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19. Les promesses échangées, on vient dans le portique du temple de Saint-Marc; et là, sous les yeux des plus illustres personnages, devant le peuple tout entier, Alexandre ordonne à Frédéric de se prosterner en sa présence pour demander de nouveau pardon. Tenant ensuite le pied sur le cou de César, le Pontife redit cette parole des Ecritures : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, tu fouleras le lion et le dragon. » Quoique brisé partant d’infortunes, l’orgueil de Barberousse n’est pas mort. « Ce n’est pas à toi, c’est à Pierre, murmura-t-il, que je rends obéissance. — A moi comme à Pierre, » répond le Pontife Ilomaiu. La paix était faite, la papauté triomphait. A Canosse, Grégoire VIl n’affirmait pas plus hautement sa puissance, un siècle auparavant. Le récit ne saurait être plus dramatique, il a longtemps retenti dans les traditions, les ennemis de l’Eglise s’en sont avidement emparés; mais c’est une pure légende. Une observation suffit pour montrer combien cette mise en scène est dénuée de toute base historique. Après le double désastre d’Alexandrie et de Legnano, d’où pouvait être sortie l’ar-
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mée que Barberousse amène à Rome et qui contraint le Pape à se déguiser pour fuir? D’où venait également cette flotte allemande qui surgit tout à coup, en face des Vénitiens, au milieu de l'Adriatique? Dans quel port avait-elle été formée? Comment pouvait- elle exister au milieu des puissances maritimes de l’Italie? On ne le dit pas ; c’est un phénomène inexpliqué, par la raison qu’il est inexplicable. Et ce fils de l’empereur qui livre bataille, tombe dans les fers et traite de la paix pour son père, ne semble-t-il pas un héros de roman? L’action d’Alexandre posant le pied sur la tête de Frédéric, et les paroles qu’on met dans la bouche des deux acteurs, sont-elles donc moins invraisemblables?
20. Laissons là ces fictions peu dignes de l’hisloire ; attachons-nous à la réalité des faits. De retour à Venise, le 9 du mois de mai, les plénipotentiaires qui sont déjà connus se mirent résolument à l’œuvre, abordant enfin l’objet essentiel de leur mission. Graves et délicates, irritantes parfois étaient les questions qu’il fallut discuter. Les délibérations se prolongèrent jusqu’à la dernière semaine, et celles qui regardaient la Sicile en particulier jusqu’au premier août. Les bases d’une entente générale furent alors arrêtées, et les articles signés de part et d’autre. L’empereur devait être absous, il se réconciliait avec l’Eglise et le Pape, pour ne plus retomber dans ses erreurs. La paix avec Guillaume de Sicile était conclue pour un espace de quinze ans. L’indépendance et l’autonomie des cités lombardes seraient maintenues dans leur état actuel On déposait les armes ; le monde chrétien rentrait dans le calme et la sécurité. Sur la demande unanime des contractants, Alexandre permit à Barberousse de venir à Chiogga, sur le bord de la mer, non loin de Venise. Le traité lui fut soumis ; après quelques hésitations trop faciles à comprendre, il y donna son assentiment ; sa position ne lui permettait pas de revenir en arrière. Selon l’usage impérial, dont nous avons vu l’exemple, il jura par deux de ses principaux officiers qu’il jurerait lui-même devant le Pontife Romain, dès qu’il serait admis en sa présence, toutes les conditions de la paix,
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1. Gerhold. Albas Reichesperg.
Chron. ; — Romuald. Salera. C/<ro«. ad annum
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pour la rendre à jamais irrévocable. Cela fait, Alexandre obtient aisément du doge que l’empereur soit honorablement admis dans les murs de Venise. Les ordres sont donnés; six galères partent aussitôt et ramènent Frédéric en grande pompe au couvent de Saint-Nicolas, à l’entrée du Rialto. Le lendemain, de bonne heure, six cardinaux, Humbald d’Ostie, Guillaume de Porto, Jean de Sainte-Anastasie, Théodin de Saint-Vital, Pierre de Sainte-Suzanne et Hyacinthe de Sainte-Marie, vont le trouver de la part du Pontife. L’excommunié comprend; il abjure le schisme, condamne Octavien, Gui de Crème, Jean de Struma, promet obéissance au seul Vicaire de Jésus-Christ, au pape Alexandre, ainsi qu’à ses légitimes successeurs, et soudain l’excommunication est levée, l’illustre pénitent est réintingré dans l’unité catholique. Les seigneurs germains sont également réconciliés, selon l’antique usage de l’Eglise.
