Grégoire VII 37

Darras tome 22 p. 110

 

   18. Sauf les hommes de loi et quelques laïques irreligieux, la grande majorité admettait donc le droit inhérent à l'Église d'excommunier un prince chrétien parjure à ses serments. Mais on incidentait sur la valeur canonique du décret rendu par Grégoire VII. Les uns, comme l'écolâtre Egilbert, soutenaient la légitimité intrinsèque des ventes de bénéfices faites par Henri en vertu d'un prétendu droit de régale. D'autres, sans pousser le cynisme jusque-là, se bornaient à signaler dans la promulgation du décret des vices de forme qui devaient le rendre nul. C'est en

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1. Cf. Hugo Flaviniao.  Chrontc,  lib. II,   Patr. Lot., tom.  CLIV, col, 311 et seq

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particulier la thèse soutenue par le schismatique Bonno dans les Gesta Hildebrandi. « L'excommunication du roi, disait-il, a été portée contre la volonté et sans le consentement des cardinaux, aucune des formalités prescrites par les saints canons n'a été observée; le roi n'avait point été entendu dans ses défenses, il n'avait point comparu devant le synode ; la sentence fut une œuvre de précipitation tumultuaire; aussi pas un des cardinaux ne l'a souscrite. » Après cette fin de non-recevoir spécialement adressée aux canonistes de profession, Benno ajoutait pour le vulgaire plus accessible aux choses d'imagination qu'aux subtilités casuistiques la fable suivante : « Lorsque Hildebrand se leva de son siège pour prononcer l'excommunication contre César, ce siège récemment fabriqué d'un bois très-fort éclata tout à coup avec un fracas terrible1, et par un juste jugement de Dieu se brisa en plusieurs morceaux. La Providence révélait par ce prodige et manifestait à tous les assistants la criminelle présomption d'un intrus qui plongeait l'Église catholique dans le schisme, déshonorait le siège du bienheureux Pierre, la chaire fondée par le Christ, en foulant aux pieds toutes les lois, en exaltant au-dessus de tous les pouvoirs l'orgueil de sa domination tyrannique1. » La légende du siège cassé resta sur le compte de Benno; elle ne se trouve dans aucun autre écrit contemporain; mais les arguments canoniques contre la validité du décret pontifical furent adoptés avec chaleur par la faction césarienne, notamment par Sigefrid de Mayence et Hidulphe de Cologne ses deux principaux chefs. « Leur colère, leur fureur, dit Lambert d'Hersfeld, s'emportèrent jusqu'à la démence, quand ils se virent eux et le roi abandonnés par tous les catholiques qui préféraient le salut de leur âme aux biens de la fortune et rompaient tout commerce avec les excommuniés. La menace et l'injure à la bouche, ils allaient partout répétant que la sentence du pontife romain étant injuste, on n'en devait tenir nul compte. « Le pape, disaient-ils, a obéi à une rage aveugle, à un  délire insensé, en nous  excommuniant dans un synode où

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1. Benno. Gest. Hildelrand., ap. Ortuin. Grat. fol. xxxix.

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nous n'avons été ni canoniquement cités, ni canoniquement entendus et encore moins convaincus  en la forme exigée par les canons, soit par preuves indirectes, soit par notre propre aveu. Les perturbateurs de l'ordre, des gens qui n'ont cessé de conspirer contre l'état, prennent prétexte de ce décret pour manifester leur attachement au siège apostolique en se séparant  de nous, mais leur pensée et leur but sont tout autres. Ils ne   cherchent que l'occasion de renverser la majesté royale; ils couvrent du manteau de la religion les haines invétérées qu'ils nourrissent contre le roi. Qu'ils y prennent garde, le grand  apôtre  saint Paul nous enseigne que « le glaive a été remis au  prince pour la punition des méchantsl. »   Le roi ne faillira point à ce devoir, il saura veiller au maintien de son honneur.  Quand avec la maturité  qui convient à ses conseils il aura tiré le glaive, toutes les ineptes accusations  s'évanouiront en fumée; les traîtres ennemis   du royaume seront démasqués et recevront le châtiment dû à leurs crimes 2 »

