Foi chrétienne hier et aujourd’hui 106

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   Il reste encore un point à évoquer à propos de l'ascension du Seigneur. Cet article de foi qui, d'après ce que nous avons vu, est décisif pour comprendre l'au‑delà de l'existence humaine, n'est pas moins décisif pour comprendre l'existence d'ici‑bas, c'est‑à-dire pour savoir comment l'ici‑bas et l'au‑delà peuvent se rejoindre, et donc pour la question de la possibilité et du sens de la relation de l'homme à Dieu.

 

En examinant le premier article de foi, nous avions répondu affirmativement à la question de savoir si l'infini peut entendre le fini, l'éternel le temporel, et nous avions dit que la véritable grandeur de Dieu consistait justement en ce que pour lui l'infiniment petit n'est pas trop petit, ni l'infiniment grand trop grand; nous avions essayé de comprendre que Dieu, en tant que Logos, n'est pas seulement la raison qui exprime tout dans sa parole, mais encore celle qui perçoit tout et dont rien n'est exclu parce que trop petit.

 

Nous avions répondu à la question angoissée de notre temps: oui, Dieu peut entendre. Mais une question demeure. Car si quelqu'un, à la suite de nos reflexions, en vient à dire: Soit, Dieu peut entendre; ne lui reste‑t‑il pas toujours encore cette interrogation: mais peut‑il aussi exaucer notre prière (horen/

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p225 LES ARTICLES CHRISTOLOGIQUES DE LA PROFESSION DE FOI

 

erhoren) ?

 

Ou bien la prière de demande, l'appel de la créature vers Dieu, n'est‑elle en fin de compte qu'un pieux stratagème pour élever et réconforter psychologiquement l'homme, parce que celui‑ci est rarement capable d'arriver aux formes supérieures de la prière?

 

Est‑ce que le tout ne sert pas simplement à mettre de quelque façon l'homme en mouvement vers la transcendance, alors qu'en fait rien ne se produit et rien n'est changé; car ce qui est éternel est éternel et ce qui est temporel est temporel ‑ apparemment il n'y a pas de passage de l'un à l'autre?

 

Cela non plus, nous ne pouvons le considérer ici en détail, car il y faudrait une analyse critique très poussée des concepts de temps et d'éternité. Il faudrait étudier l'origine de ces concepts dans la pensée antique, et la synthèse de cette pensée avec la foi biblique, synthèse dont l'imperfection est à la racine de nos questions actuelles.

 

Il faudrait réfléchir à nouveau sur le rapport de la pensée scientifique et technique avec la pensée croyante; ce sont là des tâches qui débordent largement le cadre de ce livre. Nous devrons donc ici encore nous contenter, au lieu de réponses détaillées et élaborées, d'indiquer la direction où il faudra chercher la réponse.

 

   La pensée actuelle est tributaire la plupart du temps de cette idée que l'éternité est pour ainsi dire enfermée dans son immutabilité. Dieu apparaît comme le prisonnier de son dessein formé « avant tous les temps ».

 

« Être » et « devenir» ne se mélangent pas. L'éternité est ainsi comprise de façon purement négative comme absence de temps; elle est ce qui est autre par rapport au temps, et qui ne saurait exercer aucune influence dans le temps, ne serait‑ce que parce qu'elle cesserait alors d'être immuable et deviendrait elle‑même temporelle.

 

Ces idées relèvent au fond d'une conception pré‑chrétienne, où n'est pas pris en considération le concept de Dieu tel qu'il s'exprime dans la foi en la création et en l'incarnation.

 

Elles supposent en fin de compte ‑ nous ne pouvons développer cela ici ‑ l'antique dualisme et dénotent une naïveté intellectuelle, qui conçoit Dieu à la manière humaine. Car, quand on pense que Dieu ne peut plus changer après coup ce qu'il a décidé « avant » toute éternité, on imagine inconsciemment l'éternité d'après le schéma du temps en distinguant « avant » et « après».

 

   Or l'éternité n'est pas ce qu'il y a de plus ancien, ce qui était avant le temps, mais ce qui est tout autre; elle est pour chaque moment du temps qui passe l'aujourd'hui, elle est pour lui présent;

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p226 JESUS‑CHRIST

 

elle n'est pas enfermée entre un “avant” et un “après”, elle est au contraire puissance du présent en tous les temps.

 

L'éternité n'est pas à côté du temps, sans rapport avec lui, elle est la force créatrice qui porte tous les temps, qui englobe le temps qui passe en son unique présent et lui permet d'être.

 

Elle n'est pas absence de temps, mais domination du temps (Zeitmdchtigkeit). Et parce qu'elle est l'aujourd'hui «contemporain» à tous les temps, elle peut aussi agir dans le temps, à chaque moment.

 

   L'incarnation de Dieu en Jésus‑Christ, par laquelle le Dieu éternel et l'homme temporel se rejoignent dans une unique personne, n'est pas autre chose que la réalisation ultime de la domination de Dieu sur le temps.

 

En ce point précis de l'existence humaine de Jésus, Dieu a saisi le temps et l'a attiré en Lui‑même. La domination du temps se tient pour ainsi dire corporellement devant nous en Jésus‑Christ. Celui‑ci est réellement, selon l'expression de l'évangile de Jean, la “porte » entre Dieu et l'homme (Jn 10, 9), le “médiateur” (1 Tm 2, 5) en qui l'Éternel se trouve avoir un temps.

 

En Jésus nous pouvons, nous hommes temporels, trouver un interlocuteur temporel, notre “contemporain »; et en lui qui partage avec nous la temporalité, nous touchons en même temps l'Éternel, parce qu'il est temps avec nous et éternité avec Dieu.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon