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13. Ferdinand le Catholique avait pour conseiller et pour ministre d'Etat le célèbre cardinal François Ximénès de Cisnéros. Né dans la Castille en 1436 dans une humble condition, — son père
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1. Bubchabd. Diur. anno 1504.
2. jdi. 1. XIX, Bull. secr. pag. 137.
3.Bohacurs. Diar.
4. Jul. 1. III, Brev. pag. 230. — Bokacurs. Diar. Guicc. vi. — Mabiax. ixviii, 14. — Paris, e Gress. Diar. tout. I, pag. 407.
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p281 CHAP. V. — GEORGE d'AJIBOISE, FRANÇOIS X1MÉNÈS.
était receveur des décimes — François Ximénès par ses seuls mérites s'était élevé graduellement au faîte de la considération. Devenu, dans la première phase de sa vie, grand vicaire de Pierre Gonzalès de Mendoca, archevêque de Séville et plus tard de Tolède plus connu sous le nom de cardinal d'Espagne, il avait activement secondé ce grand prélat dans les importants services qu'il rendit à Ferdinand et à Isabelle pendant la guerre contre les Maures de Grenade, comme aussi pour la fondation du magnifique collège de Sainte Croix à Valladolid et de l'hôpital de Tolède. Néanmoins, à l'âge, de 50 ans, il quitta sa position auprès du cardinal d'Espagne pour entrer chez les Franciscains. Il devint en peu de temps un des hommes marquants de cet ordre, comme professeur de droit à Salamanque et comme prédicateur, plaida devant les tribunaux ecclésiastiques à Rome, fut nommé en 1492, à son retour en Espagne, confesseur de la reine Isabelle, devint deux ans après provincial des Franciscains, puis en 1495 fut le successeur de Mendoca à l'archevêché de Tolède. Ce poste était le plus considérable de l'Espagne ; les titulaires étaient depuis quatre siècles les conseillers et les guides de la couronne de Castille ; il fallut des lettres du Pape pour le décider à l'accepter. Dès lors, Isabelle lui confia l'administration de la Castille, que Ferdinand lui conserva après la mort de cette princesse, en le nommant en outre grand inquisiteur. Il lui fit donner plus tard le chapeau de cardinal. «C'était, » disent ses biographes, « un homme d'un caractère austère, d'une grande sévérité, mais juste ; il avait un courage à toute épreuve, une connaissance profonde des hommes et des choses de son pays, l'esprit le plus vaste, le dévouement le plus sincère à ses maîtres.» Un lettré d'ailleurs, qui fit beaucoup pour les lettres et publia bientôt à ses frais une magnifique bible, dite la Polyglotte d’Alcala de Hénarès ; il dota cette ville d'une université comparable à celle de Salamanque et qui devait l'égaler. 1
14. Ximénès sentait que les Maures de Grenade, quoique soumis, saisiraient toutes les occasions de se révolter contre les rois catho-
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1 Gomes. de reb. gest, tard. Ximen. passim. Esjxynoli.
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p282 PONTIFICAT DE JULES H (1503-1313).
liques : on ne pouvait pas espérer qu'il n'y eût aucune tentative de relèvement de la part d'un Etat qui n'avait pas compté moins de trois millions d'habitants, qui pendant plusieurs siècles avait eu la plus haute prospérité par l'agriculture et surtout par l'industrie, dont les soieries et les étoffes étaient encore les premières du monde. Il voulait conjurer ce réveil de la nation vaincue, en lui ôtant tout espoir de secours de ses coreligionnaires, qui possédaient le nord de l'Afrique. De là ses instances de toutes les heures pour obtenir de Ferdinand des expéditions contre le Maghreb1. Il fut enfin décidé qu'on s'emparerait de Mers-el-Kébir, qui est le port d'Oran. Mers-el-Kébir, dont le nom signifie « le grand port, » était aux yeux des Maures la position la plus importante du littoral africain, comme Alméria, c'est-à-dire « le port, » avait été pour eux la position la plus importante du littoral européen dans l'ouest. A vouloir sérieusement couvrir Alméria et Grenade, il fallait prendre Mers-el-Kébir. Une flotte de six trirèmes, accompagnée de plusieurs autres navires grands et petits, partit avec cinq mille hommes. Don Diègue Fernand de Cordoue, capitaine de la garde du roi, avait le commandement supérieur de l'expédition ; la conduite de la flotte était confiée à Raymond de Cardone. Le départ eut lieu de Malaga dans les derniers jours du mois d'août 1505. Le trois des ides de septembre, malgré la tempête, on était aux abords de Mers-el-Kébir. L'entrée du port se trouvait défendue par une redoute hérissée de canons. La côte est fort irrégulière, à dents de scie entre des criques où le fond manque ; le temps était mauvais, la mer grosse ; plus de trois mille Maures étaient là pour s'opposer au débarquement. Emporté par un courage qui ne sait pas attendre, un chevalier, Pedro Lopez de Zagala, s'élance et gagne la terre ferme. Toute l'armée le suit. Le combat s'engage ; les Maures sont rejetés sur Oran, laissant dans Mers-el-Kébir une garnison de quatre cents hommes. Elle tient trois jours, perd son commandant, voit les feux de ses batteries éteints par les ravages 2 des ca-
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1 « Non discedebat a Catholici régis latere... Régi crebris sermonibus suadere institit ut in Africain arma verteret. » Mariau. iivhi, 15. 2. Marian. ubi supra.