21. L’empereur s’achemine immédiatement vers Saint-Marc. Devant les portes de la basilique, le Souverain Pontife l’attend, entouré du Sacré-Collége. Le fier Hohenstoffen dépose sa chlamyde et son épée, se prosterne à terre et baise les pieds du Pape, qui d’admet aussitôt au baiser de paix. Cette scène éloquente et muette inonde tous les cœurs de joie, les transports éclatent; le chant du Te Deum, commencé sous la voûte des cieux, se prolonge sous celle de l’Eglise. Le César redevenu chrétien, tenant la main d’Alexandre, le conduit au chœur et reçoit sa bénédiction, avec tous les signes de la plus humble déférence. Le jour suivant, fête de l’apôtre saint Jacques, le Pontife revient processionellement à saint Marc: cardinaux, patriarches, archevêques, évêques, clergé de tout rang, simples fidèles de toute condition, forment le cortège du chef suprême de la chrétienté. Dès qu’on fut entré dans l’église, l’empereur se tenant debout dans le chœur, on commença l’introït, et la Messe tout entière fut vigoureusement chantée par les clercs teutons1 . Après l’Evangile et le sermon dont il fut suivi, Barberousse se rendit à l’Offrande, accompagné de ses principaux
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1. Codex Vatic. Acta swn. Pontif. Aloxand. III, ad eurndem annum.
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seigneurs, se prosterna de nouveau devant le Pape, lui baisa les pieds, donna des preuves éclatantes de sa munificence, qu’on pouvait regarder comme l’expression d’une sincère piété. A la fin de la Messe, il reconduisit le célébrant jusqu’à la porte extérieure, et lui tint l’étrier quand il remonta sur sa blanche haquenée ; puis, comme le prince se disposait à le ramener au palais du patriarche, en tenant le frein selon l’usage traditiounel et désormais indiscutable, Alexandre le remercia de la manière la plus gracieuse, se contentant de sa bonne volonté. La réconciliation était complète, rien ne manquait au triomphe de l’Eglise, du droit et de la vérité. Ce qui venait de s’accomplir dans la cité des doges intéressaitl’univers.
22. Le Pape se hâta d’écrire, sous l’impression même des événements, plusieurs lettres qui confirment de point en point, souvent dans les mêmes termes, la narration consignée dans les Actes de son pontificat. La première est adressée à Pierre abbé du Mont-Cassin, qui devait la transmettre à l’archevêque de Capoue ; la deuxième à Richard, le successeur de Thomas sur le siège de Cantorbéry; la troisième à Roger d’York, légat du siège Apostolique et dont la tardive conversion n’était peut-être pas enfin une trompeuse apparence. On ne saurait douter qu’il n’en ait écrit beaucoup d’autres, à ceux en particulier qui s’étaient dévoués pour sa cause, qui l'avaient courageusement soutenu dans ses longues tribulations et ses glorieuses luttes ; mais elles ne nous sont point restées. L’heureuse nouvelle s’était promptement répandue dans la Toscane et la Lombardie ; les évêques intrus de ces provinces et plusieurs cardinaux nommés par Jean de Struma, se hâtèrent d’accourir à Venise pour abjurer leur erreur et régulariser leur position. Ils acceptèrent la pénitence qui leur fut imposée et jurèrent sur le livre des Evangiles une soumission absolue, une inviolable fidélité au pape Alexandre. Le séjour de celui-ci parmi les Vénitiens dura jusqu’à la fête de l’Assomption, et sa présence y retenait les nobles étrangers qu’elle avait attirés. Dans cette fête, il réunit à Saint-Marc un grand synode qui devait être le couronnement et la proclamation éclatante de tous les conseils antérieurs. L’archevêque intrus de Mayence, ce terrible Christian qui avait fait tant de mal à
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l'Eglise et à l’Italie, brûla publiquement le pallium reçu des mains de l'antipape et déposa sans hésitation son titre usurpé, qui lui fut aussitôt rendu par Alexandre, non cependant sans avoir obtenu la libre renonciation de l’archevêque légitime. Le pieux Conrad venait de donner au monde chrétien un rare exemple d’abnégation et d’humilité, à l’Eglise catholique le gage d’un amour et d’un dévouement qui louchait à l’héroïsme. C’est alors que, pour le bien de l’Eglise encore, il accepta l’archevêché de Saîtzbourg ; la Providence lui préparait une tout autre réparation.
23. Après les oraisons et les litanies usitées dans les conciles, le Pape ayant magnifiquement prêché sur la paix fit ensuite distribuer à l’empereur, aux évêques, aux seigneurs italiens et teutons, à tous les assistants ecclésiastiques et laïques, des chandelles allumées ; et lui même prononça la formule d’excommunication : « De la part du Dieu tout puissant, de la bienheureuse Marie toujours Vierge, des apôtres Pierre et Paul, nous anathématisous, nous séparons du sein de l’Eglise notre mère, quiconque tenterait, n’importe par quel moyen, de rompre, d’enrayer ou de troubler la paix ! faite entre l’Eglise et l’empire, le traité conclu pour quinze ans avec le roi de Sicile, ou la trêve de six ans avec les Lombards. De même que ces chandelles vont être éteintes, de même soient privées des clartés de la vision béatique les âmes des perturbateurs. » Les chandelles étant jetées à terre, l’empereur s’écria : Fiat, fiat. Il n’est pas impossible que ce cri fût sincère ; mais le sentiment ne tarda pas à changer. Comme Barberousse traversait la Lombardie pour regagner l’Allemagne, il s’empara de quelques places par trahison, donnant ainsi la main aux révoltés de Crémone eide Tortone. Le Pape jugea prudent de fermer les yeux sur cette déloyauté flagrante ; les Lombards feront si bien que l’auteur n’en gardera que la honte.