Darras tome 34 p. 27
196. La journée du Jésuite n'est point à la merci des caprices de maîtres fantasques, comme le sont les jours de tant d'autres dont les censeurs de la Compagnie ne songent guère à plaindre le sort. Le jésuite a sa règle tracée d'avance. A quatre heures du matin, la cloche sonne le réveil : l'excitateur parcourt les chambres, pour constater la ponctualité de l'obéissance. A quatre heures et demie, l'usage appelle les religieux à la chapelle pour la méditation. La cloche de l’Angélus met fin à l'oraison ; après quoi les prêtres disent leur messe, et l'action de grâce terminée, vaquent à leurs occupations journalières. Ces occupations ne manquent ni au dedans ni au dehors. Quelques heures sont toujours réservées pour le travail solitaire et l'étude. Les uns sont appliqués aux lentes études qu'exige la prédication évangélique ; d'autres se livrent aux recherches de la science ou de l'histoire. Tous s'emploient aux fonctions actives du ministère. A moins qu'une impérieuse nécessité n'interdise I'accès de sa cellule, elle est continuellement assiégée. A tous on tache de faire entendre le langage de la foi et de la charité ; ceux qui étaient venus pour tenter se retirant confondus ; d'autres, consolés dans leurs douleurs. Les femmes chrétiennes sont reçues dans un lieu destiné à les recevoir ou au confessionnal. Midi arrive: c'est un temps d'arrêt dans la communauté. Après un quart d'heure
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d'examen, on descend en silence au réfectoire: la lecture assaisonne le frugal repas d'une demi-heure. On visite ensuite le Saint-Sacrement ; et on se réunit pour trois quarts d'heures, dans la cordialité charmante d'entretiens fraternels. Vers une heure et demie de relevée, on retourne au silence, à l'étude, et le plus souvent, au confessionnal ; on recommence à entendre la longue histoire des peines et des infirmités des consciences. On écoute le pauvre comme le riche, l'enfant et l'homme fait. S'il est besoin aussi, on va consoler, sur leur lit de douleur, les malades et les mourants ; c'est dans les heures de l'après-midi surtout qu'on remplit ces religieux devoirs. Mais on s'abstient de toute visite qui ne serait que pure distraction et simple bienséance. Jamais un jésuite ne paraît dans le monde ; il ne prend jamais ses repas hors de la communauté ; à moins qu'il n'en soit momentanément séparé pour la mission évangélique. Le soir vient ; il a fallu cependant trouver le temps de la prière et de l'office divin. A sept heures, le souper réunit les habitants de la maison ; quelques instants de récréation suivent encore ; à huit heures un quart les litanies des saints se récitent en commun à la chapelle ; chacun se retire alors dans sa chambre et consacre seul une demi-heure à la lecture spirituelle et à l'examen de conscience. A neuf heures, on sonne le repos. Quelques-uns, avec la permission des supérieurs, pourront bien encore prolonger le travail et la prière ; quelques autres, le matin, préviendront l'heure du réveil commun ; mais tous obéiront à la sage autorité qui veille au maintien de la santé et des forces nécessaires. C'est en commun, une vie bien réglée, un temps bien employé, mais sans trace de servitude, même volontaire. Les jours se suivent ainsi et se ressemblent. Ils sont remplis, souvent pénibles, doux cependant. Et voilà dans la réalité ces redoutables jésuites, ces hommes noirs, ténébreux et malfaisants, que nous verrons si souvent attaqués parce qu'on les sait forts, et, en effet, ils le sont ; mais ce ne sont pas des ennemis de la propriété et de la famille, de la liberté et du pouvoir, de l'Église et de l'État. Il faut faire violence au bon sens et à la probité pour s'attarder à d'aussi misérables imputations.
