Hégie de Mahomet

Darras tome 15 p. 376


§ IV. L'Hégire de Mahomet (622). (p. 376)


   30. Il ne fallait pas moins que le génie du grand docteur de Sé­ville pour prémunir sa patrie contre l'islamisme, qui devait envahir

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1 Cf. Liiurg. Mozarabica secundum regulam beati hidori; Pulr. lat., t. LXXXV et LXXXVI. — » S. hid. Hispal. Vita, cap. ix ; Pair, lai., t. LXXXII, col. 45 A.

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bientôt le sol de l'Espagne, et menacer tout l'Occident. La Provi­dence plaçait le tombeau de saint Isidore en face des premières conquêtes de Mahomet. Si jamais il y eut à un empire des origines humbles, ridicules même jusqu'au grotesque, ce phénomène se pro­duisit pour le mahométisme, au point que si son fondateur pouvait revenir à la vie, et contempler l'immensité des conquêtes accom­plies en son nom, il ne reconnaîtrait rien à l'œuvre dont il porte cependant la responsabilité devant l'histoire. Mohammed, c'est-à-dire le glorifié, nom d'assez bon augure mais vulgaire chez les Ismaélites, naquit vers l'an 570 1 à la Mecque ou Becca, sur la mer Rouge, centre religieux et politique déjà important à cette époque, et cé­lèbre dans les traditions orientales par Ia Kaaba, temple idolâtrique où l'on conservait une pierre noire, tombée du ciel avec Adam, disaient les arabes, et rapportée à Abraham par l'ange Gabriel, au moment où le patriarche bâtissait en ce lieu un temple à Jéhovah2 -. L'enfant, destiné dans l'avenir à tant de célébrité, vit le jour sous la tente d'un chamelier. Abdallah son père était mort depuis deux mois, quand Amina, la mère du prophète, pauvre veuve alors fort inconnue et fort délaissée, mit au monde ce fruit posthume d'une trop courte union. Il lui fallut l'abandonner aux soins d'une femme de la campagne, Halima, qui emmena le nourrisson, et le garda dans sa demeure, à Saëd, jusqu'à l'âge de sept ans. La piété rétrospective des disciples de l'Islam a voulu entourer cette nais­sance de prodiges d'autant plus éclatants que les faits étaient en eux-mêmes plus obscurs. Tout bon musulman croit donc qu'à la naissance de Mahomet le palais royal de Ctésiphon croula sur sa base, et eut quatorze de ses tours renversées. Amina déclara à son beau-père, Abdal-Motalleb, qu'une lumière céleste avait éclaté sur l'enfant, et que les anges étaient venus l'adorer à son

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1 Cf. chap. iv de ce vol., p. 205.

2 Sale, Observ. hist. et crit. sur le Mahométisme. Les Livres Sacrés, tom. II, p. 510, édit. Migne. La fameuse pierre noire de la Mecque n'est sans doute qu'un de ces nombreux aérolilhes, auxquels la superstition des peuples ido­lâtres rendait des honneurs divins. Jamais Abraham ne mit le pied à la Mecque.

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berceau. La nourrice Haliina, montée sur un âne et portant le nourrisson dans ses bras, avait rencontré, en retournant à Saëd, quarante moines chrétiens. L'abbé, en désignant l'enfant, leur dit: Voilà celui dont l'avènement nous était annoncé, et nous sera si fatal. — Les moines tirèrent leurs épées du fourreau ; ils allaient tuer le futur prophète, mais le feu du ciel tomba sur eux et les dévora. Ces récits accrédités chez les musulmans n'ont d'autre intérêt pour nous que leur analogie plus ou moins ingénieusement calculée avec les faits évangéliques de Bethléem, l'apparition des anges aux bergers, la persécution d'Hérode et la fuite en Egypte. D'autres prodiges, attribués à l'enfance de Mahomet, semblent avoir été empruntés aux apocryphes du Nouveau Testament. Ainsi la terre se couvrait de fleurs sous les pas du fils d'Amina ; les arbres sté­riles produisaient spontanément des fruits en sa présence. Toute cette légende rétrospective, calquée en faveur de Mahomet sur le type des récits d'origine chrétienne, avait pour but de séduire ceux des arabes qui, en grand nombre à cette époque, professaient la foi de Jésus-Christ. Une particularité notée par tous les historiens musulmans est digne d'attention. Mahomet, dès ses premières années, fut sujet à des attaques d'épilepsie. L'âge ne le guérit point. Une pareille infirmité, dans tout autre milieu social, aurait été un obstacle ; mais chez les Arabes, elle fut un puissant moyen de propagande. Pour ce peuple superstitieux, l'épilepsie est une des formes consacrées de communication avec le monde sur­naturel. Vers l'âge de sept ans, Mahomet gardait sur la montagne les brebis de sa nourrice. Atteint d'un accès de son mal, il se roulait avec d'atroces convulsions. Les petits pâtres, ses compa­gnons d'âge, accoururent à ses cris; Halima vint elle-même avec quelques femmes de Saëd. Quand l'accès fut passé, l'enfant raconta que deux hommes vêtus de blanc, d'une immense stature et le visage rayonnant de gloire, deux anges, après avoir fendu sa poi­trine de leur ôpéc étincelante, venaient de lui arracher le cœur pour le laver et le purifier, puis, le remettant en place, l'avaient scellé d'un sceau mystérieux. Plus tard un chapitre du Koran,

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le XCIVe, consacra ce fait et l'éleva à la hauteur d'un dogme proposé à la croyance de tout musulman 1.

