Darras tome 11 p. 225
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Combien plus ne devons-nous pas suivre rigoureusement ce précepte, nous à qui Jésus-Christ a remis la médecine des âmes, nous qui devons embrasser, dans une égale tendresse, tous les chrétiens? Qu'ils nous trouvent donc toujours fidèles à leurs douleurs, ces chrétiens dont le salut nous est confié. Qu'ils nous trouvent là, mais non à leurs festins, car on méprise bientôt le clerc qui ne sait pas refuser une invitation à dîner. Ne provoquons jamais des invitations de ce genre et acceptons-les rarement. Je ne sais pourquoi, mais c'est un fait : celui qui vous prie vous estime moins aussitôt que vous avez accepté. Plus vous le refusez, plus il vous vénère. Une autre règle est celle-ci : Prédicateur de la continence, ne vous faites pas l'entremetteur de mariages. De quel front un prêtre s'occuperait-il à disposer une vierge à contracter une première alliance, ou une veuve à en contracter une seconde? J'en dis autant des prêtres et des clercs qui se font procureurs de biens, administrateurs de domaines. Quoi donc! eux qui doivent par état professer le détachement des choses de ce monde, deviendraient des hommes de lucre pour le compte d'autrui? Non, non! Le meilleur dispensateur, parmi les clercs, est celui qui vide tous ses sacs d'argent entre les mains des pauvres 1. »
49. Telle est cette épître fameuse que l'antiquité chrétienne avait surnommée le «code des clercs : « Clericorum codex. Népotien, à qui elle était adressée, se montra digne d'avoir saint Jérôme pour ami et pour maître. Neveu d'un évêque, et par conséquent associé aux travaux et aux sollicitudes d'une administration considérable, Népotien avait besoin de conseils spéciaux, qui eussent été inutiles à un prêtre placé dans les conditions ordinaires. C'est là précisément ce qui explique les allusions fréquentes que le docteur de Bethléem faisait aux devoirs et aux obligations de l'épiscopat. D'ailleurs, Héliodore était avancé en âge. Autour de lui, chacun prévoyait que son neveu deviendrait son successeur, et, ce qui est plus rare, chacun le désirait sincèrement. Jérôme lui-même par- tageait cette espérance. Mais le Seigneur avait d'autres vues sur
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1 S. Hieronym., Epist. tu, passim ; Pair., lat., tom,
XXU, col. 547-5»,
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Népotien. Les grandeurs qu'on lui préparait sur la terre ne devaient pas se réaliser. Il était mûr pour le ciel. Atteint d'une maladie de poitrine, le jeune prêtre d'Altinum fut bientôt réduit à l'extrémité. Tout le clergé, tous les fidèles de la ville se pressaient autour de sa couche funèbre. Il souriait à chacun, et disait qu'il était heureux de mourir. Avant de recevoir l'ordination sacerdotale, il avait été capitaine dans les armées de Théodose. « Que je suis heureux, disait-il, d'avoir quitté le service de l'empereur pour celui de Jésus-Christ, le maître des empereurs ! Peut-être il m'eût fallu attendre de longues années ma retraite de vétérance, et voilà que le Seigneur, après deux ans passés dans sa milice, daigne m'appeler au lieu de son repos! » Le vénérable évêque Héliodore se tenait au chevet du mourant. Il fondait en larmes. Népotien prit sa main, et, la baisant, lui dit: « Mon père, faites apporter les ornements sacerdotaux dont vous m'avez revêtu le jour de mon ordination.»— Ce désir fut immédiatement satisfait. On étendit sur la couche funèbre ces insignes sacrées. Népotien les considéra d'un œil rayonnant de joie, puis il dit à son oncle : « Je vous en supplie, au nom de la tendresse que vous m'avez toujours témoignée, envoyez cette tunique à Jérôme, mon père par l'âge, mon collègue par la dignité. Je vais mourir. Reportez sur lui toute l'affection que vous aviez pour votre neveu1.»
33. Au moment où ce legs d'une amitié sainte parvenait au solitaire de Bethléem, la querelle de l'Origénisme avait pris des proportions considérables. Nous avons dit précédemment que saint Epiphane, en acceptant le siège métropolitain de Salamine, s'était réservé la direction du monastère fondé par lui à Eleuthéropoiis2, sur la route de Jérusalem à Hébron. Epiphane, en apprenant les ravages que faisaient en Palestine les erreurs accréditées sous le nom d'Origène, trembla pour l'orthodoxie de ses chers religieux. Le grand homme, qui avait étudié si profondément le caractère el les manoeuvres des hérétiques de tous les temps, et qui les avait si
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1 S. Hieron., Epist, lx ad fleliodor, — 2. Cf, tom. X de celte Histoire, p. 406.
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admirablement dépeints dans son immortel ouvrage : Adversus hœreses1, savait combien il importe d'opposer, dès le début, une résistance énergique aux efforts des sectaires, si l'on veut prévenir d'incalculables désastres. Il accourut à Jérusalem, entretint le patriarche des bruits qui couraient en Palestine sur l'appui qu'il prêtait ouvertement aux fauteurs de l'Origénisme. Jean répondit d'une manière évasive. Il ne voulait ni se rétracter, ni heurter de front un évêque tel qu'Epiphane, dont la réputation de vertu et de science était tellement répandue que le peuple ne l'appelait jamais que « le saint. » L'hospitalité qu'il lui donna, dans sa demeure, fut donc pleine de démonstrations obséquieuses. Il se montrait avec lui en public. Il l'invita même à l'accompagner dans une visite pastorale qu'il allait faire à Béthel, et le pria d'y officier pontificalement. C'était un moyen indirect de répondre au manifeste d'Aterbius, et de se justifier de l'accusation d'hétérodoxie, en prouvant qu'il était en communion avec Epiphane, l'adversaire le plus déclaré de l'Origénisme. Un incident survenu durant cette excursion fournit au patriarche un prétexte dont il se servit plus tard pour taxer d'exagération le zèle du saint évêque. Voici comment Epiphane lui-même, dans une lettre à Jean de Jérusalem, raconte le fait : « Nous étions partis ensemble pour aller célébrer les divins mystères à Béthel. Chemin faisant, comme nous traversions la petite bourgade d'Anablatha, je vis une lampe qui brûlait devant un oratoire. Je demandai ce que c'était. On me dit que c'était l'église du lieu; et j'entrai pour y faire ma prière. Or, sous le portique, et fermant l'entrée, je trouvai un voile de toile peinte, sur lequel était figurée l'image d'un Christ ou de quelque saint : car je ne me rappelle plus très-exactement le sujet. Quoi qu'il en soit, je déchirai cette toile, et, rappelant aux gardiens qui m'entouraient la prohibition de l'Ancien Testament qui défend d'exposer dans le temple de Dieu des images de ce genre; je leur dis : Prenez ce lambeau d'étoffe, et employez-le à ensevelir un mort. Cela, vaudra mieux que de le
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1 fatr.^œc, tom. SU integr. et tom. SLII, col. l.'-TJfc
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laisser ici ! — Cependant, je les entendais murmurer contre moi. S'il voulait déchirer notre tenture, disaient-ils, il serait juste au moins qu'il nous en rendît une autre! — Bien volontiers, leur répondis-je. — Et je leur promis en effet de remplacer le voile que je venais de détruire. Or, dans le rapide séjour que je fis en Palestine, il ne me fut pas possible d'accomplir ma promesse. Maintenant, de retour en Chypre, j'ai pu faire l'acquisition que je méditais. Je vous envoie donc, à vous, évêque de Jérusalem, la tenture que je me suis obligé de fournir à l'église d'Anablatha. Veuillez la faire agréer par le presbyterium du lieu, en échange de celle que j'ai lacérée. Le lecteur que je charge de cette