Adrien IV et Barberousse 3

Darras tome 27 p. 55


§ VI. SECONDE INVASION DE LA LOMBARDIE.


   46. . C’était bien la paix que méditait Barberousse! Le bruit de ses armements et d’une prochaine descente en Italie agitait toutes les contrées de son immense empire. Il avait tenu, lors des fêtes de

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1.  Matth. vu, 23.

2. ADRIANI iv h'pisi. et Prwil. ; Patr. lat. tom. cr.wxvm, col. lGil.

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P56 PONTiFiCAT d’adrien iv (115-4-i 150).


Pâques de cette année 1157, une diète générale à Worms, où tous les seigneurs astreints au service militaire s’étaient engagés par serment à suivre leur suzerain dans la péninsule1. L’expédition avait cette fois la capitale de la Lombardie pour premier objectif; mais elle pouvait s’étendre à la capitale du monde chrétien, et même au royaume de Sicile, dans l’intime pensée et selon les demi- confidences de l’ambitieux conquérant. Il venait de réduire la Pologne à l’état de royaume vassal, en s’appuyant sur les armes et la science guerrière du courageux Wladislas, duc de Bohème ; et de ce duc il avait fait un roi, soumis également à sa couronne impériale. Mettant à profit les téméraires compétitions et les luttes acharnées du barbare Suénon contre le saint roi Canut, dans la presqu’île Scandinave, il s’était prononcé pour le premier, qui consentait à lui faire hommage. Donc au Nord comme à l’Est, il avait dilaté ses frontières ; elles s’étaient de même élargies à l’Ouest par l’annexion matrimoniale de la Bourgogne : restait le Midi. Toutes les forces de l’empire et toutes les pensées de l’empereur prenaient cette direction. Un tel homme n’avait nul besoin, pour entrer en campagne, d’invoquer des motifs ou d’inventer des prétextes ; il ne les dédaignait pas cependant. Préludant à la diplomatie moderne, il ne négligeait rien pour gagner à lui l’opinion, pour rejeter les torts sur ceux dont il avait résolu l’assujettissement et la ruine. A ses yeux, le sophisme n’était pas un faible auxiliaire de l’épée, comme nous avons déjà pu nous en convaincre. Les Milanais étaient allés au-devant de ses désirs et lui fournissaient ce prétexte qu’il savait si bien manier. Pour sauvegarder leur indépendance menacée par un si redoutable ennemi, persuadés qu’il ne passerait pas toujours à côté de leur ville, ils travaillaient ardemment à relever et consolider leurs moyens de défense. A leurs frais et par leurs mains, Tortone était reconstruite ; Pavie, Novare, Crémone, le marquis de Montferrat, après avoir subi de sanglantes défaites, subissaient la domination de Milan et marchaient sous ses ordres. Les partisans de l’empereur pouvaient ainsi grossir les rangs de ses ad-

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1. Radevic. in Frid. I. 17.

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versaires. Frédéric ne l’ignorait pas, tout retard lui devenait insupportable; force lui fut néanmoins de renvoyer l’expédition au commencement de l’année suivante. Son armée se concentrait et s’organisait dans une vaste plaine, aux portes de la ville d’Augsbourg, sur le Lech. Ses honorables séides, les chancelier Raynald et son frère le comte palatin Otton de Witelsbach, le précédaient au-delà des Alpes, véritables espions déguisés en ambassadeurs.


   47. Alarmé par tous ces préparatifs de guerre, se sentant lui-même menacé dans l’exercice de ses sublimes fonctions, ne voulant pas que les prérogatives du Saint-Siège fussent amoindries ou paralysées en sa personne, animé d’ailleurs d’un sincère désir de recouvrer la paix, Adrien députa vers le monarque deux nouveaux légats, les cardinaux Hyacinthe, du titre de Sainte-Marie in Cosmedin ou dans l’Ecole-Grecque, et Henri, du titre des SS. Nérée et Achillée, porteurs d’une lettre qui devait lever toutes les difficultés et dissiper tous les nuages. Les délégués pontificaux se rendirent d’abord à Ferrare pour s’aboucher avec les représentants de Frédéric, lesquels étaient retournés à Modène. A dessein ou par hasard, ceux-ci paraissaient éviter l’entrevue, quand, selon les anciens usages et les protocoles traditionnels, dont un esprit malveillant ou futile pourrait seul contester l’importance, ils auraient dû faire le premier pas. Mais le Pape et ses délégués poussant jusqu’au bout la condescendance dans l’intérêt général, on finit par se rencontrer à Ferrare. Le résultat seulement fut à peu près nul, ce qu’il était aisé de prévoir à raison du caractère et des actes antérieurs des personnages qu’on avait en présence. Les cardinaux légats résolurent alors de se rendre au camp d’Augsbourg, pour accomplir leur pacifique mission au prix de tous les dangers et de toutes les fatigues ; car ils ne pouvaient pas ignorer sur quel terrain ils s’avançaient. Passant par Vérone et remontant la vallée de l’Adige, ils firent station dans la ville de Trente ; au moment d’affronter de plus dangereux défilés, ils prièrent Albert, le saint et courageux évêque de cette ville, de s’adjoindre à la légation, dans l’espoir, que sa renommée serait un gage de sécurité pour eux.