 

19. Cet appel à la force plaisait beaucoup, ajoute le chroniqueur, « au caractère naturellement féroce et implacable du jeune roi. » Mais il était inopportun et devenait même ridicule à un moment où toutes les forces vives du royaume, les princes, les ducs,   les  comtes  et la majorité  des fidèles catholiques s'éloignaient du roi. Les évêques, les abbés rentraient en eux-mêmes et se repentaient de leur faute ; les uns adressaient en toute humilité au saint siège leurs lettres  de rétractation; d'autres se rendaient à Rome pour implorer l'absolution des censures qu'ils avaient encourues. Ils se présentaient pieds nus devant le vicaire de Jésus-Christ et sollicitaient avec larmes un pardon que le grand pontife ne refusait jamais. De ce  nombre fut l'archevêque d Trêves Udo, l'un de ceux qui semblait par ses antécédents devoir le moins se prêter à une pareille démarche. Udo était fils du comte Ébérard de Nellembourg, l'audacieux favori royal, l'am-

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1.Rom., xm, 4.

2. Lambert. Hersfeld. Annal. Pair. Lat., tom. CXLVI, col. 1219.

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bassadeur excommunié qui avait porté en Italie la lettre schismatique du conciliabule de Worms. En 1068, le neveu d'Annon de Cologne, saint Conon, élu au siège de Trêves par l'influence de son oncle, était tombé, le jour même de son entrée dans sa ville métropolitaine, sous les coups d'une bande d'assassins. Mêlés à la foule qui venait, des rameaux verts à la main, au-devant du nouveau pontife, les meurtriers tirèrent leurs armes, dispersèrent le peuple, s'emparèrent de Conon, l'entraînèrent dans une forteresse voisine et consommèrent son martyre en le précipitant du haut de la tour sur des roches escarpées (5 juillet). Ebérard de Nellembourg sollicita et obtint pour son fils Udo la succession ouverte par ce monstrueux forfait. Henri IV s'empressa de donner la crosse et l'anneau au fils de son conseiller intime1. Udo s'en montra reconnaissant ; il signa l'acte de Worms où sa souscription figure au second rang, immédiatement après celle de Sigefrid de Mayence. Cependant l'influence de l'évêque de Metz Hérimann le ramena au sentiment du devoir. Plein de repentir, il partit pour Rome, sans se laisser détourner de son pieux dessein, ni par les menaces du comte Ebérard, son père, ni par les sollicitations des évêques courtisans. Grégoire VII l'accueillit avec une paternelle indulgence. Il apprit de sa bouche les diverses objections que l'on répandait en Allemagne contre la validité de la sentence d'excommunication. Déjà par une lettre spéciale, Hérimann l'en avait informé. Udo reçut de vive voix tous les éclaircissements qui pouvaient rassurer sur ce point sa conscience. Le pape, en lui donnant l'absolution pour le passé, lui défendit de conserver à l'avenir aucun rapport avec les excommuniés, n'exceptant de cette interdiction générale que la personne même du roi, avec lequel l'archevêque pourrait avoir des entretiens particuliers, mais sans s'asseoir à sa table, sans prier avec lui, ni paraître aux offices où il assisterait. Fidèle à ces instructions, Udo de retour en Germanie, ne voulut plus même adresser la parole à l'archevêque de Mayence, à Hidulphe de Cologne ni aux autres familiers du palais.

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1 Gest. Treveror., Patr, Lat., tom. CLIV, col. 1193.

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disant qu'ils étaient, ainsi que le roi lui-même, canoniquement excommuniés 1. En même temps, il donnait connaissance de deux nouvelles lettres pontificales où Grégoire VII faisait justice des récriminations et des calomnies de la faction césarienne.


§ IV. Déclarations doctrinales de Grégoire VII.