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197. Pour donner au lecteur une idée synthétique du jésuite, je voudrais esquisser le type moral de son existence. Si l'on veut comprendre cet être peu mystérieux, il faut considérer le but de ses efforts et les moyens qu'il emploie pour y atteindre. Tous les motifs d'action qu'il se propose se réunissent dans une fin dernière, qui est la plus grande gloire de Dieu. Les religieux cherchent à procurer pratiquement celle-ci, en travaillant à leur sanctification et à celle des autres ; et cela, non par des obligations particulières, mais en n'excluant rien de ce qui est bon en soi, conforme à l'Évangile et au but de la Compagnie. Il suit de là que la société embrasse toutes les pratiques de vertu qui répondent à son but, puisque la gloire de Dieu dans toutes les directions est la fin dernière qu'elle se propose, et que cette fin donne la mesure des efforts de chacun, pour sa propre sanctification et pour celle des autres. C'est dans ce principe que git la liberté de l'Institut, sa partie mobile, laquelle se renouvelle sans cesse et puise sa vie dans la volonté de Dieu, à mesure qu'il fait connaître que telle ou telle œuvre peut procurer sa gloire. Pour cela, il faut que les religieux de la Compagnie de Jésus cherchent la gloire de Dieu uniquement pour elle-même, non par crainte du châtiment, ni dans l'espoir de la récompense, mais par le motif du pur amour; et c'est, pour ce motif, que les constitutions n'obligent pas sous peine de péché. Celui qui après s'élève à un degré de perfection est inattaquable et sûr de soi, autant que cela est possible sur la terre. Ce but suprême, la plus grande gloire de Dieu, les religieux doivent l'avoir uniquement présent à l'esprit et ne rien vouloir autre chose. Mais, pour ce qui regarde les moyens qui conduisent au but, ils doivent, à moins d'ordre contraire, être à leur égard dans une complète indifférence. Si, par exemple, entre ces trois actes de vertu : la prière, la méditation et le ministère du confessionnal, ce dernier contribue davantage à la gloire de Dieu, il faut laisser là les deux autres. On doit être tout aussi indifférent à l'égard des consolations et des lumières spirituelles, du plus ou moins grand pas vers la perfection, pourvu qu'on ne néglige rien de ce qui peut le hâter. C'est pour que ce but soit plus certainement atteint, que la Compagnie
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pour la pratique des vertus, prescrit très peu de règles fixes : la règle, ce doit toujours être le principe de la plus grande gloire de Dieu ; et dès que celle-ci exige quelque chose de plus ou de moins, dès que le temps, le lieu ou la personne avec qui l'on a affaire, prescrit une conduite particulière, on doit se soumettre à cette nécessité. C'est pour cette raison encore que la vie du jésuite est la vie ordinaire ; elle ne se distingue aucunement, quant à l'extérieur, de celle des clercs pieux, sauf que l'on y trouve les avantages de la vie commune. Pour qu'aucun obstacle n'empêche le jésuite de tendre vers son but, il ne doit jamais s'engager à des choses qui abaisseraient à un but particulier la fin générale de la Compagnie et appliqueraient à un petit nombre de personnes son action et ses services. Le jésuite ne reçoit jamais non plus d'argent pour les services qu'il peut rendre, et c'est un point essentiel de ses constitutions. — Dans la poursuite du but général, le jésuite ne regarde point à la partie extérieure, accessoire et pour ainsi dire matérielle des vertus, mais seulement à ce qu'elles ont d'essentiel et de formel. Il ne se propose, en effet, comme fin dernière, aucune vertu spéciale, de sorte que les autres lui soient subordonnées et qu'elles deviennent le pivot de son existence. Le jésuite pratique toutes les vertus, mais seulement comme moyen de perfection : il n'en élève aucune arbitrairement au dessus des autres, n'attribue à aucune un mérite absolu, mais ne reconnaît à chacune en particulier que la valeur qu'elle possède comme moyen d'arriver au but. Dans la pratique des vertus, il choisit les voies douces et, pour cela, efficaces ; il suit le fortiter et suaviter, comme fait aussi la grâce divine. En un mot, le jésuite est un religieux excellent ; ailleurs, ce serait un homme de grand esprit.
198. Des écrivains affiliés aux sectes, esclaves de la faveur populaire, avides d'un gain honteux ou unis par d'autres passions aussi peu honorables, ont su couvrir la vérité de si perfides déguisements, qu'en écrivant l'histoire, ils ont faussé le jugement des peuples. Par exemple, pour favoriser ou amnistier l'éviction de la Compagnie de Jésus, on a osé prétendre que le Saint-Siège ne l'avait point approuvée explicitement et que dans ses approbations, il
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n'est question ni de vœux solennels, ni d'exemption de la juridiction des évêques, ni des constitutions formulées dans l'Institution, ni de la distinction des divers degrés de profès, de coadjuteurs spirituels et de scolastiques qui existent dans la Compagnie. Pour répondre sommairement à ces allégations frivoles, il faut noter d'abord que Pau III, à cinq reprises différentes, a réitéré son approbation de la société de Jésus. Nous avons parlé déjà de la Bulle Regi-mini militantis Ecclesiae du 27 septembre 1543; il faut joindre: 1° la constitution Injunctum nobis du 14 mars 1543, dans laquelle la clause qui restreignait les profès a soixante est supprimée ; 2e le bref Cum inter cuncta du 3 juin 1545, qui accorde des facultés spéciales concernant la prédication, la confession et autres ministères pour le bien spirituel des âmes ; 3° le bref très important Exponi nobis du 5 juin 13 43, dans lequel est accordée à la Compagnie la faculté d'admettre des coadjuteurs spirituels et temporels distincts des profès pour la nature des vœux ; 5° la constitution Licet debitum du 18 octobre 1549. Or, par la première de ces constitutions, le pape Paul III approuve l'idée mère, l'esquisse, la formule générale et la forme de vie à intervenir et confère à la Compagnie le pouvoir législatif, pour tirer, de cette règle primitive, un corps de constitution. Dans la seconde bulle, on ne parle plus du premier titre légal, mais des constitutions, en indiquant la connexion intime de celle-ci avec la formule dont elles sont l'explication et l'application ; en second lieu, le Pontife parle de constitutions déjà faites, du moins en partie ; en troisième lieu, il accorde le pouvoir d'en faire de nouvelles, de changer ou d'abroger celles qui existent et, par là, il donne à la Compagnie le pouvoir constituant qu'elle exerce de fait en vertu de l'autorité apostolique, dans les congrégations générales. Les documents ultérieurs ajoutent successivement aux corps tous les organes. Le bref Esponi nobis établit explicitement un des points les plus importants de l'organisme spécial de la Compagnie, je veux dire la distinction des degrés et la diversité intrinsèque des vœux. La dernière constitution de Paul III fait continuellement allusion aux constitutions de la Compagnie, dont elle mentionne et confirme les points les plus
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importants ; par exemple, le plein pouvoir de gouverner la Compagnie, donné au général ; l'exemption de la juridiction de tout ordinaire, confirmée d'une manière expresse ; le pouvoir judiciaire et coercitif donné contre les sujets apostats ou rebelles. Jules III, Pie V, Grégoire XIII, Grégoire XIV, Paul V, Benoît XIV, Clément XIII, en confirmant l'Institut, déclarent approuver et confirmer ce qui fut approuvé et confirmé par Paul III. Nous ne saurions rapporter tous ces textes, mais on ne peut sérieusement contester la situation canonique de la Compagnie de Jésus dans l'Église1.
199. Dans toutes les recrudescences de haine contre l'Eglise, les attaques contre la Compagnie de Jésus servent ordinairement de prélude à la guerre. On dit volontiers que l'Église n'a pas eu de plus grands perturbateurs et le pape, de sujets plus rebelles que les Jésuites ; en preuves on allègue les nombreuses censures portées par le Saint-Siège contre les jésuites. Les jésuites, dit-on, auraient été près de cent fois condamnés par des décrets, bulles ou lettres apostoliques de la cour de Rome ; le près de cent se réduit à quatre-vingt-sept ; de ce chiffre il faut encore retrancher les cinquante pièces, discours ou discussions théologiques, relatives à la Congrégation de Auxiliis, pour l'examen de la doctrine de Molina, congrégation dont les disputes aboutirent à une ordonnance de non-lieu, contre l'auteur de l'essai de concordance entre la grâce et le libre arbitre : déduction qui réduit les censures à trente sept. Ces trente-sept comprennent plusieurs décrets de Papes, condamnant des propositions de morale relâchée ; mais dans ces actes de la puissance et de la sagesse apostolique, il n'y a aucune condamnation contre la Compagnie. « L'Église, dit un évêque, toujours attentive à réprimer l'erreur partout où elle se trouve, sans exception de personne, n'a eu garde d'attribuer à aucun corps ni à aucune société les maximes qu'elle a condamnées, non-seulement parce qu'elle n'a pas cru devoir rendre aucun corps responsable des erreurs de quelques particuliers, surtout avant leur condamnation, mais encore parce qu'elle n'ignorait pas que ces erreurs ne sont pas particulières
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1 Cf. Sanguisetti, La Compagnie de Jésus et son existence canonique dans l'Eglise, in-8", Paris, 1884, passim.
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à
un corps plutôt qu'à l'autre et que plusieurs théologiens, soit séculiers, soit
réguliers, indistinctement de tous corps, dont les particuliers sont en
usage de donner des traités sur ces matières, étaient tombés dans les mêmes égarements. Convaincu par cela même
que ces erreurs étaient un effet
de la faiblesse de l'esprit humain
sujet à faiblir, plutôt qu'un vice attaché à aucune autre société, elle s'est contentée de
proscrire l'erreur, d'en défendre l'enseignement ; et ces décisions ont servi
depuis qu'elles ont été portées, de règle inviolable pour tous les particuliers
; régie inviolable et res-
pectée, on ose l'assurer plus que partout ailleurs, dans la société de Jésus.
» A cette observation de bon sens,
dont l'évidence même dispense de preuves, on peut ajouter que les propositions, en très petit
nombre qui ont été condamnées, n'ont été soutenues par quelques jésuites
que d'après un très grand ombre
de casuistes des autres ordres ou des autres écoles, et avant les
censures, alors que ces propositions étaient des opinions libres. Depuis
leur condamnation, les jésuites qui ont écrit sur ces matières ont fait des
censures la base de leurs décisions. — Ces trente-neuf censures comprennent encore les bulles, brefs ou
lettres des papes dans la
question des rites chinois et malabares.
Or, parmi ces pièces, il n'y a pas de censures, mais seulement
des ordonnances,
décisions, décrets, pour
la conduite des ouvriers apostoliques dans les pays de missions, décisions directrices et obligatoires pour les évêques et missionnaires de ces contrées lointaines. Ces décisions ne regardent pas les
seuls jésuites, mais tous les prêtres, tant séculiers que réguliers, consacrés à l’évangélisation des pays
infidèles. De plus, ces
décisions non-seulement ne sont pas
des censures, mais en excluent même
formellement l'idée ; le décret de Clément XI entre autres porte : « Qu'il ne faut
pas blâmer les missionnaires qui ont cru
jusqu'alors pouvoir
suivre une pratique différente, puisqu'il ne doit pas paraître étonnant que, dans une matière discutée depuis tant d’années, tous les esprits
ne se soient pas réunis dans un même sentiment. » En retranchant des
considérants, trente-sept censures, toutes des bulles relatives aux missions et
aux condamnations in globo de
principes
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de morale relâchée, il reste onze censures réelles, portées contre des ouvrages des pères Bauny, Cellot, Rabardeau, Pirot, Berruyer et Neumayer. Onze censures pour dix ou douze mille auteurs jésuites, cela représente à peu près un sur mille. A quoi il faut observer encore que ces censures ne flétrissent aucunement les auteurs, mais frappent seulement l'erreur. La sagesse et l'équité de l'Église lui font discerner des auteurs qui tombent, dans quelque erreur, soit de dogme, soit de morale, dans des matières qui n'ont pas été bien éclaircies et sur lesquelles l'Eglise n'a pas prononcé ; ces auteurs s'égarent de bonne foi, séduits par quelques raisonnements spécieux ou entraînés par l'autorité de quelque docteur ou subjugués par l'empire du préjugé. L'Eglise prévient le danger, redresse l'auteur en faute et prévient la contagion de l'erreur. L'auteur se soumet et par sa soumission, la faiblesse de son esprit contribue à l'accroissement de ses vertus.
200. L'Église n'a pas assez de foudres, pas assez d'anathèmes contre les jésuites, suivant les uns ; suivant d'autres, les jésuites se sont imposés à l'Église ; ils gouvernent le Saint-Siège ; la papauté est forcée de compter avec eux. Quand les jésuites ont rédigé une bulle ou fulminé une condamnation, le Pape n'a plus qu'à s'incliner et à revêtir le document de sa signature. Cette puissance tyrannique et arbitraire qu'on veut bien attribuer à la Compagnie est une pure chimère. L'Église n'est gouvernée ni dominée par personne, pas plus par les jésuites que par d'autres ; elle est assistée, gouvernée par l'Esprit-Saint qui réside en Pierre et dans ses successeurs. Les jésuites comme les plus simples fidèles, se sont toujours fait un devoir et un honneur de rester soumis à la plus haute autorité qui soit sur la terre, et pour soutenir et pour défendre cette autorité, ils ont, quand il l'a fallu, tout sacrifié, leurs biens, leur repos, leur honneur et leur vie. « Le pouvoir que Jésus-Christ a confié à son Église, dit le Père Ravignan, a principalement pour objet : 1° la décision des points de doctrine concernant le dogme ou la morale ; 2e l'administration ou le gouvernement ecclésiastique. Pour ce qui concerne les décisions doctrinales, tout catholique instruit sait que le soin de les préparer et le droit de les porter appar-
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tient à l'Eglise, et spécialemenl à son chef suprême. Se permettre, à propos des jugements de doctrine prononcés par les Papes, de dire qu'ils leur ont été imposés, dictés ou simplement suggérés par l'esprit de parti ou de cabale, ce n'est pas manquer seulement de respect, et d'une manière très grave, à la plus haute autorité qui existe, c'est en quelque sorte manquer à la foi dans un point essentiel, c'est donner un démenti formel à Jésus-Christ, qui nous assure qu'il est avec son Eglise, avec Pierre, jugeant et décidant jusqu'à la fin des siècles. C'est assez pour le vrai fidèle. — Quant à ce qui regarde l'administration ecclésiastique ou le gouvernement spirituel de l'Eglise,—il s'agit ici de l'Eglise universelle, — l'on sait aussi que cette administration n'a lieu à Rome régulièrement que par le moyen des congrégations, des tribunaux ou des commissions formées pour traiter et régler les affaires. Ces congrégations, présidées toujours par un cardinal, sont composées de consulteurs, qui autrefois appartenaient en grande partie aux différents ordres religieux. Les jésuites, comme les autres, pouvaient y être appelés, au moins dans quelques-unes ; mais vu la multitude des autres membres réguliers, ils n'y étaient jamais qu'en minorité. Sous ce premier point de vue, on n'aperçoit pas comment ils auraient pu dominer la congrégation dont ils étaient membres, quand d'ailleurs il est notoire que les autres réguliers, leurs collègues, avaient souvent entre eux des vues, des intérêts opposés aux intérêts des pères de l'Institut de saint Ignace. Chose assez remarquable, c'est presque toujours sous les Papes les plus affectionnés aux jésuites que ces religieux ont eu à essuyer le plus d'échecs, le plus d'actes ou de décisions qui leur étaient contraires, de la part des congrégations romaines. Il y a loin de la, il faut en convenir, à la domination absolue, universelle, tyrannique, comme on l'a rêvée 1. » Les jésuites sont la milice fidèle, le régiment des gardes du corps des souverains Pontifes : il implique contradiction qu'ils soient ses ennemis. Les jésuites ont tout sacrifié pour couvrir le Saint Siège de leurs corps : expulsés de France en 1594, de Venise
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1 D\.- I' x >' ■! c 'm A1 m''(.m, p. Aj.
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en 1606, poursuivis, traqués, suppliciés en Angleterre pendant plus d'un siècle, toujours en vue et même en haine de leur attachement au Saint-Siège ; les jésuites, qui, poussant encore plus loin l'héroïsme dans leur mission de Chine et de Malabar, « n'hésitaient pas à obéir au Pape, dit Cantu, dût-il en coûter les conquêtes achetées par deux siècles de martyre et l'espérance de convertir le plus grand empire du monde : » ces jésuites seraient maintenant des rebelles armés contre la puissance temporelle et spirituelle du chef de l'Église. Une telle imputation se comprend sur les lèvres d'un sot; elle est inadmissible dans la bouche d'un homme raisonnable 1.
201. Les constitutions de la Compagnie ont soulevé contre elle d'autres objections ; nous n'en examinerons plus que trois. 1° Le général, dit-on, est un despote, contre les décisions duquel, hormis le cas de faute évidente, il n'y a pas d'appel possible. — L'autorité du général est limitée par les Constitutions. Quiconque entre dans la Compagnie, peut étudier, pendant dix ans, ces règles. L'obéissance est la vertu des jésuites, s'ils persévèrent jusqu'au jour où ils s'enchaînent librement par des vœux. C'est par un effet de leur libre volonté, qu'ils se soumettent à l'autorité du général. L'ordre était créé pour combattre, il était urgent de le fortifier en pliant l'obéissance de ses membres aux exigences de la discipline militaire. — 2° Les jésuites s’espionnent les uns les autres, conformément au texte de leurs constitutions: on demandera, au postulant, si, pour l'amour de son avancement spirituel et pour sa propre humiliation, il est content que ses fautes et ses défauts soient manifestés au supérieur par quiconque en a eu connaissance en dehors de la confession ; il devra déclarer s'il prendra en bonne part la correction qui lui sera faite. La révélation des fautes d'un religieux, parvenue à la connaissance de ses frères, fait partie également des constitutions de Saint-Dominique et de Saint-François d'Assise. Le mot délation sonne mal à nos oreilles ; son imputation avilit l'homme auquel elle s'applique ; et, cependant, les anciennes répu-
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1 lil-toin r'c ci-ni a\s, t. I, p. HO.