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Inutile défense contre les barons embusqués dans leurs sauvages repaires. Ceux-ci ne savaient que trop les dispositions hostiles dont l’empereur était animé pour tout ce qui venait de Rome ; se croyant donc sûrs de l’impunité, comptant même cacher leurs passions violentes et rapaces sous le masque du dévouement féodal, deux de ces brigands alpestres tombent sur les voyageurs, dispersent leur suite et les jettent dans les fers, après les avoir spoliés. Le saint évêque de Trente n’est pas plus épargné que les dignitaires romains1. Voilà de quelle manière on entend faire droit aux légitimes réclamations du Souverain Pontife, et réparer l’attentat commis sur la personne du primat danois, le vénérable Eskylle. Cet attentat est renouvelé, mais dans des circonstances qui le rendent tout autrement odieux et qui compromettent d’autant plus les intérêts de la religion et de l’empire. Il est vrai que cette fois l’injustice n’aura pas la même durée. Le scandale va susciter, par l’excès même de l’audace et l’exagération de l’impiété, des libérateurs ou des vengeurs aux victimes.


   48. C’est un noble romain, frère du cardinal Hyacinthe, qui délivre l’évêque prisonnier, en se mettant généreusement à sa place. Henri-le-Lion, duc de Saxe et de Bavière, ce digne héritier du vaillant Otton de Nordheim, ne consultant que son amour pour la justice et l’Eglise, inflige aux ravisseurs un rude châtiment, en les attaquant à l'improviste, et rend aux cardinaux leur liberté. La route est désormais sûre; ils vont à l’accomplissement de leur mission. Frédéric, qu’ils trouvent à la tête de ses troupes, dans ses campements d’Augsbourg, les accueille avec distinction et bienveillance. Ces changements de physionomie ne doivent plus nous étonner dans ce singulier personnage. Peu rassurés néanmoins par ces belles apparences, s’il faut s’en rapporter au chroniqueur teuton qui nous sert de guide, les nouveaux légats se présentent à l’empereur dans une attitude qui contraste absolument avec celle de leurs devanciers ; ils baissent la tête, modèrent leur voix, mesurent leurs expressions ; ils parlent en suppliants, et non plus en

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  1. 1. Cod. Yat. Acta Akxmd. in s\tm. Pont, ad annum 11&8.

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maîtres1. Radevic charge évidemment le tableau: ni l’attitude n’était aussi timide, ni le discours aussi compromettant qu’il veut bien le dire. Le chroniqueur ligurien dans sa narration rythmée sauvegarde mieux la dignité de la cour pontificale, sans diminuer en rien la pureté de ses intentions1 Du reste, nous avons le texte de la lettre envoyée par Adrien, et nous voyons là le vrai caractère de sa démarche, aussi bien que le but vers lequel il tend. Le Pape désire la paix sans doute, il fera pour l’obtenir toutes les concessions compatibles avec ses droits et ses devoirs de Pasteur suprême; mais on y chercherait vainement l’ombre d’une capitulation de conscience ou d’une compromission d’autorité. Le doux Pontife commence par expliquer le mot beneficium, qui semble exciter à lui seul une aussi furieuse tempête. Il n’a pas voulu, déclare-t-il, désigner l’empire comme un fief dont il aurait donné l’investiture, avec l’intention de le réduire à l’état de vassal ; il n’a nullement entendu parler de bénéfice, dans le sens légal et restreint de cette locution : elle n’a dans sa lettre que le sens de bienfait, comme on l’entend dans toutes les langues, et spécialement dans celle des Livres saints3 Encore cette explication paraît-elle à Baronius une extrême condescendance, arrachée par les périls de la situation et l’imminence de la crise. Sans aller jusque là, observons que le Pape reste toujours en possession de concéder le pouvoir impérial, bienfait ou bénéfice. En rappelant l’acte solennel qui s’était accompli dans la basilique de Saint-Pierre, il n’en amoindrit pas la portée. Il ne touche pas à la question irritante et controversée de la subordination des pouvoirs; mais il persiste à défendre l’indépendance du sien, à demander la liberté des communications ecclésiastiques entre les Etats Allemands et le centre de la catholicité.