commission vous la remettra en main propre. Je vous prie, en outre, de donner des ordres, pour qu'à l'avenir, dans les églises soumises à votre juridiction, l'on n'expose plus d'images de cette sorte, lesquelles fournissent aux scrupules religieux du peuple de Palestine un prétexte indigne de l'Église du Christ. Je terminerai cette lettre par un autre avis non moins important. Défiez-vous de Pallade. Il fut autrefois notre ami, et maintenant il a besoin de la miséricorde de Dieu, car il s'est fait le prédicateur et le propagateur des doctrines d'Origène. Veillez donc à ce qu'il ne continue pas plus longtemps à pervertir le peuple fidèle confié à vos soins. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités dans le Seigneur 1. »
54. Pallade, dont saint Epiphane fait ici mention, était le futur évêque d'Hélénopolis, le célèbre auteur de l’Historia Lausiaca 2, Histoire des moines de Nitrie, » dédiée au préfet Lausus, d'où ce surnom de Lausiaca. Pallade venait d'accomplir son pèlerinage dans les Thébaïdes égyptiennes. Il y avait rencontré Evagrius du Pont, et le saint abbé Paphnuce, lesquels, en haine de l'anthropomorphisme, s'étaient fait origénistes, de nom beaucoup plus que de fait. Car ces illustres solitaires, exclusivement préoccupés de la controverse actuelle sur le Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, ne prétendaient en aucune façon se rendre soli-
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1. S. Epiphan., Epist. ad Joann. Hieros.; Patr. grœc, t. XLIII, col. 390-392. 2.Palladiu», Historia Lwsiaca; Pair, lat., tom. LXXIII, col. 1066-1218. =========================================
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daires des erreurs fondamentales de l'Origénisme, qu'ils ne connaissaient même pas. Pallade, jeune encore, ardent comme on l'est à cet âge, et d'ailleurs tout plein d'admiration pour les merveilles de sainteté qu'il venait de voir à Nitrie, lors de son arrivée à Jérusalem, au plus fort de la discussion théologique soulevée entre saint Jérôme et Rufin, n'avait pas hésité un seul instant à prendre parti pour ce dernier. A ses yeux, Jérôme était un anthropomorphite d'autant plus dangereux qu'il était plus illustre. Pallade crut donc remplir un devoir de conscience, en se déclarant l'adversaire de Jérôme. Rufin l'entretenait soigneusement dans ces idées hostiles. La tactique du solitaire des Oliviers consistait à susciter au moines de Bethléem le plus d'ennemis possible, sauf à se cacher lui-même derrière toutes ces recrues qu'il faisait savamment manœuvrer sur le champ de bataille. Saint Epiphane n'avait pas été dupe de cette stratégie, et il la dénonçait comme une hypocrisie scandaleuse.
55. Mais le grand évêque de Salamine n'avait point été aussi bien inspiré dans sa conduite à l’oratorium d'Anablatha. La voile déchiré dans cette église n'avait pas seulement une valeur matérielle qui se pouvait facilement compenser par une restitution de prix égal; il avait une valeur théologique incontestable : il représentait un dogme, celui du culte des images saintes. Ce dogme était adopté par l'Eglise universelle. Les catacombes de Rome offraient, sur chacune de leurs parois, les images du Bon Pasteur, de la Vierge, de saint Pierre, de saint Paul et des Apôtres. Nous avons vu saint Basile, en Cappadoce, prier, dans son oratoire, devant l'image de saint Mercurius, patron de cette province. Epiphane était-il donc iconoclaste? Ce grand évêque, ce «saint, » comme on l'appelait, avait-il l'esprit si étroit qu'il confondît la vénération des images et des reliques avec le culte de «latrie,» dû à Dieu seul. Nullement : et c'est là un point qu'il importe de mettre en lumière, à notre époque où le protestantisme, héritier des doctrines iconoclastes des empereurs de Byzance, affiche la prétention de répudier comme une idolâtrie le culte des images. Saint Epiphane n'était ni protestant, ni iconoclaste. Tout simple-