  20. L'un des rescrits adressé « à tous les évêques, ducs, comtes et fidèles chrétiens du royaume teutonique, » s'exprimait en ces termes : « On nous informe qu'un certain nombre d'entre vous manifestent des doutes au sujet de l'excommunication fulminée par nous contre le roi ; ils demandent si notre sentence est juste, si elle est conforme aux lois de l'Eglise, si elle a été régulièrement rendue et précédée d'informations préalables, de mûres délibérations. Pour répondre à ces diverses questions, nous allons exposer aux yeux et à l'intelligence de tous, dans la sincérité de notre conscience, les motifs qui nous ont déterminé à prendre cette mesure. Nous ne le faisons pas pour jeter à la face du monde un nouveau cri de douleur ou pour divulguer des crimes qui ne sont, hélas ! que trop connus ; mais uniquement pour fermer la bouche à ceux qui nous accusent d'avoir tiré du fourreau le glaive spirituel moins par un sentiment de crainte de Dieu ou par zèle de la justice que par une téméraire présomption et un emportement aveugle.» Le pape retraçait alors toute l'histoire de ses rapports avec le jeune roi, depuis l'époque où encore archidiacre de la sainte église romaine il le conjurait de marcher sur les traces de l'empereur son père et de ne pas souiller par ses désordres et sa tyrannie l'honneur de son nom et de sa couronne. Il rappelait la fameuse lettre de soumission écrite par Henri et sitôt démentie par des cruautés nouvelles ; les évêchés, les monastères vendus « à des loups dévorants qui prenaient le nom de pasteurs; » les horreurs de la guerre

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1. Lambert, Hersfeld., loe. Ht., col. 1218.

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contre les Saxons, les promesses de repentir toujours éludées. «Lorsqu'enfin ses forfaits que nous ne voulons pas redire dans toute leur horreur, ajoute-t-il, mais que tout l'univers connaît, se furent multipliés au point que non-seulement ils appelaient une sentence d'excommunication canonique, mais qu'ils eussent mérité, selon toutes les lois divines et humaines, d'être punis par la privation de tout honneur royal, sans espérance de recouvrer jamais le trône ; nous l'avons secrètement fait avertir par trois de ses sujets les plus religieux et les plus fidèles de venir à résipiscence, prenant Dieu à témoin que s'il accueillait nos avertissements et réformait sa vie, nous étions prêt à le recevoir, et avec quelle joie et avec quelle tendresse ! au sein de l'Eglise sa mère, comme le prince constitué pour gouverner le vaste royaume teutonique, comme le défenseur de la paix et de la justice dans le monde chrétien. Vous savez comment il répondit à cette paternelle monition. Ne supportant pas que qui que ce soit sur la terre lui adressât un reproche, sa fureur ne connut plus de bornes. Il entraîna dans le schisme presque tous les évêques de Lombardie, avec ceux qu'il put corrompre en Allemagne, et les contraignit de refuser au bienheureux Pierre et au siège apostolique l'obédience et l'honneur qui leur sont dus en vertu de l'institution divine de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Telles sont donc les causes canoniques qui nous ont fait agir : 1° le refus de cesser la simonie, la vente sacrilège des églises; 2° le refus non-seulement de se repentir de ses crimes, mais même après un premier et hypocrite amendement, son retour à de pires désordres ; 3° le schisme qu'il a tenté contre la sainte Eglise de Dieu. Pour ces trois motifs, par un jugement synodal, nous l'avons excommunié, dans l'espoir que la rigueur pourrait enfin avec la grâce divine ramener dans la voie du salut un prince qui a résisté à toutes les exhortations de notre paternelle tendresse. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il ne s'arrêtait point devant l'anathème apostolique, nous aurons du moins sauvé notre âme et dégagé notre responsabilité devant le juge suprême des consciences. Maintenant s'il restait un seul homme qui trouvât notre sentence injuste ou déraisonnable, en supposant que cet homme fût