 

31. L'enfance de Mahomet s'écoula dans les fonctions de la vie pastorale, à Saëd. Quand sa nourrice le ramena à la Mecque pour le rendre àsa famille, Amina, mère du prophète, venait de mourir. Abdal-Motalleb, grand-père paternel de l'orphe­lin, le recueillit dans sa demeure. Une inflammation des yeux, qui survint à l'enfant, obligea son grand-père à le conduire chez un moine chrétien, lequel déclara le mal sans gravité, assurant qu'il disparaîtrait bientôt de lui-même sans laisser de traces. La lé­gende musulmane a transformé cet incident en une manifestation surnaturelle. Au moment où le moine médecin levait le voile qui recouvrait les yeux du jeune malade, toute la cellule fut ébranlée comme par un tremblement de terre, et le religieux se tournant vers Abdal-Motalleb lui prédit les glorieuses destinées de son petit-fils. Le vieux grand-père mourut quelque temps après, laissant à son fils aîné, Abu-Taleb, la charge de l'orphelin. Le jeune Maho­met, pour sa part d'héritage, avait eu cinq chameaux et une esclave éthiopienne. L'esclave fut probablement vendue, ou échangée, contre des parfums ou des soieries qu'Abu-Taleb, en compagnie de son neveu, exporta sur les marchés de Bassorah et de Damas. Jusqu'à vingt-cinq ans, Mahomet suivit de la sorte les caravanes marchandes qui trafiquaient avec la Syrie. Durant ses voyages, il s'habitua à la fatigue des campements et des marches. Sa taille, sans s'élever au-dessus de la moyenne, était bien prise et annonçait un tempérament robuste ; ses yeux noirs lançaient parfois des éclairs. Il eut plusieurs occasions de se défendre, les armes à la main, contre les incursions des nomades du désert, et il déploya en ces circonstances autant de courage que de sang-froid. Ses compagnons de route estimaient sa bravoure, mais dans l'habitude de la vie il se montrait peu communicatif, affectant même de s'isoler du commerce des hommes. Les musulmans attribuent ce goût pro-

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' Nous empruntons toute l'histoire de Mahomet au grand ouvrage de Maracci : Alcoran textus universus ex correctioribus Arabum exemplaribus summa fide atque pulcherrimis characteribus descriptus. Patavii, 2 vol. in-fol.

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noncé pour la solitude à la fréquentation des esprits célestes, qui se manifestaient dès lors au futur prophète. La vérité est que, pour dissimuler à tous les regards la triste maladie dont il était victime, le jeune marchand fuyait les regards et dressait sa tente le plus loin possible de celles des autres voyageurs.

   32. A l'âge de vingt-cinq ans (593), il se chargea d'un voyage commercial en Syrie pour le compte d'une riche veuve, nommée difija. Khadidja. Le résultat fut heureux : le jeune chamelier réussit à séduire un esclave qui faisait partie de la caravane et qui, au retour, raconta à sa maîtresse qu'il avait vu un jour, pendant la route au désert, deux anges étendre leurs ailes au-dessus de Mahomet pour le protéger contre les ardeurs du soleil. Khadidja offrit sa main et sa fortune au futur prophète. Mahomet accepta avec empressement l'une et l'autre. En changeant de situation sociale, il commença à devenir influent. Une association venait de se former parmi les hommes de sa tribu, les Koreischites, pour la protection des étrangers et des Mecquois pauvres et opprimés. Mahomet en fit partie : il y acquit bientôt un rang élevé. Cette con­fédération paraît lui avoir donné le premier germe des idées am­bitieuses qu'il réalisa plus tard. Sa probité lui valut le sur­nom d'el Emin (le loyal, le fidèle), qui devint dans la suite un titre d'honneur adopté dans la hiérarchie musulmane 1. Une cir­constance fortuite se présenta, lorsqu'il était âgé de trente-cinq ans, et le désigna plus particulièrement à l'attention de ses compa­triotes. En 003, les Koreischites durent rebâtir le temple de la Kaaba détruit en partie quelques années auparavant par un incendie. Lorsque les travaux de construction furent avancés jusqu'à la hauteur où devait être placée la pierre noire, les quatre branches principales de la tribu se disputèrent l'honneur de porter cette relique vénérée. La discussion s'envenima, les prétendants plongèrent

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1 Emin ou Emir (c'est-à-dire commandant) est une appellation honorifique que portent tous ceux des musulmans qui se prétendent issus de Mahomet. Par extension, ils ont seuls le droit de porter le turban vert. Emir se dit aussi de toute personne revêtue d'une autorité quelconque, comme des gouver­neurs de province, des chefs de tribu, etc.

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leurs mains dans un vase rempli de sang, et jurèrent de mourir plutôt que de céder. Une bataille était imminente. Les vieillards intervinrent; ils proposèrent de prendre pour arbitre la première personne qui entrerait dans l'enceinte sacrée. Soit hasard, soit connivence, pendant que tous les regards étaient fixés sur la porte du temple, Mahomet parut. C'est el Emin! crièrent toutes les voix. Il saura juger le différend. — Mahomet étendit à terre un tapis de soie, sur lequel fut posée la relique; il fit tenir chacun des coins du tapis par le plus illustre personnage de chacune des quatre tribus. Le manteau fut soulevé avec son précieux fardeau jusqu'à la hauteur indiquée, puis Mahomet, prenant lui-même la pierre noire dans ses mains, la plaça seul dans son encadrement. Cette espèce de jugement de Salomon fit plus pour la fortune du futur prophète que vingt chapitres du Koran. A partir de ce jour, il eut des rêves de grandeur. Soigneux de se ménager des appuis dans tous les camps, il conférait tantôt avec le moine Bahira qui lui expliquait l'Évangile, tantôt avec les rabbins juifs, tantôt avec un arabe versé dans les Écritures, Waraka, fils de Nowfal, cousin de Khadidja. Ce qui le frappait surtout dans l'Ancien Testament, c'é­taient les prophéties relatives au règne temporel du Messie. Il les entendait toutes, suivant le sens grossier des Juifs, d'une domination par le sabre. Il comptait jusqu'à cent versets des livres hébreux qui lui paraissaient inapplicables dans leur intégralité à l'avènement de Jésus-Christ, et ne devaient avoir leur application complète que par un nouvel envoyé de Dieu 1. Dans le Nouveau Testament, la

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i Dans l'impossibilité de citer tous ces passages, nous nous bornerons à recueillir les plus saillants. Dominus de Sinaï venit et de Seir orlus est nobis, apparuit de monte Pharan. (Deuter., xxxm, 2.) Deus ab Âustro veniet el sanctus de monte Pharan. (Habac, m,3.) Les musulmans prétendaient, par une erreur géographique assez curieuse, que le mont Pharan, dans le désert du même nom en Judée, signifiait l'une des collines de la Mecque. Manus ejus erit super omnes et manus omnium erit cum eo. (Gènes., xvi, 12.) Mahomet seul, disent les musulmans, a réalisé cette prophétie relative à Ismaël. Prophetam de gente tua el de fratribus tuis sicul me, suscitabit tibi Dominus Deus tuus: ipsum audies.(Deuteron., xvin, 15.) Le prophète ainsi annoncé, disent les musulmans, doit être pris au sein de la race d'Abraham, et du milieu des frères du peuple juif : or les ismaélites sont de la race d'Abraham, les frères des Juifs ; c'est

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Le rhamadan snr la montagae. Pré­tendue voca­tion de Mahomet.

 

prophétie relative à l'avènement du Saint-Esprit, dont Manès avait déjà prétendu s'attribuer le bénéfice, parut à Mahomet décisive en sa faveur, grâce à une version arabe qui traduisait le terme grec Paraclétos par le mot Ahmed. Ahmed et Mohammed n'étaient-ce pas même chose? En conséquence, Mahomet se crut nommément dé­signé par Jésus-Christ lui-même, et il attendit l'heure où Dieu lui parlerait du sein de la montagne, comme autrefois à Moïse 1.

 

 33. Imposture ou hallucination démoniaque, l'une et l'autre peut-être, mais en tout cas apparence de conviction profonde en une destinée providentielle, telle fut dès lors l'attitude de Mahomet. Il avait coutume de passer dans la retraite le mois de ramadhan (décembre et janvier) sur la montagne de Hira, voisine de la Mecque. Or, l'année 611, la quarantième de son âge, durant l'une des nuits du ramadhan, comme il s'était endormi dans une grotte de la montagne, il eut un songe qu'il raconta le lendemain à Khadidja en ces termes : « Je dormais profondément, lorsqu'un ange m'apparut, tenant à la main une pièce d'étoffe de soie, couverte

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donc du milieu d'eux que devait sortir le prophète annoncé par Moïse. Nous avons dit que le nom de Mohammed signifie glorifié  (laudabilis). Partout où se trouve dans l'Écriture ce mot laudabilis, ou tout autre équivalent, les ulémas l'entendent de Mahomet; il en est de même de l'expression Civitas Dei qu'ils appliquent invariablement à la Mecque, sans se soucier d'ailleurs d'une objection fort sérieuse, savoir que le texte hébreu ne porte pas une seule fois ni le nom de Mohammed ni celui de Becca (la Mecque). Lauda­bilis se dit en hébreu Mehullal, et la cité de Dieu se nomme toujours dans l'Écriture, soit Jérusalem, soit Sion. (Voir la réfutation de toutes ces rêveries musulmanes, Maracci, tom. I, Prodrom., lr* part.)

1 Les docteurs de l'Islam font encore aujourd'hui de cette bizarre interpréta­tion du mot évangélique Paractet. la base de leur apologétique. (Cf. Koran, cap. lxi, v. 6.) Ils y joignent de nombreux textes du Nouveau Testament. Venit princeps mundi hujus, et in me non habet quidquam. (Joan., xiv, 30.) Le prince du monde dont parlait Jésus-Christ, disent-ils, était évidemment Maho­met. Venit hora,et nunc est, quando veri adoratores adorabunt Patrem in spiritu et veritate. (Joan., IV, 23.) Les adorateurs du Père en esprit et en vérité sont les musulmans. Omnis spiritus qui confitetur Jesum Christum in carne venisse ex Deo est. (1 Joan., îv, 2.) On sait que l'apôtre saint Jean combattait par cette pa­role l'erreur des docètes, qui donnaient au Sauveur un corps fantastique. Les musulmans ne l'entendent pas de cette façon. Ils disent : Nous recon­naissons que Jésus-Christ est venu dans ce monde, nous le saluons comme un prophète, donc nous sommes des enfants de Dieu.