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ment, il était de son temps et de son pays, c'est-à-dire, qu'il était né en Palestine, d'une famille juive, et qu'il savait mieux que personne à quel point ses anciens coreligionnaires de la Judée témoignaient d'horreur pour les représentations, images, peintures ou sculptures des églises chrétiennes; eux qui demeuraient toujours sous l'empire de la parole du Décalogue : Non facies tibi sculptile, neque omnem similitudinem, quœ est in cœlo desvper et quœ in terra deorsum. nec eorum qvae sunt in aquis sub terra, non adorabis ea, neque coles1. Le formalisme pharisaïque avait exagéré cette loi au point de ne pas même vouloir toucher une monnaie romaine, parce que la tête d'un César quelconque y était empreinte. Voilà pourquoi les changeurs faisaient une si belle fortune sous les galeries du temple de Jérusalem. Aucun Hébreu, digne de ce nom, n'aurait voulu payer la dîme, ni jeter son aumône dans le gazophylacium, avec une monnaie portant des signes idolâtriques. Les rois d'Israël, depuis David jusqu'à Antigone, s'étaient bornés à inscrire leur nom sur le numisma, en l'accompagnant de divers emblèmes, tels que la coupe pleine de manne, la verge fleurie d'Aaron, la colonnade du Temple, l'arche d'alliance surmontée d'une étoile, la gerbe de blé et la grappe de raisin, la palme ou la feuille de vigne. Aucun d'eux n'avait eu la témérité d'y faire figurer une représentation humaine. Seule, la famille hérodienne, rompant avec l'antique tradition, avait donné l'exemple contraire et frappé ses monnaies à l'effigie de l'ethnarque régnant et des Césars de Rome. Mais, au nombre des sacrilèges qu'on reprochait à cette famille, celui-là n'était pas le moins grand. Les Juifs avaient en horreur cette violation flagrante de leur loi, et en exécraient les auteurs. Ces détails rétrospectifs nous font parfaitement comprendre le sentiment qui animait saint Epiphane, alors qu'en pleine Judée, aux portes extérieures d'une église, ce grand évêque rencontrait une exhibition picturale qui semblait un défi jeté à tous les sentiments nationaux d'une population qu'il ne fallait pas chercher à irriter, mais à convertir. Tel est le sens vrai de l’inci-
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1 Exod., sx, 4-5.
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dent d'Anablatha. Saint Epiphane l'établit clairement, quand il dit à l'évêque de Jérusalem : Decet honestatem tuam hanc magis habere sollicitudinem ut scrupulositatem tollat quœ indigna est Ecclesiâ Christi, et populis qui tibi crediti suntl. Il s'agit donc là, non pas d'une question dogmatique, mais d'un prétexte à scrupules : scrupulositatem; non pas d'une mesure universelle, mais d'une précaution locale, bonne à observer en présence des préjugés héréditaires en Palestine : populis qui tibi crediti sunt. Aussi Jean de Jérusalem ne songea-t-il point à incriminer la démarche du saint évêque, au point de vue doctrinal. Il aurait eu cependant un facile triomphe à remporter sur son adversaire, si la question eût été posée en d'autres termes. « Vous me reprochez de tomber dans l'hérésie des Origé-nistes, aurait-il pu dire; et vous, dans le même temps, vous donnez l'exemple des fureurs iconoclastes! » Nul doute que Jean de Jérusalem n'eût saisi avec empressement l'occasion de riposter par cet argument ad hominem, s'il eût été possible d'interpréter en ce sens l'action de l'évêque de Salamine. Mais, encore une fois, la question ne s'élevait point à une telle hauteur. Tout ce dont le patriarche se plaignait, c'est que saint Epiphane eût tardé trop longtemps à remplacer le voile déchiré par lui, dans l'église d'Anablatha, malgré la promesse formelle qu'il en avait faite. Tel était uniquement l'objet de sa récrimination.
