Darras tome 35 p. 281
134. Les généraux n'eurent pas plutôt détaché leur pensée du champ de bataille, qu'ils la reportèrent vers l'Europe et vers la chaire du prince des apôtres. Les dépêches officielles furent rédigées en commun ; un courrier alla prier Pie V d'annoncer, au nom des vainqueurs, à tous les princes catholiques, l'immortelle victoire de Lépante. Sur son lit de douleur, Veniéro pensa que le sénat de Venise lui saurait mauvaise grâce de n'avoir pas reçu en même temps que le Pape, information directe d'un si grand événement et communiqua ses réflexions à Onofrio Justiniani. Le jeune officier, encore tout bouillant de l'ardeur du combat applaudit à la bonne pensée de son général et se proposa lui-même comme porteur du message. Toujours incapable de résister à la vivacité de ses premiers mouvements, Veniéro traça quelques lignes à la hâte et, sans prendre ni ordre, ni conseil du généralissime, s'élança vers l'Adriatique. Dès qu'il [en fut averti, Don Juan dut exprimer son mécontentement. Ce fut cependant à cet acte d'insubordination que la chrétienté dut les premières nouvelles de la victoire. Contarini, chargé des dépèches officielles, fut assailli par des tempêtes et singulièrement contrarié dans sa marche. Il ne put, selon son projet, aborder à Otrante et courir à Rome ; Justiniani, au contraire, cingla vers Venise avec une si heureuse diligence que la traversée ne dura pas plus de neuf jours. Le jeune Vénitien se garda de manquer à l'usage qui prescrit de saluer les châteaux et l'entrée du port. La salve de toutes ces pièces et la vue de son pavillon attirèrent sur le grand canal une population avide de renseignements sur les destinées de la flotte. A mesure que Justiniani pénétrait dans la ville, les enseignes ottomanes dont sa galère était parée, se laissaient apercevoir, et faisant naître d'avance l'espoir de quelque bonne nouvelle, soulevaient déjà les battements de mains et les cris de joie. L'esquif aborde enfin, Justiniani rejette son manteau pour marcher plus légèrement, saute à terre, et s'ouvre avec peine un passage à travers la foule qui se précipite sur ses pas; Mocenigo étonné du tumulte, s'avance aussi à sa rencontre, et
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1. (1) Ranke. Histoire de la Papauté, t. II, p. 176.
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le reçoit sur les marches du palais ducal. Mais, après avoir entendu ses premières paroles, il le serre étroitement dans ses bras, et répète au peuple ces simples mots : Victoire ! victoire! puis sans prendre le temps de revêtir son costume de cérémonie, le doge marche à l'église patriarchale pour offrir à Dieu les actions de grâce de la république. La place Saint-Marc était tellement envahie par la multitude, que plusieurs sénateurs ne purent fendre la presse et occuper leur poste auprès de Mocenigo. Après une courte et fervente prière, on lut haut, en présence du peuple, la lettre par laquelle Venièro annonçait que le triomphe des chrétiens avait surpassé tout ce qu'il était permis de souhaiter. Venise, passant ainsi de l'extrême inquiétude au comble de l'allégresse, éclata en transports inexprimables. Les plus illustres personnages pressaient les mains des plébéiens les plus obscurs ; on s'embrassait sans se connaître ; le même cri sortait de toutes les bouches ; la même émotion rayonnait sur tous les visages. Un peuple innombrable reconduisit, ou plutôt porta Justiniani jusqu'à son palais dont les avenues se trouvèrent encombrées de telle sorte que sa mère qui priait à l'écart dans une église lorsque le retour soudain de son fils vint la surprendre, ne pouvait approcher de sa demeure, et se serait trouvée la dernière à lui tendre les bras, si ses larmes et ses instances, la désignant enfin au respect de la multitude, ne lui eussent fait trouver place. Après ces premières heures d'élan universel, le sénat voulut donner à ces démonstrations un caractère public et une solennité dignes de sa seigneurie. Gusman de Silva, ambassadeur du roi d'Espagne et en même temps revêtu de la dignité épiscopale, célébra, le lendemain, une messe dans l'église de Sainte-Justine, la bataille s'étant donnée au jour placé sur l'invocation de cette sainte. Le doge et les principaux officiers de l'État, couverts des insignes de leurs charges communièrent. Ensuite, le doge présida les jeux improvisés par les communautés de métiers, puis parut un décret portant, que chaque anniversaire serait fêté dans toute l'étendue des États vénitiens ; que le peuple cesserait ses travaux, et que les magistrats veilleraient à ses réjouissances. Les familles dont quelque membre avait péri dans le