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bliques ne regardaient pas comme un déshonneur de sauver, en dénonçant les coupables, la patrie mise en péril par une conspiration. En religion, vouloir que chacun reste soumis au jugement de tous, n'est-ce pas stimuler, par la crainte de la honte, le zèle pour le bien? Ce que la délation a d'odieux, c'est le mystère ; dès qu'elle n'est plus secrète, ce n'est qu'une garantie d'ordre. S'y expose qui veut. — 3° Le but dernier de la Compagnie est son propre agrandissement: elle domine les grands par les flatteries et les services, les petits par le ministère de la parole, la crainte de l'enfer et par une doctrine qui se prête admirablement aux passions de chacun. La Compagnie de Jésus est une société ; or, toute société tend naturellement à s'accroître, à se propager, à se répandre. Fondée pour la vie active, elle avait mission de réformer les mœurs, de combattre toutes les hérésies et de convertir le Nouveau-Monde. Pour atteindre ce triple but, il fallait évidemment des hommes sages, pieux, intrépides, la société les trouva et sut les former. Les Papes et les rois devaient nécessairement aimer des hommes qui leur construisaient des Eglises, des collèges, qui leur fournissaient des serviteurs dévoués et se plaçaient eux-mêmes sous leur direction, sans s'inféoder autrement à aucune cause politique. C'est ainsi que s'accrut la réputation et la puissance de la Compagnie. Le jésuite ne pouvant être ambitieux pour son propre compte, parce que tout accès aux dignités et aux honneurs lui est fermé, a été accusé d'être ambitieux pour sa Compagnie. Mais je le demande au nom du bon sens, quel mal y a-l-il donc dans cet esprit de corps, dans ce concert admirable des volontés, à procurer l'avantage de la société à laquelle ils appartiennent. Existe-t-il un corps qui ne cherche à accroître sa réputation et à augmenter son importance? Les jésuites ont subi la loi commune: ils se sont sentis et montrés hommes de cœur en cherchant à établir la prépondérance de leur ordre. C'est le seul reproche qu'on puisse leur adresser, si tant est que des hommes puissent équitablemenl les blâmer de s'être conduits en hommes. Voici ce que dirait d'eux l'Université de Paris: « Quand on réfléchit à l'admirable harmonie avec laquelle se gouverne ce grand corps répandu par tout l'univers, au concours
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surprenant de tous pour le bien-être commun et à toutes ces entreprises diverses que l'on aurait dites impossibles avant la fondation de la Compagnie de Jésus, et que nos descendants regarderaient, comme fabuleuses, au cas où elles viendraient à être abandonnées ; — lorsqu'on réfléchit à tout cela, on comprend que ni la république romaine, si parfaitement organisée et si profondément pénétrée de l'amour de la patrie, ni aucune monarchie au monde, gouvernée par les ministres et les diplomates les plus habiles, ne pourront jamais se vanter de posséder dans son sein une harmonie semblable à celle qui règne dans la société fondée par Ignace de Loyola, des succès semblables à ceux des entreprises de la Compagnie ; entreprises conduites dans toutes les parties du monde, avec une perspicacité, qui tient du prodige, dans lesquelles elle aurait inévitablement succombé, ou auxquelles elle n'aurait pas même songé, si tous les membres de ce corps immense avaient été unis à leur chef par des liens moins puissants que ceux qui les unissent ensemble. » Le soldat de Manrèze a parfaitement formé ses disciples. Les jésuites doivent, à leur organisation exceptionnelle, l'apparent excès de sujétion chez les inférieurs, la vitalité des membres et la vigueur énergique du corps entier. Si l'on songe à tout cela, on s'étonnera moins qu'un corps si vaste, et, en apparence, si frêle, après avoir fait face à l'attaque simultanée de tous les potentats de l'Occident acharnés à le détruire ; après avoir paru succomber sous leurs coups, laissant le champ libre aux révolutions qui ont ensanglanté l'Europe, soit ressuscité sous nos yeux, ait aussitôt occupé les postes qu'il avait laissés vides, dans toutes les guérites, sur tous les bastions et sur toutes les avenues de la citadelle de l'orthodoxie.