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p283 CHAP. V. — GEORGE d'AMBOISE, FRANÇOIS XIMÉNÈS.
nons espagnols, et finit par rendre la place pour obtenir la vie.
15. Cette descente victorieuse des Espagnols sur la côte Barbaresque coïncidait avec les progrès des armes portugaises dans les Indes. Pris entre deux feux, pour ainsi dire, Kansou, sultan d'Egypte, envoya au Pape, avec des lettres menaçantes, le frère mineur qui avait la garde de la montagne de Sion. La réponse des deux rois et de Jules II, pleine de fermeté, de mesure et d'élévation fît comprendre au sultan que ses menaces n'inspiraient aucune crainte1. La malencontreuse intervention de l'Egyptien ne fit que stimuler le zèle de Ximénès : il conçut le projet de former une ligue et de tenter un suprême effort pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Gémissant sur la tiédeur des autres puissances catholiques, il provoqua dans ce but la triple alliance de l'Angleterre, de l'Espagne et du Portugal ; il obtint en outre de Philippe d'Autriche, mari de Jeanne la Folle, l'engagement de verser entre les mains du roi d'Angleterre une forte somme qui serait affectée aux dépenses de l'expédition. Jules II chargea du recouvrement de ce subside l'évêque de Léon, celui de Salamanque, et l'administrateur du diocèse d'Utrecht, qui sera pape dans la suite sous le nom d'Adrien VI2. Malheureusement, des complications politiques inattendues empêchèrent l'exécution de l'entreprise projetée par Ximénès pour la délivrance de Jérusalem.
Déjà en 1503 l'Eglise avait eu à pleurer la perte irréparable du célèbre cardinal Pierre d'Aubusson, grand-maître des chevaliers de Rhodes, que ses exploits et ses victoires contre les Turcs avaient fait surnommer le « Bouclier de la Chrétienté, » après qu'il eut soutenu ce fameux siège de 1480 auquel Mahomet II employa plus de cent mille hommes, et que ses troupes décimées furent obligées de lever en
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1. Kbantz. Wandal. xiv, 30, 3i. — Magsus, Ilist. Goih. et Suev. xxiii. — Tbitheh. Chron. Spanheim. ann. 1505.
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p285 CHAP. V. — GEORGE n'AMBOISE, FRANÇOIS XIMÉNÈS.
toute hâte. Sur la fin de sa vie, d'Aubusson devait commander une nouvelle croisade contre les Ottomans; mais l'entreprise ne s'exécuta pas. Il avait eu pour successeur à la grande maîtrise de Rhodes Aymeri d'Amboise, frère ainé du cardinal premier ministre de Louis XII ; ce prince lui avait fait don en cette circonstance de la parcelle de la vraie Croix et de l'épée avec lesquelles saint Louis fit son expédition de Syrie1. Ces deux vides faits par la mort dans le Sacré-Collège avaient été d'autant plus sensibles à Jules II qu'il perdait dans ces deux grands hommes deux auxiliaires entièrement dévoués à sa personne. Les autres anciens cardinaux étaient en général sourdement réfractaires à sa direction ; quelques-uns même nourrissaient des sentiments hostiles.