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de caractères d'écriture. Il me la présenta en disant : Lis. — Que lirai-je? — Mais au lieu de me répondre, il m'enveloppa de cette étoffe et répéta son ordre : Lis. — Je répétai ma demande : Que lirai-je? Et il reprit : Lis, au nom du Dieu qui a créé toutes choses, qui a formé l'homme de sang coagulé. Lis par le nom de ton Sei­gneur, qui est miséricordieux. C'est lui qui a enseigné l'Écriture. Il a éclairé l'ignorance de l'homme. — Je prononçai chacune de ces paroles, à mesure qu'elles sortaient de la bouche de l'ange, et celui-ci disparut. Je m'éveillai en ce moment, et je sortis de la grotte pour descendre le versant de la montagne. Une voix se fit entendre au-dessus de ma tête; elle disait : Mohammed, tu es l'envoyé de Dieu, et moi je suis l'ange Gabriel. —Je levai les yeux et j'aperçus l'ange ; je demeurai immobile, les yeux fixés sur lui, jusqu'à ce qu'il disparût 1. » Khadidja, émue de ce récit, ne savait si elle devait y attacher une grande importance. Elle s'en ouvrit au docteur arabe Waraka son parent. La légende musulmane fait de ce Waraka un nouveau Siméon, qui reçut avec enthousiasme la bonne nouvelle de l'Islam. Il touchait à ses der­niers jours, ses yeux s'étaient fermés à la lumière, mais son esprit restait ouvert aux choses de Dieu. Mahomet, s'écria-t-il, sera le prophète des Arabes ; cependant il aura beaucoup à souffrir de ses compatriotes. — Quelques jours après cette prédiction, il mourut, laissant Khadidja parfaitement convaincue de la vocation surnatu­relle de son époux.

 

34. Mahomet retourna à la Mecque, fit sept fois le tour de la Kaaba, et accomplit tous les rites du pèlerinage. Mais l'ange Ga­briel cessa de lui apparaître, et le désespoir s'empara de son âme. Tourmenté par des idées de suicide, il revint seul à la montagne, gravissant les plus hauts sommets, dans l'intention de se précipiter la tête la première sur les rochers. Cependant, à chaque tentative de ce genre, il se sentait retenu par une force invisible. Enfin il eut le bonheur de revoir l'ange, qui le salua en disant : Mohammed, tu es vraiment l'envoyé de Dieu. — Les apparitions de ce genre se mul-

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1 Kasimirski, Notke biogr. sur Mahomet; le Koran, introd.,, p. xi et XII.

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tiplièrent, et quand le malheureux épileptique, désormais rassuré sur sa destinée, prit le parti de rentrer définivement à la Mecque, les arbres s'inclinaient à son passage et les pierres du chemin, pre­nant une voix, disaient : Paix sur toi, envoyé d'Allah. —Khadidja le reçut avec des transports d'allégresse. Le jeune Ali, fils d'AbuTaleb, cousin-germain du nouveau prophète; un esclave favori, Zaïd, furent avec Khadidja ses trois premiers prosélytes. Chaque matin ils recevaient communication des surates (chapitres) du Koran, le livre par excellence, la parole révélée, que l'ange Gabriel et Dieu lui-même dictaient durant la nuit au visionnaire. «Nous avons fait descendre le Koran dans la nuit d'Alkadr, disait l'une de ces pages. Lui te fera connaître ce que c'est que la nuit d'Alkadr. La nuit d'Alkadr vaut plus que mille mois. Dans cette nuit, les anges et l'esprit descendent dans le monde avec la permission de Dieu pour régler toutes choses. La paix accompagne cette nuit jusqu'au lever de l'aurore 1. » Un tel langage, par son étrangeté même, frappait la curiosité ardente des adeptes, et souriait à leur imagi­nation habituée à l'emphase orientale. Successivement, mais sans suivre aucun ordre logique ni aucune méthode d'enseigne­ment , les surates apprirent à leurs lecteurs que Dieu créateur de tous les hommes, avait distribué les hommes en nations, les na-  tions en tribus, les tribus en familles et qu'il avait choisi son prophète parmi la meilleure des nations, la nation arabe, la meil­leure des tribus celle des Koreischites, la meilleure des familles celle d'Abdallah, fils de Motalleb, père du prophète. Mahomet est lui-même le meilleur des hommes ; il frappera le premier à la porte du paradis, son tombeau sera le premier ouvert au jour du juge­ment, et il ressuscitera le premier pour la gloire. « II raconte son voyage nocturne à travers les espaces, sur sa jument aîlée, Elborak (l'étincelante) ; il l'a attachée dans la ville de Jérusalem, à l'en­droit même où les prophètes avaient coutume  d'attacher leurs

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1 Koran, cap. xcvii integr. L'expression arabe Alkadr signifie Les décrets im­muables. Les musulmans croient que la fameuse nuit décorée par Mahomet de ce nom emphatique est celle du 24 du mois de ramadan, illustre à jamais par la première révélation du livre merveilleux.