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combat, étaient invitées à leur accorder plutôt des hommages que des pleurs et à n'en point prendre le deuil, afin qu'aucune douleur domestique ne vint troubler les joies de la patrie. Les statues de Veniéro et de Barbarigo furent coulées en bronze: Vittoria consacra son habile ciseau aux bas-reliefs d'une chapelle du Saint-Rosaire et Padoue éleva une église nouvelle, sous l'invocation de sainte Justine. (1)
135. Tandis que Venise célébrait le triomphe de la flotte chrétienne, Rome était encore dans l'anxiété. Ce retard dans la confirmation d'un événement, dont il avait acquis surnaturellement la certitude, jetait Pie V dans le doute ; il se demandait s'il n'avait pas été dupe d'une hallucination ou si plutôt, Dieu pour récompenser son serviteur, ne l'avait pas associé d'avance au triomphe de la ligue. Ce fut à la fin d'octobre seulement que parvint au Vatican, par les soins du doge Mocenigo, l'écho des foudres de Lépante. Quoique le messager arrivât au milieu de la nuit, on l'introduisit sur-le-champ près du Saint-Père. Pie V, se prosterna aussitôt et s'écria dans le langage de l'Écriture : « Dieu a regardé la prière des humbles et n'a point méprisé leur demande. Que ces choses soient écrites pour la postérité future et le peuple qui naîtra louera le Seigneur.» Ensuite, il fit éveiller tous les habitants du palais, afin que leur adoration se confondît dans la sienne. Le lendemain, dès l'aurore, le peuple romain fut convoqué au cantique du triomphe. Le Te Deum retentit dans les quatre basiliques, dans toutes les paroisses et dans tous les cloîtres. Le son des cloches, l'harmonie des hymnes sacrés, furent les premières acclamations de la capitale catholique ; le parfum de l'encens son premier tribut d'amour. Néanmoins, le sentiment général se manifesta sur les places publiques avec le même accent qu'à Venise. Mais la vénération qui redoublait envers le Pontife prophète, mais les effusions intarissables envers la vierge Marie, imprimèrent un aspect auguste à toutes les réjouissances. Dans ces premières fêtes, d'ailleurs, la ville aux victoires éternelles préludait seulement à des pompes plus magnifiques et plus populaires encore. — Désireux
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1. (1) Falloux. loc cit.
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avant tout, de tourner vers le ciel la reconnaissance publique, et d'enseigner aux peuples, non seulement le mérite, mais aussi le pouvoir de la prière auprès de Dieu, il institua au septième jour d'octobre la fête célébrée depuis cette époque sous l'invocation de Notre-Dame de la Victoire. Le pape Calixte III avait accordé des indulgences à tous ceux qui, vers le milieu du jour, répétaient trois fois l'oraison dominicale et la salutation angélique, à l'intention des Hongrois alors en guerre avec les Turcs et telle fut l'origine de l’Angélus, usage consacré et étendu depuis dans l'Église. Voulant célébrer aussi à perpétuité, l'assistance spéciale de Marie, Pie V ajouta aux litanies de la sainte Vierge le verset : Auxilium Christianorum, ora pro nobis. Les prisonniers, détenus pour une dette au-dessous de 120 ducats, furent mis en liberté aux frais du trésor pontifical. — La joie fut moins expansive à Madrid. Le soir d'un jour d'octobre, au moment où le sombre hôte de l'Escurial assistait aux vêpres, un courrier essoufflé, traversant l'enceinte sacrée, vint glisser à l'oreille du roi une parole haletante. Le roi resta impassible, et de ses lèvres ne tomba que l'ordre de continuer les vêpres interrompues. Ce ne fut qu'à la fin du service divin qu'il demanda le chant du Te Deum en annonçant la nouvelle de Lépante.