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V. LE PAPE ET LE SULTAN.
31. « Le 15 juillet précédent, nommé légat en Bohême,en Pologne, en Hongrie, le cardinal Thomas, du titre de Saint-Martin des Monts, hongrois de naissance, partait pour sa mission. Le Sacré-Collège tout entier l'accompagnait jusqu'aux portes de la ville, et le château Saint-Ange le saluait par vingt coups de canon, comme cela se pratiquait à l'égard des nonces allant remplir une importante légation chez les puissances étrangères, comme on l'avait vu récemment au départ du cardinal Robert pour la France1. » Le légat était précédé d'une magnifique lettre que Léon X adressait à Ladislas II, roi de Bohême et de Pannonie. On ne saurait encourager un héros chrétien dans un plus beau langage, ni par des considérations plus élevées. Le Pontife dit au roi qu'il n'a pas attendu son message pour lui dépêcher un légat aussi recommandable que l'archevêque de Strigon. Ce message n'aura cependant pas été inutile: connaissant mieux les périls dont les champions du christianisme sont menacés, il va redoubler de zèle et d'instances auprès des monarques européens pour obtenir enfin qu'ils s'unissent et se concertent, au bruit des nouveaux orages qui grondent en Orient et finiraient par éclater sur leurs propres royaumes. « En attendant leur secours, préparez vos armes, fils hien-aimé; rappelez la vaillance de vos pères, et leur abnégation et leur dévouement. Soyez semblable à vous-même. Nous comptons sur vous, sachant les exemples que vous avez déjà donnés au monde ; mais vous et nous devons
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1Paris de Geassi, Diar. anno 1513 ; — Dubravi Bist. Polon. lib. XXXII.
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mettre en Dieu seul toute notre confiance, sans rien négliger cependant de ce que la sagesse et la vertu nous commandent. Ayez devant les yeux les grandes choses qu'il accomplit jadis par les mains des héros bibliques, d'un Josué, d'un Gédéon, d'un David, d'un Judas Machabée. La main du Seigneur n'est pas aujourd'hui moins puissante qu'elle ne le fut dans les anciens temps. Souvenez-vous des prodiges opérés à Belgrade, peu d'années avant notre époque, par cet humble serviteur de Dieu, Jean Capistrano, dont la gloire est immortelle. Souvenez-vous de cet autre Jean qui par son inspiration brisa la puissance des Turcs et partage désormais sa gloire. Il vous appartient, tout nous l'annonce, très-cher fils Ladislas, de rendre à la Hongrie, à l'Eglise, à la chrétienté, le vayvode Hunyade. N'avez-vous pas comme lui, n'ayant sous vos ordres qu'une petite armée, dispersé les hordes innombrables qui ravageaient dernièrement l'Illyrie ? C'est une splendide promesse, c'est le gage de l'avenir1. »
32. Depuis un an régnait à Gonstantinople le fils de Bajazet II, Sélim Ier, surnommé le Féroce. Il avait escaladé le trône des Osmanlis, en marchant sur les cadavres de son père, de son frère ainé, de plusieurs autres de ses proches, écartant ainsi tout ce qui pourrait compromettre sa couronne usurpée, ou faire obstacle à ses ambitieux desseins. Il portait en ce moment la guerre chez les Perses et soumettait le schah Ismaël, pour assurer sa domination en Asie, sous prétexte d'unité religieuse ; mais on savait qu'il n'allait pas tarder à repasser l'Hellespont, avec des forces plus unies et le prestige de la victoire, dans le but hautement proclamé de subjuguer enfin l'Europe, de substituer le Croissant à la Croix, d'anéantir le christianisme. Poursuivant toujours la même pensée, il reviendra bientôt sur l'Egypte, renversera la puissance des Mameloucks, se fera céder par le dernier des califes abassides le nom d'Iman, ou chef suprême du mahométisme. A ce formidable ennemi, s'uniront toujours les Tartares, et d'autant mieux qu'ils seront plus étroitement liés par le fanatisme aux destinées de l'empire ot-
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1Peih. Behbo, Epis', it, 32.