   49. La lettre se termine par un touchant appel à la concorde. Adrien conjure l’empereur de révoquer les mesures prises, de ne consulter que son intelligence et son cœur, de ne laisser subsister aucun nuage entre le fils le plus cher et la plus tendre des mères,

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1. Radevic. in Frid. \, 22, 23. ie »'"'nL'

2 Gustiieb. Lieu. lib. iv.

3 Adbiaki IV Spist. et Pricil. ; Poli: lai. tom. clxxxyiii, col. USO, 1357.

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cette Eglise Romaine qui lui promet en toute occasion le concours dévoué qu’elle attend aussi de sa piété filiale. C’est Otton de Freisingen, l'historien évêque, qui fut chargé de lire et d’interpréter au conseil impérial la lettre pontificale. Ils ne dissimula pas la douleur que lui causaient les dissensions actuelles. Bien qu’étant l’oncle de Frédéric, il aimait profondément l’Eglise et n’oubliait pas ce qu’il devait à sa propre dignité. D’une manière indirecte, par la seule exposition du document qu’il traduisait, il plaida la cause de la justice avec un plein succès. Le cœur du prince fut-il sincèrement ému ? Voulut-il le paraître dans un intérêt facile à deviner, quand il allait s’engager dans une guerre où la victoire elle-même ne serait pas sans péril? Cet homme était un composé de qualités si diverses, que nous n’oserions répondre à cette question. Quoi qu’il en soit de ce problème, il se montra pleinement radouci. Pour sauver les apparences, il posa certaines conditions, il fit quelques réserves concernant l’avenir ; mais, les réponses données ayant levé toutes les incertitudes, il accueillit le message et les messagers de la manière la plus favorable, promettant de garder à jamais la paix avec le Souverain Pontife et le clergé romain. Les garanties réciproques étant échangées en présence de tous les dignitaires de sa cour, ecclésiastiques et laïques, il embrassa les cardinaux, comme il eût embrassé le Pape lui-même et le Sacré-Collége tout entier. Il ne les laissa pas repartir, ajoute le même historiographe, sans les avoir comblés de preuves plus effectives de sa royale munificence1. Trop d’apparat, trop de solennité peut-être ; nous ne tarderons pas à voir que ce fut là plutôt une trêve momentanée qu’une paix solide et durable. Quant aux préparatifs de guerre contre la Lombardie d’abord, contre la Sicile ensuite, ils se poursuivaient toujours avec une fiévreuse activité, dans des proportions de plus en plus formidables. Après avoir rempli son devoir comme chef suprême de l’Eglise, Adrien n’oublia pas d’employer tous les moyens en son pouvoir pour sauvegarder l’indépendance et le bonheur de l’Italie. Fidèle aux grandes traditions de la papauté, il envoyait deux autres légats, les cardinaux diacres Ardi-

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1 Radevic. in Frill. I, 23.

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tius et Olton aux cités lombardes, si fatalement divisées, pour les conjurer de s’entendre et de s’unir dans ces terribles conjonctures. Sentiments chrétiens, instinct de la conservation, amour de la patrie, tout échoua ; cette légation n’eut pas même le problématique et temporaire succès de la précédente.


   50. Les Italiens ont si souvent, dans la suite des siècles, ouvert de leurs propres mains la brèche par ou les Tudesques devaient passer! il en fut de même en cette occasion. Dès que les passages furent praticables, au printemps de 1158, s’ébranlèrent à la fois les armées allemandes. Par le Frioul, Chiavenna et le Saint-Gothard, le cavalerie de l’Autriche, de la Carenthie, de la Souabe, du Pala- tinat et de la Bourgogne, descend en trois corps sur le versant méridional des Alpes; l’empereur, suivi des Franconiens, des Bavarois et des Saxons, ayant de plus avec lui le nouveau roi de Bohème, débouche entre le Crémonais et la Vénélie par la vallée de l’Adige. A son apparition dans la Lombardie, il fait proclamer ce qu’il nommait par une étrange dérision la paix du prince. C’était un règlement qui prévenait, à la vérité, certains désordres, les abus et les excès les plus criants d’une armée en campagne, mais qui consacrait un droit de guerre assez violent, comme un reste des anciennes invasions germaniques. Les hostilités suivent immédiatement la proclamation. Brescia aspire à l’indépendance, ou du moins affecte la neutralité ; Barberousse l’emporte d’assaut et la saccage. Plus loin il relève les murs de Lodi, qui la première avait fait appel à l’étranger dans des luttes impies et fratricides. Il fond après cela sur Milan, à la tête d’environ cent mille hommes. Les Milanais se tiennent prêts à résister, quoiqu’abandonnés par les cités voisines ; ils ne peuvent compter que sur la solidité de leurs remparts et sur leur propre courage. Leur ville est principalement défendue par une forteresse appelée l’Arc Romain ou Triomphal. C’est une tour de pierres vives, admirablement polies, et dont la base est formée par quatre arcs de triomphe. Ornement et boulevard, l’immense tour surmonte la porte romaine, occupant la place où sera bâti dans la suite l’hôpital des lépreux1. Là sont visiblement les clés de la