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coursiers. Dans le temple de Salomon , il s'est entretenu avec Abraham, Moïse, Jésus-Christ, et a fait sa prière avec eux. Il est monté au ciel par une échelle lumineuse; il a passé entre les étoiles, ces globes immenses suspendus dans l'éther par des chaînes d'or; il a traversé les sept cieux de diamants, d'émeraudes, de saphirs, de topazes, d'airain, d'or et d'hyacinthe; il a vu des lé­gions d'anges, des troupes de patriarches et de prophètes lui ren­dant hommage, comme à l'apôtre de Dieu. L'Éternel l'a touché de sa main puissante et a imprimé sur son front le sceau des pro­phètes. Il a lu en caractères éblouissants ces mots gravés sur le trône de la divine Majesté : « Jl n'y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète 1. » Il dit qu'il a été envoyé pour réta­blir le culte antique et pour lui rendre sa pureté; qu'Abraham et Ismaël, pères des Arabes, n'étaient ni juifs ni chrétiens, mais vrais croyants; qu'ils n'adoraient qu'un seul Dieu; qu'ils ne commirent jamais l'impiété sacrilège de lui associer d'autres divinités. Il déclare une guerre d'extermination à l'idolâtrie. Le glaive tiré pour la cause de Mahomet est la clef du ciel ; une nuit passée sous les armes compte plus que deux mois de prières. Celui qui succombe dans une bataille est absous; les cieux lui sont ouverts. Ses bles­sures sont éclatantes comme le vermillon, parfumées comme l'ambre 2. Il grave en caractères de feu le principe du fatalisme dans l'âme des Arabes. « Qui peut donc arrêter la mort? dit Mahomet. Ses pas sont plus rapides que le pas des gazelles. La mort n'est qu'un pont jeté entre le temps et l'éternité. L'éter­nité ! elle sera douce, heureuse. » Des fleuves de lait, de miel, de vins exquis, roulent leurs flots parfumés dans le paradis que le prophète promet aux pauvres et sauvages enfants des brûlants dé­serts de l'Arabie. Il ravit, exalte leur convoitise, en peignant avec

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1 Le récit du prétendu voyage de Mahomet, accepté par tous les musul­mans comme authentique, est très-laconiquement rappelé dans le Koran, au chap. xvii, intitulé : Le voyage nocturne. Mais le livre de la Sonna, qui est au Koran ce que le Thalmud juif est au Pentateuque, développe compendieuse-ment cette fable. (Cf. Maracc, Prodr. refut. Alcor., pars n, p. 17 et suiv.)

2. Koran, cap. n, iv, vin, ix, xlvii, xlviii, xlix.

xv. 23

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les plus vives couleurs les jouissances sensuelles réservées aux vrais croyants. Des eaux jaillissantes, des arbres, des fruits délicieux, des lits d'or ornés de pierreries, des voluptés éternelles, seront la ré­compense de ceux qui n'adoreront qu'un seul Dieu et ne reconnaî­tront qu'un seul prophète, Mahomet 1. La parole entraînante de cet homme extraordinaire, sa figure noble et imposante, l'irrésis­tible séduction de son sourire, sa vaste intelligence, son intrépi­dité dans les combats, devaient enchanter les imaginations, dans ces déserts où la tente arabe a été de tout temps la demeure chérie de la poésie et des passions guerrières 2. »

 

    35. Malgré ses qualités littéraires, fort prisées par les Arabes, le Koran n'est qu'un amas confus de récits, de visions, de sermons, de préceptes, de conseils, où la vérité se heurte à l'imposture, le sublime à l'absurde, et où la plupart des maximes sont combattues par des maximes contradictoires 3. Les paroles de sagesse, de piété, de morale, qui s'y rencontrent, sont empruntées aux Livres saints, et le plagiat est visible. Au point de vue dogmatique, Ma­homet rejette la Trinité des chrétiens, qu'il croyait incompatible avec l'unité divine. Il reconnaît l'existence d'un Dieu unique, sans distinction de personnes, ayant pour ministres les anges et les pro­phètes. D'après ce principe, il ne pouvait y avoir ni incarnation, ni rédemption. Jésus-Christ n'était pas la seconde personne de la sainte Trinité, le Fils de Dieu fait homme : il n'était qu'un pro­phète, comme Abraham, Moïse et Mahomet lui-même. Un fidèle musulman doit croire à l'immortalité de l'âme, à la résurrection des corps, au jugement dernier, au supplice des méchants et au

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1 Koran, cap. lv, lxxvi, lxxviii, lxxxvih, etc. — * M. Poujoulat, Hist. de Constantinople, torn. I, p. 210.

2.Un exemple de ces contradictions. Au chap. Il, v. 39, on lit : « Les juifs, les chrétiens, les sabéens, en un mot quiconque croit en Dieu et au jour der­nier et qui aura fait le bien, tous ceux-là recevront la récompense du Sei­gneur ; la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés. » Cependant au chap. III, v. 78, le prophète déclare précisément le contraire : « Quiconque, dit-il, suit un autre culte que l'Islam, est rejeté de Dieu. Il sera dans l'autre monde du nombre des malheureux. »

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p387 CHAP. vi. — l'hégire de maiiomet.      