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toman. La ligue se resserre, sans rien perdre de son extension. Dans un document historique, Léon X appelle Sélim le second Mahomet des Turcs et des Tartares. Pour parer à ces nouveaux dangers, il agrandit singulièrement la sphère où se déploiera l'activité du légat apostolique. Cet agrandissement nous apparaît dans les premiers mots d'une Bulle datant de la même époque: « A notre cher fils Thomas, du titre de Saint-Martin des Monts, cardinal prêtre de la sainte Eglise Romaine, archevêque de Strigon, patriarche de Constantinople, notre légat auprès des rois de Pologne et de Hongrie, embrassant dans sa légation, par l'expresse volonté du Saint-Siège, la Silésie, la Lusace, la Moravie, la Transylvanie, la Dalmalie, la Prusse, la Livonie, la Lithuanie et la Moscovie, puis encore le Danemark, la Suède et la Norwège1... » En donnant à ce prélat, dont l'éloge est dans la confiance même du Pontife, une telle juridiction, celui-ci voulait unir tous ces peuples, en former une seule armée, dont l'aile droite s'adosserait à l'Adriatique, la gauche à la mer du Nord, ayant pour premier corps de réserve l'Allemagne et l'Italie, pour second la France, supposé que son génie ne la portât pas à l'avant-garde, mais toujours l'Angleterre et l'Espagne elle-même, désormais libre de ses mouvements, délivrée de la présence des Maures. S. Bernard eût aisément reconnu les grandes lignes de son plan, après bientôt quatre siècles ; mais avec quelle douleur n'eût-il pas vu le front de bataille reporté vers l'Occident, réduits à se défendre en Europe, ceux qu'il précipitait jadis sur l'Asie.
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§. VI. LA CROISADE AU SEIZIÈME SIÈCLE
39. Avant d'abandonner la huitième (session de Concile), n'omettons pas un incident qui s'était produit au début, et qui se rattache par plus d'un lien à l'histoire générale. C'est le discours prononcé devant l'auguste as- semblée par un chevalier de Rhodes, dénonçant au monde chrétien les imminents dangers suspendus sur sa tête, les immenses préparatifs de Sélim pour une invasion qui semblait devoir l'emporter sur toutes les précédentes. Le langage de ce vaillant soldat ne nous permet pas de taire son nom ; peut-être ira-t-il éveiller un écho dans le sanctuaire domestique ou dans un recoin ignoré de ce vaste théâtre où le genre humain accomplit ses bruyantes évolutions. « Très-Saint Père, s'écria Jean Baptiste de Gargas, et vous Sacré Synode, rappelez en ce moment à votre pensée ce qu'est l'île de Rhodes dans le drame actuel où se joue le sort de l'humanité.
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Située sur les flancs de l'Asie, dans cette mer que doivent sillonner les flottes musulmanes pour venir attaquer l'empire de Jésus-Christ, elle doit par sa position même recevoir et parer leurs premiers coups. Rhodes est le poste avancé de l'Europe, le boulevard de la chrétienté. Là se croisent les routes maritimes de l'Egypte et de la Syrie, de la Propontide et du Pont-Euxin. A qui reviendra cette place ? C'est la grande question posée par les événements encore plus que par la libre volonté des hommes. Là sont déposées les clefs de l'avenir ! Si les princes européens l'ignorent, ou paraissent l'ignorer, il est un homme qui l'a parfaitement compris, dont toutes les démarches, tous les efforts, toutes les idées obéissent à cette conviction. Sélim veut Rhodes ; Sélim l'aura, en marchant sur nos cadavres, si les rois d'Occident s'obstinent, absorbés par leurs misérables dissensions, à ne point regarder ce que nous faisons là-bas sur les plages orientales. Secouez donc votre torpeur, héritiers des anciennes gloires, secouez votre torpeur, unissez vos armes, volez au secours d'une chrétienté pour laquelle vos aïeux ont accompli tant de prodiges et répandu des flots de sang ! Leur héroïsme demeurera-t-il à jamais stérile ? S'ils ont des héritiers, n'ont-ils donc plus de successeurs? Auriez-vous décrété dans votre épouvantable égoïsme que l'Afrique et l'Asie sont perdues sans retour, que la seconde Rome, la cité de Constantin, doit irrévocablemnnt appartenir au Mahométisme, que le tombeau de Jésus-Christ est aussi musulman !»