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d'ailleurs disposé à reconnaître l'autorité des règles sacrées, qu'il s'adresse à nous, ou plutôt qu'il étudie ce que l'autorité divine des écritures, ce que l'enseignement unanime des pères, ce que toute la tradition commandaient en pareille circonstance ; car nous n'avons fait que les suivre. Mais j'ai peine à croire qu'il y ait un seul fidèle vraiment instruit des règles ecclésiastiques capable de se tromper à ce point. Même ceux qui n'osent pas affirmer publiquement la justice et la validité de notre sentence y croient au fond du cœur; ils savent en effet que si même, ce qu'à Dieu ne plaise, l'excommunication apostolique n'avait pas été déterminée par les causes les plus graves et portée avec toute la maturité d'un jugement synodal, il n'en faudrait pas moins, d'après la doctrine constante des saints pères, respecter la sentence et demander en toute humilité l'absolution. Vous donc, frères et fils bien-aimés, qui n'avez point hésité à braver la colère d'un mortel pour rester, au péril de votre vie, attachés à la cause de Dieu et de sa justice, laissez s'exhaler en stériles récriminations l'orgueil des enfants d'exécration et de mensonge. Résistez virilement et fortifiez-vous dans le Seigneur. Il est le roi invincible, le magnifique triomphateur qui jugera les vivants et les morts, rendant à chacun selon ses œuvres. Nous ne cessons de le prier pour vous, afin qu'il vous donne en son nom et par son Esprit-Saint la vertu de force, qu'il convertisse à la pénitence le cœur du roi et lui fasse comprendre, que vous et nous, nous l'aimons plus sincèrement que ses flatteurs et les complices de ses iniquités. S'il consent un jour, par l'inspiration divine, à se repentir, quelles que puissent être ses entreprises contre notre personne, il nous trouvera toujours prêt, selon que votre charité nous en donnera le conseil, à le recevoir dans la communion de la sainte Église.1 »

   21. L'autre rescrit pontifical adressé à l'évêque de Metz Héri-

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1. S. Greg. VII. Extr. Registr., Episl. XXVI; Patr. Lat., totn. CXLVIII, col. 671. Cette admirable lettre nous a été conservée par Paul de Bernried, qui la cite intégralement dans la Vie de Grégoire VII, moins la date, que MM. Jaffé et Watterich s'accordent à rapporter au mois d'août 1076.

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mann est daté de Tibur (Tivoli) le VIII des calendes de septembre (25 août 1076). « Les nombreuses questions que vous m'adressez, dit le pape, me prennent en un moment où je suis surchargé d'affaires; mais celui qui m'apporte vos lettres et vous transmettra cette réponse pourra de vive voix vous instruire de divers détails auxquels vous vous intéressez. Je lui laisse le soin de vous dire en quelle situation il m'a trouvé et quelle est en ce moment l'attitude des Romains et des Normands à mon égard. Quant à vos autres interrogations, plût à Dieu que le bienheureux Pierre daignât répondre pour moi, lui qui tantôt est comblé d'honneurs et tantôt accablé d'outrages en la chétive personne de son représentant ! Quels sont, demandez-vous, les évêques, les prêtres, les laïques sur lesquels tombe l'excommunication? La réponse est bien claire : Ce sont tous ceux qui communiquent notoirement avec le roi excommunié, Henri, si tant est qu'il soit permis de lui donner encore le titre de roi. Lui-même avait depuis longtemps encouru l'excommunication en continuant ses rapports avec des familiers nominativement excommuniés pour fait de simonie ; maintenant excommunié lui-même par une sentence qui l'atteint personnellement, il s'efforce d'envelopper dans les liens de son propre anathème tous ceux qui consentent à continuer leurs rapports avec lui. Ceux-là ne rougissent pas de sacrifier la loi de Dieu à la faveur d'un prince; ils préfèrent s'exposer aux foudres du Dieu tout-puissant, plutôt que d'affronter la disgrâce d'un roi mortel. On ne peut que leur appliquer la parole du psalmiste : « L'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a pas de Dieu. » D'autres soutiennent qu'un roi ne saurait être excommunié. Cette prétention est tellement exorbitante qu'elle mérite à peine une réponse. Il suffit pour les réfuter de leur mettre sous les yeux les paroles et les exemples des saints pères. Qu'ils lisent la sentence d'excommunication prononcée par l'apôtre saint Paul contre les pécheurs scandaleux et rebelles aux décrets de l'Église1. Ne savent-ils pas que le pape Zacharie déposa le roi de France et délia tous les Français de leur serment de fidélité

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1. I Cor., y.