 

bonheur des justes. A côté de ces grandes vérités qui supposent, de la part de Dieu, la justice rémunératrice, et de la part de l'homme la liberté d'action qui seule peut rendre capable de mérite ou de démérite, et, par conséquent, digne des récompenses ou des châ­timents, le Koran, sans chercher à échapper à une contradiction flagrante, inscrivait comme dogme fondamental de la foi mu­sulmane, le principe de la fatalité. Mahomet en avait besoin pour stimuler le fanatisme de ses partisans et en faire l'auxiliaire de l'esprit de conquête. Les fils du prophète apprirent à mourir stoï­quement sur les champs de bataille, en répétant la parole de leur maître : « C'était écrit ! » Les préceptes religieux dont le Koran pres­crit l'observation comme indispensables au salut sont la circonci­sion, empruntée à la loi judaïque ; la prière, que chaque croyant doit faire cinq fois par jour, indépendamment de la prière publique du vendredi ; le muezzin (prêtre) invite les fidèles à la prière, du haut du minaret, en s'écriant : « Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète1;» l'aumône, dont le Koran fixe la mesure la plus étroite au dixième du revenu ; les ablutions, qui sont une préparation à la prière; le jeûne du rhamadan, en mémoire de la retraite de Mahomet sur le mont Hira ; les sacrifices d'animaux  dans quelques occasions solennelles ; enfin l'abstinence de certaines viandes déclarées impures, et de toutes les liqueurs fermentées. La polygamie est autorisée par le Koran, qui détruit ainsi la sain­teté du mariage, tous les liens de famille, dégrade la femme et la condamne à une honteuse réclusion. Le législateur des Arabes s'attacha à inspirer aux sectateurs de sa loi l'esprit de conquête et un superbe dédain pour tout ce qui n'est pas mahométan. Le nom de giaours (chiens) désigne encore maintenant les chrétiens, dans

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1 Un fait curieux à noter c'est que la Perse, conquise plus tard par les ca­lifes, disciples de Mahomet, ait d'une part embrassé la religion du prophète et de l'autre conservé une haine implacable contre les vainqueurs. Le muez­zin persan, après avoir crié du haut de son minaret : «Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, » ajoute aussitôt : « Omar, Osman, Abu-Bekr, que vos noms soient maudits ! »

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tout l'Orient, au sein des contrées soumises au joug de l'islamisme. Le travail manuel est flétri par le Koran, comme l'occupation des esclaves. L'homme libre est fait pour porter les armes à la guerre, et se reposer durant la paix dans toutes les délices et les voluptés sensuelles, au milieu des jardins en fleurs, au bruit des fontaines jaillissantes, au doux murmure des eaux parfumées. Le principe religieux du mépris pour tous les autres peuples, et la paresse élevée à la hauteur d'un dogme, ont tué en Orient le commerce, l'industrie, l'agriculture et les arts. Un bon musulman rougirait de se compromettre avec les giaours par des relations in­dustrielles ou commerciales ; il se croirait déshonoré s'il demandait à ses plaines fertiles d'autres richesses que celles qu'elles produi­sent spontanément et presque sans travail. Voilà pourquoi la civi­lisation musulmane a tout laissé périr autour d'elle, après que l'ar­deur des combats se fut éteinte dans les jouissances de la paix et dans l'orgueil de la conquête. Dieu réservait à l'Asie, en punition de l'esprit d'inquiétude et de légèreté frivole qui l'avait si long­temps dominée, de mourir lentement dans l'inertie et le silence, sous une domination qui en a fait comme une vaste nécropole.


   36. Cette domination, Mahomet ne devait pas en être témoin. Sa mission, depuis l'an 611 jusqu'à la fameuse hégyre de 622, demeura concentrée d'abord dans le cercle étroit de sa propre famille, puis sous la tente de quelques prosélytes, alors obscurs, re­crutés parmi les chameliers des caravanes. Elle rencontrait de sérieux obstacles dans les cultes établis. Le sabéisme de Zoroastre, ou magisme, importé de la Perse, avait de nombreux partisans. L'i­dolâtrie dominait à la Mecque. Le temple de la Kaaba en était le foyer et le centre. Les colonies marchandes de Juifs, cantonnées sur les bords de la mer Houge, professaient la religion mosaïque; enfin l'Évangile s'était propagé dans l'Arabie heureuse, et les Sar­rasins (Sassanides du nord), convertis par les anachorètes et les moines, prétendaient rester fidèles à leurs croyances. Ainsi quatre religions régnaient ensemble en Arabie, lorsque Mahomet com­mença ses prédications. Les habitants de la Mecque le traitèrent d'abord d'imposteur et de démoniaque. Ce fut comme un mot

