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II. “A SOUFFERT SOUS PONCE PILATE, A ÉTÉ CRUCIFIÉ, A ÉTÉ ENSEVELI”
a) Justice et Grâce
Quelle place occupe exactement la croix dans la foi en Jésus reconnu comme Christ ? Tel est le problème auquel nous confronte encore une fois cet article du Credo. Les réflexions précédentes nous ont pratiquement fourni tous les éléments pour une réponse; il nous faut maintenant essayer de les synthétiser.
La conscience chrétienne a été sur ce point très largement marquée, comme nous l'avons déjà constaté, par une présentation extrêmement rudimentaire de la théologie de la satisfaction d'Anselme de Cantorbéry, dont nous avons exposé les grandes lignes dans un autre contexte.
Pour un très grand nombre de chrétiens, et surtout pour ceux qui ne connaissent la foi que d'assez loin, la croix se situerait à l'intérieur d'un mécanisme de droit lésé et rétabli. Ce serait la manière dont la justice de Dieu infiniment offensée aurait été à nouveau réconciliée par une satisfaction infinie.
Aussi la croix paraît‑elle exprimer une attitude de Dieu exigeant une équivalence rigoureuse entre le “Doit” et l' “Avoir”; et en même temps on garde le sentiment que cette équivalence et cette compensation reposent malgré tout sur une fiction. On donne d'abord en secret de la main gauche ce que l'on reprend solennellement de la main droite.
La « satisfaction infinie” que Dieu semble exiger prend ainsi un aspect doublement inquiétant. Certains textes de dévotion semblent suggérer que la foi chrétienne en la croix se représente un Dieu dont la justice inexorable a réclamé un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Et l'on se détourne avec horreur d'une justice dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message de l'amour.
Autant cette image est répandue, autant elle est fausse. La Bible ne présente pas la Croix comme partie d'un mécanisme de droit lésé; la croix y apparaît tout au contraire comme l'expression d'un amour radical qui se donne entièrement; c'est un événement dans lequel quelqu'un est ce qu'il fait, et fait ce qu'il est; c'est l'expression d'une vie tout entière pour les autres.
Pour celui qui y regarde de plus près, la théologie scripturaire de la croix traduit une
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véritable révolution par rapport aux idées d'expiation et de rédemption dans l'histoire des religions en dehors du christianisme; il faut cependant reconnaître que dans la conscience chrétienne postérieure, cette révolution a de nouveau été largement neutralisée et a rarement été reconnue dans toute son ampleur.
Dans les grandes religions, l'expiation signifie habituellement le rétablissement des rapports avec Dieu, qui ont été troublés, au moyen d'actions expiatoires de la part des hommes.
Presque toutes les religions gravitent autour du problème de l'expiation; elles surgissent de la conscience que l'homme a de sa culpabilité devant Dieu; elles constituent une tentative pour mettre fin à ce sentiment de culpabilité, pour surmonter la faute par des oeuvres d'expiation que l'on offre à Dieu.
L'oeuvre d'expiation par laquelle les hommes essayent d'apaiser la divinité et de la rendre favorable est au coeur de l'histoire des religions.
Dans le Nouveau Testament, les choses se présentent de façon plutôt inverse. Ce n'est pas l'homme qui s'approche de Dieu pour lui apporter une offrande compensatrice, c'est Dieu qui vient à l'homme pour lui donner. Par l'initiative de la puissance de son amour, Dieu rétablit le droit lésé, en justifiant l'homme injuste par sa miséricorde créatrice, en revivifiant celui qui était mort.
Sa justice est grâce; elle est justice active, qui “réajuste” l'homme courbé, qui le redresse, le rend droit. Telle est la révolution que le christianisme a apportée dans l'histoire des religions.
Le Nouveau Testament ne dit pas que les hommes se réconcilient Dieu, comme nous devrions en fait nous y attendre, puisque ce sont eux qui ont commis la faute et non pas Dieu. Le Nouveau Testament affirme au contraire que c'est « Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde » (2 Co 2, 19).
C'est là quelque chose de vraiment inouï et nouveau, le point de départ de l'existence chrétienne et le centre de la théologie néotestamentaire de la croix: Dieu n'attend pas que les coupables viennent d'eux‑mêmes pour se réconcilier avec Lui, il va au‑devant d'eux et les réconcilie. En cela se manifeste la vraie direction du mouvement de l'incarnation, de la croix.
Ainsi, dans le Nouveau Testament, la croix apparaît avant tout comme un mouvement de haut en bas. Elle n'est pas l'oeuvre de réconciliation que l'humanité offre au Dieu courroucé, mais l'expression de l'amour insensé de Dieu qui se livre, qui s'abaisse pour sauver l'homme; elle est sa venue auprès de nous, et non l'inverse.
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p199 LES ARTICLES CHRISTOLOGIQUES DE LA PROFESSION DE FOI
A partir de cette révolution dans l'idée d'expiation, et donc dans l'axe même de la réalité religieuse, le culte chrétien et toute l'existence chrétienne reçoivent eux aussi une nouvelle orientation.
L'adoration dans le christianisme consiste d'abord dans l'accueil reconnaissant de l'action salvifique de Dieu. C'est pourquoi l'expression essentielle du culte chrétien s'appelle à bon droit Eucharistie, action de grâces. Dans ce culte, ce ne sont pas des actions humaines qui sont offertes à Dieu; il consiste plutôt en ce que l'homme se laisse combler.
Nous ne glorifions pas Dieu en lui apportant soi‑disant du nôtre ‑ comme si tout ne lui appartenait pas déjà ‑ mais en acceptant ses dons et en le reconnaissant ainsi comme l'unique Seigneur.
Nous l'adorons lorsque nous renonçons à la fiction d'un domaine où nous pourrions nous comporter comme des partenaires indépendants en face de Lui, alors qu'en fait nous ne pouvons exister qu'en Lui et par Lui.
Le sacrifice chrétien ne consiste pas à donner à Dieu une chose qu'il ne posséderait pas sans nous, mais à nous rendre totalement réceptifs et à nous laisser saisir totalement par Lui. Laisser Dieu agir en nous, voilà le sacrifice chrétien.