136. Le vainqueur de Lépante fut moins Don Juan que le Pape ; c'était l'opinion de Bacon, qui s'étonnait déjà, de son temps, qu'on n'eut pas encore canonisé ce digne successeur des Léon et des Grégoire, des Innocent et des Boniface. Ce grand homme, à raison de sa grandeur, ne pouvait songer à s'honorer lui-même ; il voulut, du moins, honorer les services de son lieutenant. Pendant que Don Juan gagnait Palerme pour se tenir à portée du théâtre de la guerre ; pendant que Mantoue, Ferrare, Florence célébraient leurs volontaires illustres, le Pape autorisait les Romains à décerner, au vainqueur, l'émouvante et fortifiante solennité d'un antique triomphe. Les magistrats marchèrent au-devant de Colonna, escortés de la population en masse, tandis que Colonna s'avançait entouré de la garde même du souverain pontife et de la chevalerie italienne. Les fanfares de deux cents trompettes rivalisaient avec les cris d'un peuple plein d'allégresse. L'étendard béni qui avait
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flotté sur l'armée pendant la bataille, était porté par le commandeur de Malte : il avait été à la peine, il était bien juste qu'il fut à l'honneur. A la porte Saint-Sébastien s'élevait un arc de triomphe d'une prodigieuse hauteur; sur le frontispice, on lisait : « A Marc-Antoine Colonna, général de la flotte pontificale ayant bien mérité du Siège apostolique, du salut des confédérés, et de la dignité du peuple romain ». — Aux deux côtés de ce portique, des trophées sans nombre représentaient les dépouilles opimes et les esclaves attachés au char de la victoire. — Sous la voûte de l'arc, on lisait : — «Tressaillant dans le Seigneur, Rome embrasse son très illustre citoyen, victorieux.» Entrant ensuite dans la voie Appia, le cortège rencontrait l'arc de Constantin, sous lequel on faisait passer le triomphateur que saluaient encore les inscriptions suivantes : — «Songe que le passage est frayé pour recouvrer, avec l'aide de Dieu, la ville de Constantin. — Le premier des empereurs romains, Constantin, arborant l'étendard de la Croix combattit les ennemis les plus opiniâtres du nom chrétien. — Le premier des pontifes romains, Pie V, ayant contracté alliance avec le roi catholique et la république de Venise, réunis sous le même signe de salut, a obtenu contre une très grande flotte turque une très heureuse victoire. » — L'arc de Vespasien, recevant à son tour le vainqueur, lui offrait l'inscription suivante : — « Jérusalem, que Titus Vespasien conduisit autrefois en captivité, réjouis-toi, Pie s'efforce de te délivrer. » —Toute la garnison romaine l'attendait sous les armes, dans le vaste espace rempli des monuments de l'ancienne Rome, qui sépare l'arc de Constantin de celui de Septime-Sévère. Sur ce dernier on lisait : — « Cet antique monument de la victoire du Sénat et du peuple romain sur les Parthes, est resté debout afin de recevoir, par la permission de Dieu, les nouveaux triomphateurs des Parthes». — Sur la main droite de l'arc : — « Ces anciens généraux, combattant vaillamment, rétablirent dans son ancienne dignité, l'empire dévasté par les armes des Parthes. » — Sur la gauche : — « Les nôtres, dans une insigne rencontre navale, et par une victoire inouïe, ont repoussé, loin de la chrétienté la fureur des Turcs». — Du pied de cet arc de triomphe,