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d'ordre général, auquel le prophète dut opposer plusieurs chapitres du Koran. L'ange Gabriel lui dicta à ce sujet diverses surates comme celle-ci : « J'en jure par la plume et par ce que les sages ont dit : Tu n'es point, ô Mohammed, non, par la grâce de ton Sei­gneur, tu n'es point un possédé. Les infidèles verront lequel d'eux ou de toi est atteint de démence 1.» Les pages du Koran, qui des­cendaient ainsi à point nommé du ciel pour répondre aux objec­tions des incrédules, ne faisaient sur l'esprit de ces derniers qu'une médiocre impression. « Ces prétendus versets sacrés, disaient-ils, sont des contes de bonne femme 2.» Mahomet, ou plutôt l'ange Gabriel, se fâchait alors et répondait : « A quiconque parlera ainsi, nous lui imprimerons une marque sur le nez 3. » Engagé sur ce ton, le dialogue dégénérait fréquemment en violences. Mahomet menaçait de l'enfer 2. Ce châtiment à longue échéance n'effrayait pas des gens qui regardaient le prétendu envoyé d'Allah comme un fou. On lui demandait quelques signes, quelques prodiges, pour con­firmer sa mission. Un jour, il s'avisa de profiter d'une éclipse de lune, et affirma qu'avec son doigt il avait fendu cet astre en deux. On ne fit que rire de cette nouvelle imagination. Le Koran eut donc une nouvelle surate intitulée la Lune, et commençant par ces mots : «L'heure approcha et la lune se fendit; mais les incrédules, témoins du miracle, l'ont traité d'imposture ; ils continuent à suivre leur sens déréglé, mais toute chose est fixée invariablement5. » Les Koréischites, malgré l'honneur insigne qu'ils avaient d'apparte­nir à la tribu du prophète, ne lui épargnaient pas l'outrage. L'un d'eux, Omar, souilla un jour le manteau de Mahomet, pendant que celui-ci, étendu sous un rocher, méditait quelque nouvelle surate6. Un décret affiché dans la Kaaba interdit toute alliance, toute relation d'affaires ou d'amitié, avec les partisans du prophète. Une véritable persécution fut organisée contre eux. Mahomet essaya de ranimer leur courage, en faisant briller à leurs yeux la palme du martyre : ils préférèrent la fuite à la mort. Une petite cité, nom-

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1 Koran,   cap.   lxviti, 1 et  6.  — 2 \d., Ibid., 15. 3 Id., Ibid.,  16. — 4 Chap. lxxiVj 26. — s Chap. liv. 6 Jlaracc, Vita Mahomet., cap. xi, p. 20.

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mée Yathreb, à trente-cinq lieues nord-ouest de la Mecque, au mi­lieu du désert traversé par les caravanes qui se rendaient de la mer Rouge à Bassorah, offrit asile aux persécutés. Les envoyés chargés de la négociation vinrent la nuit trouver le prophète, et l'engagèrent à s'établir parmi eux. « Nous sommes prêts à mourir pour te défendre, lui dirent-ils, mais quelle sera notre récompense ? — Le paradis, répondit Mahomet. — Si ton entreprise, secondée par notre courage, vient à réussir, ajoutèrent-ils, ne nous quitteras-tu point pour retourner à la Mecque? —Jamais! s'écria-t-il. Je vivrai et je mourrai avec vous. » En signe de serment, on se donna la main. L'alliance, ou grand serment d'Akaba, fut ainsi conclue. Elle resta, des deux parts, fidèlement observée. En dépit du mystère qui avait environné ce pacte belliqueux, les préparatifs de départ faits par les familles qui voulaient accompagner le prophète à Yathreb1, éveillèrent les soupçons des Koréischites. Un complot fut organisé dans le but de tuer Mahomet. Celui-ci parvint à déjouer la vigilance de ses ennemis. Dans la première quinzaine du mois de juin 622, il quitta secrètement la Mecque. Cette fuite (hidjiret, l'hégire), dont les musulmans datent leur ère, n'avait alors rien de glorieux. Mahomet et son nouveau beau-père Abu-Bekr, dont il venait, après la mort de Khadidja, d'épouser la fille2, concertèrent ensemble leur départ. Le prophète et son compagnon, déguisés en mendiants, se glissèrent hors de la ville sans être aperçus, et se blottirent dans une grotte du mont Hira, où ils demeurèrent trois jours et trois nuits. La faim les contraignit d'en sortir. Un berger qu'ils rencontrèrent leur procura quelques vivres, et par des chemins détournés les guida jusqu'à Yathreb. La fuite de Mahomet apportait à. cette bourgade obscure un nouveau nom,

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1 Ces familles, sous le nom de Mouhadjirs (émigrés), devinrent plus tard la fleur de la noblesse musulmane.

2 Cette nouvelle épouse se nommait Aïcha. Elle n'avait que sept ans, lorsque Mahomet eut l'infamie de consommer son mariage avec elle. Les historiens musulmans disent que l'enfant témoigna une profonde horreur, et que son père dut intervenir pour la faire céder. Ce père reçut en récompense le surnom historique sous lequel il est connu : Abu-Bekr (père de la vierge). Cf. Maraec., Vita Mahomet., cap. xiv, p. 23.

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p391 CHAP.   VI.   —  L HEGIRE  DE   MAHOMET.

 

Médine, et une gloire sans pareille aux yeux des disciples de l'Islam.