40. Ni le luxe effréné des cours occidentales, ni leur insatiable cupidité, ni leurs guerres fratricides, ni leur incurie par rapport aux grands intérêts du christianisme, n'avaient trouvé grâce devant l'orateur chevalier. Son discours émut profondément les Pères du concile. Léon X y reconnaissait ses aspirations et ses desseins, dont l'histoire ne lui tient pas assez compte. Elle ne cesse de nous montrer en lui le souverain temporel généreux et splendide, le protecteur des sciences et des arts, le restaurateur de la Ville Eternelle. Le Pape disparaît en quelque sorte parmi les monuments sacrés. C'est une injustice contre laquelle s'élèvent depuit peu de rares protestations, mais qu'il faut entièrement réparer.
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p393 CHAP. VI. — LA CROISADE AU SEIZIÈME SIÈCLE.
Dès les premiers jours de son règne, nous voyons Léon X se préoccuper avant tout des devoirs du pontificat suprême, du salut de la chrétienté, des funestes tendances et des abus invétérés qui la minent au-dedans, des terribles ennemis qui l'entourent et la menacent au dehors. Le concile ne tient pas une session où le Ponlife n'excite les princes chrétiens à s'unir contre les Turcs et les Tartares ; il ne perd aucune occasion de revenir sur le même sujet. Les évêques réunis sont animés du même zèle; ils le rappelleraient constamment à cette pensée, si telle n'était déjà sa constante sollicitude. Il n'a pas un instant de repos : le 23 décembre il adresse à Maximilien l'exhortation la plus pressante, le conjurant de se réconcilier avec ses ennemis, de travailler même sans relâche et sans retard à l'extinction des discordes qui déchirent l'Allemagne et l'Italie, pour reporter contre les Infidèles, au secours de la Pologne et de la Hongrie, toutes les forces de l'Europe centrale. Les septemvirs, comme on appelait depuis quelques années déjà les électeurs de l'empire germanique, recevaient directement communication de la lettre pontificale. C'est Bembo qui la rédigeait1. Mais, à travers l'amplification du rhéteur et la phraséologie cicéronienne, on sentait partout l'âme de Léon. Le 27 et le 28 du même mois, nouvelles lettres écrites dans le même but, avec des instances toujours plus vives, à ce roi des Romains, si peu digne d'une telle confiance, comblé de tant d'éloges immérités. Le 29 décembre encore, Léon tente un vigoureux effort dans une admirable Encyclique. Il pourvoit à tout, accorde toutes les indulgences promises aux anciens croisés, ordonne la dime de tous les revenus ecclésiastiques, des ordres religieux sans en excepter les Frères mendiants, aussi bien que les églises épiscopales et paroissiales, frappe d'excommunication majeure ipso facto quiconque détournerait pour un autre usage, n'importe sous quelle plausible ou pieuse intention, la plus légère partie des fonds destinés à la croisade, annonce enfin qu'il est prêt à marcher lui-même comme l'immortel Pie II, en tête de la guerre sainte.
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1Petr. Bembo, Epist. vi, 24, 25.
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41. Rien n'ébranle les chefs des nations, et, les hommes ne jugeant que d'après les résultats, le Pape semble n'avoir pas agi, parce que son action est demeurée stérile. En devenant sourds à ses appels réitérés, indifférents à ses généreux exemples, la plupart des rois n'avaient pas un moyen de justification, étaient absolument inexcusables. On ne pouvait en dire autant de ceux qui régnaient sur la péninsule ibérique : ils continuaient à déployer une prodigieuse activité sur d'autres points du globe terrestre, qu'ils rattachaient constamment au centre de l'unité. Dans les premiers jours de l'année 1514, quand on préparait la neuvième session du concile de Latran, arrivait à Rome une ambassade extraordinaire envoyée par le roi de Portugal Emmanuel le Fortuné. Son illustre capitaine, Alphonse Albuquerque, surnommé le Mars portugais, éblouissait alors les Indes Orientales par la grandeur de ses exploits, les séduisait par la noblesse de son caractère, les enchaînait à la mère patrie par l'habileté de son administration et la sagesse de son gouvernement1. Le duc de Bragance, fils d'une sœur d'Emmanuel, remportait des victoires à peine moins éclatantes dans l'empire du Maroc ; il venait de soumettre, après un siège mémorable, la ville d'Azamor, place guerrière et maritime qui dans ces temps l'emportait sur toutes celles de l'empire, mais dont il ne reste aujourd'hui que le nom retentissant et les gigantesques ruines. Les ambassadeurs étaient revêtus d'or et de soie ; des pierres précieuses d'une inestimable valeur étincelaient sur leurs riches costumes. Avec les plus beaux présents, ils apportaient au Souverain Pontife l'expression des sentiments les plus dévoués, au nom de sa Majesté lusitanienne. Parmi les trésors réels ou les objets rares et simplement curieux qu'ils étalaient dans leur marche triomphale, étaient des animaux étrangers, un éléphant entre autres, ce que les Italiens n'avaient plus vu sans doute depuis l'époque de Pyrrhus. Le Pape ne voulut pas être en reste de magnificence et de courtoisie ; le 17 avril en présence de la cour romaine, il décernait au roi du Portugal, au conquérant de l'Afrique et des
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1Joan. Baep.os, Asia portug. ix, 5. — Hier. Osobio, Reb. Ernman. ix, 1.