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l'ancienne voie romaine le conduisit jusque au Capitole pavoisé sur toute la façade, des drapeaux enlevés aux Ottomans. Le front de l'édifice portait: — « La vigueur du courage, la flamme de l'amour, la ferveur de la piété vivent encore ». — Du Capitole Marc-Antoine se dirigea vers le Vatican, à travers la place Altieri, le Giordano et le pont Saint-Ange. Arrivé au pied de la basilique de Saint-Pierre, il descendit de son cheval, et fut reçu par le patriarche de Jérusalem qui l'attendait, revêtu des habits pontificaux, sous la grande porte de l'église. On le conduisit alors à la chapelle du Saint-Sacrement, où les chanoines de Saint-Pierre entonnèrent le Te Deum. — De là, il monta au Vatican, où Pie V le reçut, entouré des cardinaux revêtus de la pourpre. A peine, en présence de Sa Sainteté, Marc-Antoine s'agenouilla pour lui baiser les pieds ; mais Pie V, le relevant aussitôt, le serra dans ses bras avec effusion. Plusieurs des captifs, qui étaient échus en partage au général romain, furent alors présentés au Saint-Père, et recommandés à sa bonté, entre autres, l'un des fils d'Ali-Pacha, son frère étant mort à Naples de chagrin, à la pensée de servir au triomphe d'un chrétien. Pie V lui promit sa sollicitude paternelle, les effets s'en étendirent sur tous ses compagnons d'infortune, qu'on instruisit dans la religion catholique, et qu'on s'efforça d'y ramener doucement avec des traitements généreux. Au sortir du Vatican, les clameurs d'une foule innombrable, qui inondait l'immensité de la place Saint-Pierre, furent couvertes par l'artillerie du château Saint-Ange, dont les canons ne firent plus silence avant que le triomphateur eut été reconduit jusqu'au seuil de son palais. Dans cette magnifique concordance de tous les temps, de tous les souvenirs, de toutes les espérances ; dans cette fête mémorable où le génie romain, inspiré par Pie V, chantait, dans la victoire obtenue, la gloire passée et la gloire à conquérir, ce qu'il y eut de plus admirable, ce fût le triomphateur lui-même. Ni la pompe des cérémonies, ni l'exaltation communicative de la foule, ni le juste sentiment de ses services, n'altérèrent la mâle humilité du soldat. Le lendemain de son entrée dans Rome, Colonna fut contraint d'entendre dans l'Arca-Coeli, près du Capitole, son éloge prononcée par Muret.
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Aussitôt, par un vœu solennel, Marc-Antoine voulut témoigner qu'à ses yeux, la victoire n'était qu'un don de Dieu. En conséquence, il fit hommage, à cette église, d'une colonne d'argent couronnée qui brille aux armes de sa maison. La bataille de Lépante était gravée sur le socle, avec ces mots : « Au Christ vainqueur, Marc-Antoine, fils d'Ascagne, général de la flotte pontificale, en témoignage de l'insigne victoire remportée sur les Turcs ». Un riche plafond, dans cette même église, conserve la mémoire de ces beaux jours de la chrétienté. Les peintures ne furent achevées que sous le règne de Grégoire XIII ; le pontife ne voulut pas qu'on joignit ses armes, selon l'usage; il fit placer, celles de Pie V à côté de celles de Marc-Antoine.
137. Telle fut la bataille de Lépante, une des plus terribles qui aient ensanglanté les mers. Depuis le jour ou l'empire du monde avait été perdu et gagné, près de ce promotoire, jamais combat pareil ne fut livré sur les flots. Quarante mille hommes, chiffre énorme et sans précédent pour une bataille navale, furent engloutis dans les flots; des milliers furent faits prisonniers; près de vingt mille furent délivrés de l’esclavage. Trois fois plus sanglante que celle d'Actium, la bataille de Lépante donna au Pape, plus que les dépouilles et plus que la gloire ; elle lui donna de ne pas voir Saint-Pierre transformé en mosquée, comme Sainte-Sophie. Pie V, au surplus, ne détournait pas les yeux du champ de bataille, pour se complaire au spectacle du triomphe. Dès le lendemain, il écrivait au duc et gouverneur de Gênes; « Dans cette entreprise, dit-il, nous n'avons pas cru devoir envisager seulement les affaires présentes mais prévoir aussi les événements futurs, tâchant de nous maintenir sans abattement dans l'adversité, d'un autre côté, ne nous efforçant pas moins de demeurer, au comble de nos désirs, sans nous imaginer que les choses ne peuvent plus changer de face ; mais en toutes choses, nous avons cherché à placer d'abord notre espérance en Dieu, afin de ne rien omettre de ce que la prudence peut accomplir avec le secours des ressources terrestres, tant pour les dangers qui existent actuellement que pour ceux qui nous menaceraient dans l'avenir, tant pour les avantages qui sont déjà dans
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nos mains que pour en préparer de plus grands encore. » Dans l'esprit de Pie V, les mesures indispensables pour continuer l'offensive, devaient marcher de pair avec le soin de glorifier les héros de la victoire. Par une initiative hardie, il essaya de soulever au sein même de l'islamisme, les peuples ennemis de la puissance ottomane ; par ses lettres, il s'adressa au shat de Perse, aux chefs arabes, aux rois d'Ethiopie, d'Abyssinie, pour enfermer la Porte dans un cercle de feu et la vaincre par sa propre résolution. Le roi de Portugal fut son intermédiaire en Afrique et en Asie ; des soucis de la victoire, le Pape ne séparait pas les préoccupations du prosélytisme; l'Évangile devait voler vers ces lointaines contrées sur les ailes de la victoire. En même temps, on réparait, dans les chantiers pontificaux, les galères turques, afin que, montées par des soldats de la ligue, et garnies des renforts qui se préparaient de toutes parts, l'armement le plus formidable que l'Europe eut jamais déployé, balayât des mers les derniers vestiges de l'insolence turque. Mais la Providence cachait d'autres vues ; la mort allait arrêter Pie V, et amener la dissolution de la ligue entre Venise et l'Espagne.
138. Le plus beau résultat de la bataille de Lépante fut de sauver l'Occident du joug des Osmanlis. « C'est de cette journée à vrai dire, que date le commencement de la décadence des Turcs; elle leur coûta plus que des hommes et des vaisseaux, dont on répare la perte ; ils y perdirent cette puissance d'opinion qui fait la principale force des peuples conquérants, puissance que l'on acquiert une fois et que l'on ne retrouve plus » (1). Ainsi parle le vicomte de Bonald ; son esprit qui voit loin, parce qu'il voit de haut, a bien jugé les conséquences qu'entraînait pour les Turcs, la perte de leur prestige, et de leur renom d'invincibilité. Les Turcs le sentirent avec cette force d'intuition que donnent les grandes catastrophes. Pendant que le Pape appliquait à Don Juan, les paroles que l'Évangile dit du précurseur, la consternation n'était pas moins grande à Constantinople que la joie à Rome. La marine des Sélim et des Soliman était anéantie : le sultan fut tellement frappé de sa perte qu'il resta trois jours sans nourriture, le visage contre terre
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(1)Bonald. Législation primitive, t. II, p. 288.
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suppliant Dieu d'avoir pitié de son peuple. A l'abattement succéda la fureur ; à la fureur, les massacres. L'esprit de division qui affligeait les princes chrétiens ne leur permit pas de retirer tous les bénéfices de cette victoire. « En vous prenant Chypre, disait Sélim aux ambassadeurs de Venise, nous vous avons coupé le bras droit, tandis qu'en détruisant notre flotte à Lépante, vous ne nous avez coupé que la barbe ; les poils repoussent, le bras ne revient plus. » D'ailleurs, ajoutait-il, si nous ne trouvons plus ni assez de fer, ni assez de chanvre pour armer de nouveaux vaisseaux, nous les équiperons avec des ancres en argent et des cordages en soie ». Ce n'était que de la forfanterie ; en définitive, plus de cent ans s'écoulèrent entre la bataille de Lépante et le siège de Candie par Mahomet IV. Au premier temps de son déclin, l'empire turc restait encore menaçant; il surpassait en étendue, en population, en fertilité, le haut empire de Rome, et Constantinople, la ville sainte, était comme la capitale des trois continents. Malgré l'incapacité personnelle des sultans, quelques vizirs surent encore faire de grandes choses. Mais cette loi excécrable, qui, à l'avènement d'un sultan nouveau ordonnait le meurtre de ses frères, devait tôt ou tard entraîner la ruine du trône. La mort des dix ou vingt princes qu'entraînait la mort de leur père, privait son successeur de leur concours facilement utile, parfois précieux ; elle livrait l'empire aux caprices de femmes viles et d'eunuques impuissants. Les exceptions que l'humanité voulut faire à cette loi de sang, ne nuisirent guère moins à l'empire que son application. En visitant Constantinople, devant ce vieux sérail, que la nature a fait si beau et l'histoire si sombre, on ne peut s'empêcher d'y voir errer encore l'ombre des souverains qui s'y succédèrent. La plupart furent ineptes, plusieurs firent trembler l'Europe ; tous ont disparu. Mais l'imagination les évoque dans leur despotisme indolent et farouche, sombres, isolés du peuple, tout-puissants et muets comme la fatalité. Il semble qu'on les voit passer encore avec leur cortège de sultanes et d'odalisques, entourés d'intrigues et de révolutions domestiques, plongés dans une atmosphère de volupté et de sang, de parfums et de crimes, dont semblent rester empreints les kiosques et les murailles.