36. Epiphane le satisfit sur ce point, puisqu'il dépêcha, de l'île de Chypre, un lecteur expressément chargé de remplacer le voile d'Anablatha. Mais cet incident était déjà oublié, en présence des graves événements qui s'étaient produits dans l'intervalle. Le dimanche qui suivit le voyage de Béthel, saint Epiphane avait été invité par le patriarche à officier et à prêcher dans la basilique constantinienne du Saint-Sépulcre. Toute la population de Jérusalem s'était donné rendez-vous pour entendre l'illustre évêque. Les religieux du monastère des Oliviers étaient présents. Rufin pourtant s'était abstenu de paraître. Il lui suffisait d'avoir des intelligences dans la place. Epiphane prit la parole. Avec une admirable
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1 S. Epiph., Epist. ad Joan. HierosQl. ; Pair, grœc, toi». <ù&, col» SSL
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netteté et une érudition accablante, il exposa, une à une, les quatre erreurs principales de l'Origénisme, et les réfuta par des arguments péremptoires. L'évêque de Salamine se garda bien d'articuler aucun nom propre. Mais tous ses coups frappaient en plein sur le patriarche. « Celui-ci, entouré de son clergé, grimaçait un sourire cynique, pinçait les lèvres, se grattait la tête et haussait les épaules, comme par pitié pour la folie sénile de l'orateur1. » C'est saint Jérôme qui parle ainsi. Il était accouru de Bethléem, pour assister à cette séance solennelle. Le patriarche, cédant à un mouvement d'irritation dont il se repentit plus tard, donna l'ordre à son archidiacre de monter à l'ambon et de faire taire le saint évêque. Une scène tumultueuse succéda à cet ordre intempestif. Epiphane quitta l'Anastasie (c'est ainsi qu'on appelait alors la basilique). Le peuple le suivit en foule. Tous les rangs, tous les âges, hommes, femmes, jeunes gens, dans un transport de vénération unanime, se pressaient autour de l'illustre orateur. Les mères lui présentaient leurs petits enfants pour qu'il leur donnât sa bénédiction; on se prosternait sur son passage; on lui baisait les pieds; on s'arrachait les franges de son manteau. L'affluence était telle autour de lui qu'il pouvait à peine faire un pas. Jean, au désespoir, vociférait des injures contre le saint vieillard. L'interpellant avec une atroce ironie, il lui reprochait de s'arrêter exprès et de se complaire dans les hommages dont il était l'objet2. La station du soir était indiquée àl'église Sainte-Croix. La multitude s'y rendit. On espérait qu'Epiphane parlerait encore. Mais le saint évêque, désolé de ces violences, se contenta d'assister silencieusement à la cérémonie. Jean de Jérusalem parut à l'ambon. et commença une diatribe contre les Anthropomorphites. « Son regard était furieux, dit saint Jérôme; sa parole pleine de menaces. Il insista, avec une ironie amère, sur la simplicité rustique de ces ignorants qui prennent au pied de la lettre chacune des paroles de l'Ecriture, et donnent à la divinité, substance immatérielle, un corps, une figure et des
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1 Tu et chorus tuus. cmrino riclu, tioribnnfug conlractis. scalpentes capita, de.'i-nim snnsfù ntilil/us Irxjuelmii'nifè. Ilii*i\<ii\ ni., L bcrcontra Joann. hierosni>/m;!.. Palrol. c'i. il ; toi., lom. .WI.'l. col. ::«.'. — ■ «. !!•--■.i-y.r., •'<■>'.
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membres. En parlant ainsi, il désignait, du regard et du geste, l'évêque de Salamine. Il se tenait sans cesse tourné du côté du saint vieillard, et indiquait, par toute son attitude, qu'Epiphane était l'un des fauteurs de cette ridicule hérésie. Enfin, la bouche sèche, la tête renversée en arrière, les lèvres tremblantes, vaincu par la colère et la fatigue, il cessa de parler. Epiphane l'avait écouté en silence, sans qu'on pût surprendre sur son visage la plus légère trace d'émotion. Il se leva alors, fit un geste pour indiquer qu'il allait dire quelques mots, et le peuple, heureux d'entendre sa voix si chère, garda le plus profond silence. Epiphane s'inclina modestement, pour remercier l'auditoire de cette marque de respect. Puis, élevant la voix, il dit : « Toutes les critiques que Jean, mon frère dans l'épiscopat, mon fils par l'âge, vient d'adresser aux Anthropomorphites, sont justes et méritées. Je réprouve, comme lui, leurs doctrines. A son tour, je l'invite à faire une déclaration solennelle et à condamner avec moi les erreurs de l’Origénisme en même que je condamne avec lui celles des Anthropomorphites. — Ce peu de mots souleva dans l'assemblée des applaudissements unanimes. Le patriarche, directement interpellé, ne jugea point à propos de répondre. En quittant l'église, saint Epiphane prit la route du monastère de Bethléem, et passa la nuit à écrire au pape Siricius, pour l'informer de ce qui se passait 1 (394). »
57. La présence du « père des évêques 2, » comme l'appelle saint Jérôme, était certes un grand sujet de joie pour les solitaires de Bethléem ; mais elle était aussi le prélude d'une persécution terrible. Jean de Jérusalem avait pris, à l'école des Ariens et des Pneumatomaques, des habitudes de despotisme que sa conversion n'avait pas entièrement effacées. « En une heure, je puis faire mille clercs3? » répétait-il dans les accès de colère furieuse ou cette
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1 S. Hieron., loc. cit.
