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Le mouvement des lumières tout entier a pour élément commun la volonté d'émancipation au sens que lui donne Kant: «Sapere aude », “ose faire usage de ta raison». La raison individuelle doit rompre tout lien à l'autorité en soumette(a)nt tout à la critique.
N'est valable que le discernement personnel.
De par sa nature même, ce programme philosophique est aussi un programme politique. Seule doit régner la raison, et il ne peut exister d'autre autorité qu'elle; seul compte le jugement, et ce qui lui échappe ne saurait obliger.
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Mais en fait, ce programme se diversifie en courants politiques et sociaux différents et même opposés.
Il me semble qu'on peut en distinguer deux, l'un, anglo-saxon, allant dans le sens du droit naturel: il tend à ne voir de système réaliste de la vérité que dans une démocratie constitutionnelle, l'autre, celui qui s'ancre fondamentalement sur Rousseau, tend à la suppression de toute domination.
L'idée de droit naturel remet en cause le droit positif en mesurant toutes les formes d'autorité à l'aune du droit intérieur de l'humanité, lequel précède toutes les règles légales dont elles sont la mesure et le fondement--------
La liberté ne vient pas à l'homme de l'extérieur. Celui‑ci la possède parce qu'il a été créé libre. C'est de cette idée que les droits de l'homme tirent la magna carta, celle dont se réclament tous les mouvements modernes de libération.
S'il est ici question de nature, il ne s'agit pas seulement de quelque chose de biologique, mais d'un ordre qui tient à l'homme lui‑même, à sa nature propre. Les droits sont là.
En cela, l'idée des droits est vraiment révolutionnaire. Elle se dresse face à l'absolutisme de l'État, face à l'arbitraire de ses décrets. Mais c'est aussi une idée métaphysique: c'est sur l'être même que se fonde la revendication éthique et juridique.
Cela n'a rien à voir avec une réalité matérielle que l'homme pourrait modeler
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à sa guise. La nature comporte de soi l'esprit, un éthos et une dignité qui fondent notre appel au droit et en donnent en même temps la mesure.
Tel était le principe de la Stoa dont s'inspire la notion parente de nature, celle de la théologie de la création de Rm 2, celle qui nous intéresse ici: les païens connaissent la loi « par nature « et ils sont à eux‑mêmes loi” (Rm 2, 14).
Ce qu'il y a de vraiment spécifique dans cette ligne de pensée des lumières, c'est que l'appel aux droits de nature contre toutes les formes de domination existantes est avant tout appel aux droits de l'individu contre l'État, contre les institutions.
On considère que le droit de nature a priorité sur la communauté, que celle‑ci n'a de raison d'être que de la protéger. L'institution apparaît comme le contre‑point de l'individu porteur de la liberté, et elle a pour finalité sa pleine émancipation.
C'est ici que ce courant converge avec la seconde orientation, d'emblée beaucoup plus radicale. Pour Rousseau, tout ce qui procède de la raison et de la vérité se dresse contre la nature, la pollue, la contredit.
L'idée de nature échappe à l'empreinte d'un droit qui, comme loi de la nature, serait préalable à toute institution. Son idée est anti-métaphysique, subordonnée au rêve d'une liberté parfaite que rien ne vient réglementer. Elle resurgit chez Nietzsche -------- Klage reprend le même thème quand il oppose l'esprit et l'âme.
L'esprit n'est
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en rien don nouveau par lequel on accéderait enfin à la liberté, mais il est le destructeur de l'originel, de sa passion, de sa liberté. ------
Ce genre de tendances ne cesse de rebondir sous des formes diverses dans le radicalisme politique des XIXe et XXe siècle, face à la forme démocratique domestiquée de la liberté.
La Révolution française, qui était partie d'une idée démocratique de constitution, s'est vite débarrassée de ce lien en empruntant la voie de Rousseau, se laissant aller à une vision anarchique de la liberté. Ainsi s'est‑elle inexorablement transformée en dictature.
Le marxisme suit aussi cette ligne radicale. Il n'a cessé de critiquer la liberté démocratique comme purement formelle et d'en promettre une autre, supérieure parce que radicale.
La fascination qu'il exerce tient justement à cette promesse d'une liberté plus grande et plus audacieuse que celle qu'on trouve dans les démocraties. Je pense que, pour traiter le problème moderne de la liberté et du rapport liberté‑vérité, il faut souligner ici deux aspects de ce système.