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1 Galyasc. FLAMM.v cap'. ccl’sx, apuJ Pcricel in Monument. Ambr. txum. 416.

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grande ville ; sur ce point concentrent donc leurs efforts l’attaque et la défense. Malgré l’héroïsme des assiégés, il était évident que la forteresse devait succomber sous les coups d’une armée nombreuse et régulière ; mais la prise en fut anticipée par les dispositions stratégiques que Wladislas adopta dès le commencement du siège1. Les Milanais ne se laissent pas néanmoins décourager par ce premier revers; ils luttent encore derrière leurs murailles avec une infatigable énergie. La famine seule, augmentée par le nombre des paysans qui s’étaient réfugiés dans la ville, aura raison de leur ténacité.


   51. Le comte de Biandrate propose alors sa méditation ; elle est acceptée : Milan s’oblige à laisser Come et Lodi désormais libres, à bâtir un palais pour l’empereur, à lui payer comme indemnité de guerre neuf mille marcs d’argent (environ 490,000 francs), somme aujourd’hui peu considérable, mais énorme par rapport à ces anciens temps. Ces conditions non moins humiliantes qu’onéreuses furent garanties par trois cents otages pris dans toutes les classes de la population, cent pour chacun des trois ordres : les consuls, dont la ville conservait l’élection, durent jurer obéissance à Frédéric, qui consentit à ne pas entrer dans la place avec son armée. Les vainqueurs teutons ne montreront pas toujours les mêmes égards pour une semblable infortune. Il se replia sur Monza, où les députés de la plupart des autres villes vinrent lui faire leur soumission. Les triomphes obtenus par les armes flattaient assurément l’orgueil d’un roi chevaleresque et guerrier, mais ne répondaient que d’une manière imparfaite à son idéal de souveraineté. Dans ce jeune prince apparaissait le génie des Hohenstoffen : le conquérant était doublé d’un légiste. S’il avait déjà l’intuition, comme on peut l’augurer de ses actes, que la force prime le droit, il avait du moins la persuasion que le droit seconde puisamment la force. Nous ne

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« 1. Hoc quoque conveutu procerum dux ille Bohemus,

Fama Labeslaum quem nominat, ob sua gesta Fortiter, et bello nuper spectata Polouo,

Ex duce rex fieri meruit gessitque potcuti,

Sceptra manu, cinxitque novo diademate crines. »

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p63 DROIT ROMAIN ET DROIT CANONIQUE.


saurions avoir oublié quel étalage d’érudition, quel luxe d’arguments juridiques il affecta dans sa réponse aux Arnaldistes romains. Plus récemment encore ne montrait-il pas la ridicule prétention d’attaquer sur ce terrain la curie pontificale elle-même? Après la reddition de Milan, il annonça pour le mois de novembre de cette même année 1158 une diète italienne, qui se tiendrait à Roncaglia, petite ville située à moitié chemin entre Plaisance et Crémone. Là devaient se réunir, avec les princes qui restaient dans le nord de la Péninsule, les consuls ou les délégués des républiques anciennes et modernes. Son but était de faire déterminer dans cette grande assemblée les droits que lui conférait la couronne royale reçue quatre ans auparavant à Pavie, et par extension la couronne impériale placée sur son front à Saint-Pierre de Rome. Aussi convoqua-t-il nominativement les professeurs qui tenaient alors le premier rang dans la fameuse école de Bologne ; il ne pouvait pas ignorer combien lui seraient favorables leurs opinions traditionnelles sur le pouvoir temporel, sur la nature et l’objet de la souveraineté.

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