2. Patrem pene omnium episcoporum. Ibid. Nous prenons ici la liberté de protester
contre les appréciations d'un historien récent, qui semble avoir pris à tâche
de flétrir toutes les plus illustres mémoires du Ve siècle, dès qu'elles sont
environnées de l'auréole de la sainteté. Pour lui, S. Epiphane, « c'est la
discorde théologique en personne » etc.
(Cf. A. Thierry, S. Jérôme, t. I, p. 369.)
3. Contemnis laîcos, diacoaos atque presbyteros. Potes enim (ut gloriaris et j'acti-
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discussion l'avait jeté. Laïques, diacres, prêtres, il rudoyait tout le incognito monde, et se montrait d'autant plus violent qu'il avait plus de torts. Saint Jérôme avait compris ce caractère emporté et fougueux. Il prévoyait un orage terrible, et, pour ne pas compromettre l'avenir de ses institutions naissantes, il supplia saint Epiphane de ne pas prolonger son séjour à Bethléem. Le saint évêque, qui venait personnellement de faire une si triste expérience des emportements du patriarche, se rendit à ses raisons. Il partit le lendemain, dans la nuit, traversa la ville de Jérusalem et courut s'enfermer dans une dépendance de son monastère d'EleuthéropoIis, nommée Vetus-Ad (Vieil Ad). De la, il adressa une lettre encyclique aux religieux dépendants de sa juridiction, pour leur enjoindre de rompre toute communion avec Jean de Jérusalem, s'il ne rétractait publiquement ses erreurs. Le patriarche n'y était pas encore disposé. Il venait de signifier aux prêtres de Bethléem la défense d'exercer les fonctions de leur ministère vis-à-vis des religieux et des religieuses des monastères hiéronymiens. Il y ajoutait, par une aggravation vraiment inconcevable, celle de leur refuser l'entrée de l'église. Le dimanche suivant, à l'heure de la messe, quand, d'un côté, les saintes femmes conduites par Paula et Eustochium, de l'autre, les moines, ayant à leur tête Jérôme et Vincentius, se présentèrent, suivant leur coutume, aux portes de la basilique de la Nativité, on leur lut l'étrange décret du patriarche. La procession fut obligée de rétrograder, sans avoir été admise dans le temple du Seigneur. Une seconde fois, le mot de l'Évangile se vérifiait : Et non erat eis locus in diversorio. Saint Jérôme était excommunié. A la distance où nous sommes de ces événements qui émurent un instant le monde, on ne peut se défendre d'un sentiment profond d'indignation et de mépris pour ce patriarche aussi faible que passionné, aussi fougueux qu'ignorant, lequel mettait ses rancunes au service de la haine de Rufin. En vérité ! qu'est-ce donc aujourd'hui, devant la postérité et l'histoire, que
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tas) innnâ hurâ mitleclercios facere (S. Hieronym., Iib. Cotdra Joann. Bitraml , e»p. IV; Pair, tat., lom. cit., col. 358)
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ce Jean de Jérusalem lançant l'interdit contre saint Jérôme? Et qui saurait seulement que Jean de Jérusalem a existé, sans la déplorable persécution qu'il fit subir ù un grand génie et à un grand saint? Puissent de tels exemples profiter à tous, en inspirant la modération à ceux qui ont le pouvoir, la docilité à ceux qui leur doivent obéissance !