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Le Rubicon de « l'hominisation” est tout d'abord franchi par le passage de l'animal au logos, de la simple vie à l'esprit. L' “argile” est devenue l'homme, au moment où cet être n'a plus simplement été là (da war), mais où, dépassant l'être‑là (dasDa‑Sein) et la réalisation de ses exigences, il s'est ouvert sur le Tout.
Mais ce passage, par lequel le logos, l'intelligence, l'esprit pénétrèrent pour la première fois dans notre univers, n'est pleinement accompli que lorsque le logos lui‑même, le Sens Créateur tout entier, et l'homme se compénètrent.
Pour que l'homme devienne pleinement homme, il faut que Dieu devienne homme. C'est alors seulement que le Rubicon, le passage de “l'animal” au “logique”, est définitivement franchi; c'est alors seulement que se trouve conduit jusqu'à ses plus hautes possibilités le commencement posé au moment où pour la première fois un être de terre et de poussière, portant son regard au‑delà de lui‑même et de son environnement, a pu dire “Tu” à Dieu.
C'est l'ouverture au Tout, à l'infini, qui fait l'homme. L'homme est homme par le fait qu'il tend infiniment au-delà de lui‑même; il est par conséquent d'autant plus homme qu'il est moins replié sur lui‑même, moins “limité” (beschrankt).
Mais alors ‑ répétons‑le ‑ celui‑là est le plus homme, l'homme véritable, qui est le plus il‑limité (ent‑schrdnkt), qui non seulement entre en contact avec l'infini ‑ l'Infini ‑ mais est un avec lui : Jésus‑Christ. En lui, le processus d'hominisation est arrivé véritablement à son terme 23.
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Mais une deuxième considération s'impose. Nous avions jusqu'à présent essayé de comprendre, à partir de l'idée de «l'homme exemplaire », le premier dépassement fondamental de l'être particulier, dépassement que la foi considère comme décisif pour la figure de Jésus, celui par lequel se trouvent réunis en Lui l'humain et le divin.
Ce dépassement en impliquait déjà un autre. Si Jésus est l'homme exemplaire, en qui la vraie essence de l'homme, telle que Dieu l'avait conçue, se manifeste pleinement, alors il ne peut pas être destiné à ne former qu'une exception absolue, une curiosité, où Dieu nous démontre tout ce qui est possible.
Son existence concerne alors l'humanité tout entière. Le Nouveau Testament met cela en évidence, en appelant Jésus‑Christ un «Adam». Dans la Bible ce mot exprime l'unité de toute la réalité humaine, au point que l'on parle de l'idée biblique de « personnalité corporative 24”.
Le fait donc que Jésus soit appelé « Adam » montre qu'il est destiné à rassembler en Lui toute la réalité « Adam ». Ce qui veut dire que la réalité, très souvent incompréhensible pour nous aujourd'hui, appelée par Paul «Corps du Christ », est une exigence interne de cette existence qui ne doit pas demeurer à l'état d'exception, mais « attirer à elle » toute l'humanité (comp. Jn 12, 32).
C'est un grand mérite de Teilhard de Chardin d'avoir repensé ces rapports à partir de l'image actuelle du monde, de les avoir, dans l'ensemble, compris avec justesse, malgré une tendance au biologique qui pourrait appeler quelques réserves, et en tout cas, de les avoir à nouveau rendus accessibles.
Écoutons‑le lui‑même. La monade humaine «ne peut être absolument elle‑même qu'en cessant d'être seule 25 », Cette affirmation sous‑entend l'idée que, dans le cosmos, à côté des deux ordres de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, il y a un troisième ordre qui détermine la véritable dérive de l'évolution: l'ordre de l'infiniment complexe.
Il est le but véritable du processus du devenir ascendant; il atteint un premier point culmi‑
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nant lorsque apparaît le vivant, pour progresser ensuite jusqu'à ces formes très complexes qui donnent au cosmos un nouveau centre: « Si imperceptible et accidentelle soit la place qu'elles tiennent dans l'histoire des corps sidéraux, les planètes n'en sont rien moins, finalement, que les points vitaux de l'univers.
C'est par elles que passe maintenant l'axe, c'est sur elles que se concentre désormais l'effort d'une évolution principalement tournée vers la fabrication des grosses molécules 26. »
La considération de l'univers d'après l'échelle dynamique de la complexité représente « un complet renversement des valeurs. Un retournement de la perspective 27.”