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Indes, la rose d'or et l'épée bénies dans la fête de Noël, accordées chaque année à celui des princes catholiques que le Vicaire de Jésus-Christ estimait avoir le mieux mérité de l'Eglise et du monde.
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§. VII. LE MONDE ORIENTAL
45. L'année que nous parcourons aurait peut-être vu Sélim franchir les Alpes ou l'Adriatique, envahir l'Italie et menacer Rome en plein concile de Latran, si la marche d'un formidable adversaire ne l'eût appelé sur un point opposé de son vaste empire. Il ne méditait pas moins, nous l'avons déjà fait entendre, que l'absorption du monde occidental et l'anéantissement du chistianisme1. Pour réaliser ses gigantesques desseins, il campait sous les murs d'Andrinople avec une puissante armée, prêt à diriger son vol sur l'Europe centrale comme un oiseau de proie, lorsqu'il apprit que le Schah de Perse, Ismaël Sophi, se portait à travers l'Arménie majeure sur la frontière orientale de ses états, avec une armée non moins puissante. Ismaël s'était emparé coup sur coup de Tauris, de l'Irah, de la Bastriane, du Kourdislan, de l'Hyrcanie, du Farsistan, de l'Albanie asiatique, du Diarbékir, de la Mésopotamie, d'une partie
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1. Bembo, Epist. x, 5, 6, 7.
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même de l'Inde, où l'infatigable conquérant avait rencontré, dans ses courses aventureuses, les marins portugais. Bagdad, la ville sainte du Mahométisme, tombait en son pouvoir et devenait sa capitale. Il y faisait régner avec lui la secte des Schyites ou partisans d'Ali, le gendre de Mahomet, dont Ismaël prétendait descendre ; et de là son titre d'Iman. Le génie de la guerre n'altérait en lui ni le culte des sciences ni l'aménité des mœurs1. Après ces conquêtes, marchant vers le Nord, il avait accueilli sous sa tente et couvert de sa protection un neveu de Sélim, légitime héritier du trône et qui venait d'échapper au massacre des siens. Menacé par cette coalition du droit et de la force, le sanglant usurpateur avait ramené ses étendards dans les plaines de l'Asie. De Chalcédoine, où ses innombrables légions étaient venues le joindre, il marchait aussitôt à travers la Bithynie, la Phrygie, la Galatie et la Cappadoce, passait la chaîne du Taurus, à l'endroit où l'Euphrate la divise, apparaissait dans les campagnes de l'Arménie, et là se trouvait en présence de quarante mille cavaliers persans, armés de toutes pièces et commandés par un lieutenant d'Ismaël, qui n'était qu'à trois journées en arrière avec le gros de son armée. La bataille s'engageait sans l'attendre, non loin de Choïm ou Tchaldir. Les Perses semblaient assurés de la victoire, grâce à la valeur de leur chef, à l'impétuosité de leur attaque, à la supériorité de leurs chevaux ; mais quelques bombardes, amenées par les Turcs, mirent un tel désordre dans cette brillante cavalerie qu'elle prit bientôt la déroute et se réfugia près d'Ismaël, laissant la plaine jonchée de cadavres, beaucoup plus nombreux du côté des ennemis, malgré leur apparent triomphe. Peu de jours après, le schah lui-même, dans une prompte attaque de nuit, obtenait une éclatante revanche, un plus réel succès2.
46. En Europe on ne sut d'abord que la victoire de Sélim par des émissaires à ses gages, et la terreur redoubla. Qu'était d'ailleurs son accidentelle défaite, lorsque tant de nations demeuraient attelées à son char, rivées à sa fortune ? De cruels déchirements lui
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1Padl. Jov. Bist. sui temp. lib. XIV. 2. Bizar. Hist. Persic. lib. X.
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préparaient les voies et lui valaient des armées pour ses futures entreprises, dans celui des royaumes chrétiens qu'il avait le plus à redouter, dont il recherchait même l'alliance, avant son expédition d'Arménie. La croisade suscitée par le légat apostolique Thomas de Strigon, mal organisée peut-être, ou tombant au milieu d'éléments anarchiques et de cupides instincts, fut l'occasion de ces désastres. Elle devint une Jacquerie dont les excès dépassèrent en peu de mois ceux qu'on avait commis en France, durant la longue captivité de Jean le Bon. Au lieu de marcher vers la Thrace et d'aller combattre les Turcs, cette troupe immense et désordonnée se répandit dans la Transylvanie d'abord, puis dans la Hongrie tout entière, comme un fléau destructeur. Recrutée surtout dans les derniers rangs du peuple, elle avait juré l'extermination des nobles et des grands, par amour des richesses, en haine de toute supériorité. Il entrait aussi dans son programme de détruire les sièges épiscopaux, de ne laisser debout qu'un archiprélat parmi ces ruines. Si des hommes bien intentionnés avaient au début suivi le mouvement, ils étaient bientôt entraînés par les masses. L'insurrection se donna pour chef, ou mieux pour despote, avec le titre même de roi, ce qui ne répugne nullement aux agitations populaires, un soldat remarquable par sa valeur, mais perdu de vices. Les uns le nomment Georges de Pékli, les autres Melchior Bannister1. Il ne dédaigna pas d'associer à sa puissance royale le prêtre Laurent et le moine Michel, qui s'étaient montrés dignes d'une telle accession. Ce qui se commit alors de meurtres, de pillages et d'horreurs, nous nous garderions bien de le décrire. Disons seulement qu'on n'évalue pas à moins de soixante mille le nombre de ceux qui périrent de leurs mains, et par les genres de mort les plus atroces. Les monuments publics, religieux et profanes, étaient démolis par le fer ou consumés par le feu. Dès que parvint à Rome le bruit d'une telle révolution, le Pape s'empressa d'appeler au secours de Ladislas le
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1Ludov. Joooc. in Sigismo. anno 1514; — Georo. Spalat. Comment, tom. Il, col. 589 et seq. Le savant Mansi, dans ses annotations aux Annales Ecclésiastiques, n'admet pas l'identité; il présume que ce sont là deux personnages distincts.
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roi de Pologne et le duc de Livonie, tout comme, à la nouvelle du triomphe de Sélim, il avait tâché de ranimer le zèle ou d'exciter l'amour-propre de l'empereur Maximilien. Si ce dernier prince était plongé dans une irrémédiable incurie, les deux autres avaient sur les bras un assez lourd fardeau, par la lutte qu'ils soutenaient contre les Moscovites. Un homme alors se leva, répondant à l'appel du Souverain Pontife : c'est Jean de Transylvanie, le beau-frère de Sigismond. Il joignit les rebelles près de Témeswar, écrasa leurs tumultueuses cohortes, fit subir à celui qui les commandait, et qui déjà n'était plus maître de leur insubordination, un supplice mérité sans doute, mais dont l'idée glace l'imagination d'effroi : Avant de lui trancher la tête, il le couronna d'un diadème de fer incandescent ; et cette tête, portant l'empreinte de ce lugubre couronnement, fut promenée dans les principales villes du royaume, à Pesth, à Waradin en particulier, épouvantait des sectaires, qui ne tardèrent pas à succomber, ou bien à disparaître. Avant la fin de Juillet, la scène était vide, le dénouement complet, et la Hongrie pacifiée renouait ses glorieuses traditions en face de l'Islamisme.