 

37. Ces phases diverses de la biographie d'un chamelier visionnaire, dont l'histoire s'occupe aujourd'hui, n'avaient alors aucune notoriété, en dehors des récits faits chaque soir sous la tente par les caravanes de l'Arabie. L'Orient et l'Occident se préoccu­paient de la lutte engagée entre les deux empires de Constantinople et de Ctésiphon, entre Héraclius et le roi des Perses Chosroès II. Maître de la Mésopotamie, de la Palestine et de la Syrie, Chosroès y promenait impunément la ruine, l'incendie et le car­nage. Trois années s'écoulèrent sans que l'empereur Héraclius eût tenté contre lui aucun effort; on put croire un instant qu'il avait oublié le sort des malheureuses provinces envahies. Il n'était ce­pendant pas resté inactif. Après de laborieuses négociations, un traité de paix intervint avec la redoutable nation des Awares, dont le khakan menaçait Constantinople. Les finances de l'état, dilapidées par Phocas, furent réorganisées. Le clergé s'em­pressa de contribuer aux frais de la guerre sainte ; c'était en effet une véritable croisade, et la première de toutes, qui allait s'ouvrir dans le but d’arracher la croix de Jésus-Christ aux mains des Perses. « Tous les objets précieux composant le trésor de Sainte-Sophie furent apportés, par l'ordre de Sergius, au palais impérial. Cet exemple du patriarche de Constantinople entraîna tous les autres évêques de l'empire. Une promesse authentique de restitu­tion, la fixation d'un intérêt pour les sommes versées, consacrè­rent les droits ultérieurs des églises. Les distributions de blé faites jusque-là au peuple de Constantinople furent peu à peu di­minuées, en proportion des enrôlements volontaires qui venaient chaque jour grossir les rangs de l'armée. On eut ainsi de l'argent et des hommes. Les arsenaux se remplirent d'armes et d'appro­visionnements de toute sorte. L'hiver de 621 à 622 fut em­ployé à des préparatifs. Retiré dans un faubourg de Constanti­nople, Héraclius, invisible à la foule, donnait ses ordres, conférait avec les généraux, relisait les traités de stratégie, disposait son plan de campagne, et, selon l'expression du biographe Georges Pisidès,  «récapitulait les combats avant d'avoir commencé la

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p392      PONTIFICAT DE SAINT BONIFACE V (618-624).

guerre '. » Mais surtout il priait, et faisait prier. L'image miracu­leuse de la mère de Dieu fut exposée dans la basilique de Sainte-Sophie. Pendant que des flots sans cesse renouvelés de fidèles venaient implorer la protection de la Vierge toute sainte (Hanagia), Héraclius dans sa retraite demandait à Dieu, par l'intercession de Marie, force, grâce et lumière. Enfin le jour de Pâques (4 avril 622), reparaissant au milieu d'un peuple avide de lire sur son visage l'es­pérance de la victoire, il vint communier à Sainte-Sophie. Le len­demain devait avoir lieu le départ solennel. «Une foule immense se pressait, dans l'attitude du recueillement, sous les portes de la basilique. La régence venait d'être confiée par décret impérial au patriarche Sergius et au patrice Bonus. Tous deux, entourés des sénateurs, des officiers, des prêtres et des magistrats, attendaient dans l'hémicycle. On vit paraître l'empereur, vêtu comme un simple particulier : la hauteur de sa taille, la majesté de sa dé­marche, le distinguaient seules de la multitude. Il se prosterna de­vant l'autel, et resta longtemps en prière. On l'entendit prononcer à haute voix ces paroles : « Seigneur Dieu Jésus-Christ, ne nous livrez pas pour nos péchés à la dérision de nos ennemis. Jetez sur nous un regard de miséricorde. Accordez-nous la victoire, brisez l'orgueil des infidèles, et qu'ils cessent d'insulter votre héri­tage 2, » Quand il se releva, Georges Pisidès, archidiacre de Cons-tantinople, lui adressa une courte allocution, où il exprimait les vœux de tout le peuple. Il termina par une allusion à la simplicité des vêtements qu'Héraclius avait voulu porter en ce jour. «Empe­reur, dit-il, vous avez quitté la pourpre et chaussé des brodequins noirs, mais vous les rougirez dans le sang des Perses. » Héraclius se tournant alors vers le patriarche, lui dit avec émotion : « C'est entre les mains de Dieu, de la sainte Vierge sa mère, et entre les vôtres, que je laisse cette ville et mon fils. » Prenant alors le dra­peau formé de l'image miraculeuse, dite la Véronique, où la figure du Sauveur avait été empreinte le jour de la passion, il sortit du

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1 Georg. Pisides, Heracliados, Acroasis n, vers. U2; Patf. grctc. tom. XCIf, col. 1326. — » Cedren., Bistor. compend,; Pair, grcec, tom. CXXI, col. 783 D.

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p393  CHAT-.   VI.  — L'HÉGIRE M MAHOMET.     

 

sanctuaire, entraînant sur ses pas tous les citoyens 1. » La flotte reçut les guerriers de cette croisade.Jamais ville grecque n'avait assisté à pareil spectacle. Constantinople envoyant ses enfants conquérir la vraie croix est un fait unique  sur ce sol, théâtre de tant d'héroïsme. S'arrachant à l'anxieuse tendresse de ses amis, Héraclius monta sur son vaisseau, et ordonna de mettre à la voile. La flotte disparut dans l'azur des flots. Le secret avait été si bien gardé que nul ne savait vers quel port elle se dirigeait. L'expédition ainsi commencée devait durer 6 ans (622-628).


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