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Restés debout et intacts dans leurs rideaux de cyprès, ces blancs édifices se dressent comme les décors d'un théâtre historique ou l'action se passe et se déroule à travers les hallucinations, les ivresses, les fièvres de la toute-puissance, pour aboutir aux angoisses de cordon traditionnel ou au poison caché dans une glace.
139. Les écrivains rationalistes, pour n'être pas contraints de reconnaître l'influence énervante de l'islam et la politique atroce du Coran, contestent ces réflexions. Nous leur opposons les faits. Rien, dit-on, n'est plus brutal qu'un fait, et si on conteste un raisonnement, on ne conteste pas un événement. Depuis la défaite de Lépante, les Turcs, qui avaient vu précédemment à leur tête les Mahomet, les Bajazet, les Sélim et les Soliman, n'ont plus un seul guerrier de haute marque et ne comptent pas une victoire. Invincibles jusque-là sur les champs de bataille, ils ne comptent plus guère que des désastres. Leurs armées sont deux fois humiliées et deux fois vaincues, aux portes de Vienne. Leurs sultans perdent l’une après l'autre toutes les places qu'ils occupaient en Hongrie. La célèbre bataille d Salms-Hémen acheva de détruire leur prestige et leur orgueil, et le prince Eugène écrasa à Lauther avec les restes de leur pouvoir, les restes de leur gloire. Dès que l'empire des Russes est fondé, commence pour les Turcs, la période des honteuses transactions. Par le traité de Carlowitz, signé en 1699, ils renoncèrent à la possession de la Transylvanie et de tout le pays situé entre le Danube et la Théiss, s'engagèrent à abandonner Azow aux Moscovites qui grandissaient dans l'ombre, à restituer à la Pologne la Podolie et l'Ukraine, et à abandonner la Morée aux Vénitiens. "Par la paix de Passarowitz, conclue en 1718, la Turquie perdit une partie de la Serbie et de la Valachie, Temeswar et Belgrade. Vint ensuite la guerre avec la Russie, au sujet de la possession de la Pologne, guerre fatale aux Osmanlis, parce qu’elle tenta l'agrandissement du puissant empire qui devait plus tard se substituer à leur empire en décadence. En 1774, les Turcs se virent contraints, par la paix de Rudschuck-Kainardji, de renoncer à la souveraineté de la Crimée, de céder tout le pays
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compris entre le Bug et le Dnieper, de rouvrir leurs mers aux navires marchands de la Russie. Par sa dernière guerre avec cette puissance, la Turquie d'Europe était effacée ; le semblant de vie que lui a rendu le traité de Berlin, ne la tirera pas de son état d'ombre. L'existence de la Turquie ne tient plus de sa vitalité, mais à la difficulté de se partager sa dépouille; le jour où le partage, déjà fort avancé, pourra se faire à l'amiable ou par la force, la Turquie aura vécu.