sance de conception à une imagination ardente qui animait toutes ses pensées. Son cœur était agité de violentes passions n'ayant toutes d'autre frein que celui qu'elles s'imposaient par leur opposi­tion. De là cette nature si impressionnable et cet orgueil farouche ; de là ces extrêmes en toutes choses et ces contradictions perpétuel­les ; ce style brûlant, ces belles pages en l'honneur de Jésus-Christ et de l'Evangile, ces sophismes contre les miracles, ces peintures du vice, ces contrastes sur l'adultère, le duel, le suicide, enfin cette conduite ignoble dans un homme qui exprime souvent de si nobles sentiments. On a souvent comparé Rousseau à Voltaire. Celui-ci fait rire ; celui-là émeut ; tous deux ont des principes abominables et une vie déshonorante ; Rousseau cependant paraît moins répu­gnant que Voltaire.

 

55. Les écrits de Rousseau, à rappeler ici, sont, après les dis­cours académiques, la Lettre à d'Alembert, la Nouvelle Héloïse, l’Emile, la Profession de foi du vicaire savoyard, le Contrat social et les Confessions. La lettre à d'Alembert a pour objet de repousser, de Genève, les corruptions du théâtre.  « Rousseau, dit Villemain, avait eu de célèbres précurseurs dans sa haine pour les spectacles, et d'abord tous les docteurs chrétiens. Il serait curieux de rappro­cher, sur ce point, le langage du dernier Père de l'Église, Bossuet, et celui du philosophe de Genève. Bossuet trouvait dans sa foi l'exemple et la tradition d'un tel blâme ; il renouvelait les anathèmes des premiers chrétiens contre le théâtre immonde de l'Empire ; et tout en les appliquant à son siècle, il était dominé par les rémi­niscences d'une indignation plus forte que le mal qui lui restait à

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combattre. Au contraire, Rousseau, sans rien emprunter à l'ortho­doxie chrétienne, ni au zèle non moins ardent du puritanisme, pre­nait toute sa colère dans l'état présent des mœurs, et tirait toutes ses  maximes de l'antiquité  républicaine. Raisonnant avec  une rigueur que n'avait pas Bossuet lui-même, sa censure démocrati­que était plus sévère que la censure épiscopale ; car Bossuet dans ses vives paroles contre les séductions du théâtre, n'avait pas frappé d'anathème le Misanthrope; et, tout en damnant les comédiens, il n'avait pas accusé leur profession d'être une école de friponnerie. (1) Dans cette lettre, Rousseau avait montré une véritable éloquence polémique ; il en présentera plus tard un modèle plus remarquable encore dans sa sophistique lettre à l'archevêque de Paris. Mais, par une contradiction étrange, au moment où il tonne contre les livres efféminés qui respirent l'amour et la mollesse, il publie à l'ébahissement universel, la Nouvelle   Héloïse. C'est un roman immoral où l'on voit un séducteur sans délicatesse présenté comme un modèle de vertu, et une jeune fille, qui se laisse séduire par son précepteur, sous le toit paternel, transformée en créature angélique ; un livre où tous les caractères sont faux, presque toutes les situations forcées, où enfin les couleurs de la vertu sont constam­ment données aux vices. L'héroïne est pourrie dès sa jeunesse ; elle possède à fond la philosophie du lupanar. Ce livre empoi­sonna le XVIIIe siècle, les jeunes gens le lurent avec avidité, les femmes le dévorèrent ; tous justifièrent l'adage de l'auteur. « Il faut des romans à un peuple corrompu, » Rousseau, du reste, n'a­vait trompé personne. « Pourquoi, dit-il dans sa préface, craindrais-je de dire ce que je pense? » Ce recueil, avec son gothique ton, convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont con­servé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci, un titre assez décidé, pour qu'en le lisant, on sut à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré son titre,  osera en lire une seule page est une fille perdue ; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal  

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(1) Villemain, Cours de littérature, t. II, p. 246.

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était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire, elle n'a plus rien à risquer.

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