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Le Registrum de saint Grégoire le Grand leur apprendra que cet immortel pontife, dans les privilèges  qu'il conférait à certaines églises, prononçait contre les rois, ducs et princes qui oseraient les enfreindre non-seulement l'excommunication mais la perte de leur dignité temporelle. Lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ dit par trois fois au bienheureux Pierre, en lui confiant le gouvernement de son Église :   « Pais mes brebis, » a-t-il fait une exception en faveur des rois ? Si les rois ne reconnaissent pas que la puissance ecclésiastique des clefs ait le droit de les excommunier, ils sont forcés par là même de lui refuser le droit de les absoudre, et dès lors ils se séparent absolument du Christ. » Le génie de Grégoire VII entrait par cet argument dans le vif de la question, et la tranchait de telle sorte que même nos modernes rationalistes ne sauraient contester la force de son raisonnement. Henri IV était libre de se séparer à ses risques et périls de la catholicité et de la foi chrétienne, pour se déclarer païen. Ce parti ne l'eût peut-être pas1 de nos jours exposé aux dangers d'une révolution imminente; mais au XIe siècle où la constitution de l'Europe était  exclusivement basée sur le principe religieux du christianisme, le lendemain de sa restauration païenne, Henri IV aurait été par le fait même au ban de tout l'univers chrétien. C'est ce que le grand pape, sans insister davantage sur un point qui n'était alors douteux pour personne, explique en ces termes : « De même que ceux-là sont les membres du Christ qui mettent Dieu au-dessus de tout et lui obéissent de préférence aux hommes, ainsi les rois, princes ou autres fils du siècle, qui par cupidité ou tyrannie, foulent aux pieds toutes les lois de la justice divine et humaine, sont les membres de l’antechrist. — Mais peut-être croient-ils la dignité royale supérieure à celle du pontificat. Si telle était leur pensée, qu'ils veuillent bien réfléchir à l'origine de l'une et de l'autre et à la profonde distinction qui les sépare. L'orgueil humain a créé les premières royautés, la miséricorde divine a institué le pontificat; les royautés ne cherchent que la vaine gloire du monde, le pontificat dirige toutes les aspirations vers la gloire céleste. Ce qui fait dire au bienheureux Ambroise dans son Pastoral : « Comparés à l'éclat du trône et du diadème

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royal, l'honneur et la majesté épiscopale leur sont autant supérieurs que l'or pur au plomb vil. » Le grand empereur Constantin ne l'ignorait pas, lui qui dans les assemblées d'évêques voulait siéger, non au premier rang, mais au dernier. Il savait que « Dieu résiste aux superbes et qu'il donne sa grâce aux humbles.1»

   22. Dans cette lettre dictée à la hâte, au milieu des préoccupations et du souci de nombreuses affaires, Grégoire VII n'avait pu que tracer les grandes lignes de sa pensée sans lui donner tout son développement. Plus tard, dans un autre rescrit encore adressé à l'évêque de Metz, reprenant l'exposé de sa doctrine, il la présentait sous cette forme magistrale : « Qui ne sait qu'à sa première origine, le pouvoir des rois ou des princes fut fondé par des païens ignorant le vrai Dieu, lesquels à force de rapines, de perfidies, d'homicides, par tous les crimes enfin, sous l'instigation du démon prince de ce monde, osèrent dans un sentiment d'aveugle cupidité et d'orgueil intolérable, s'établir en dominateurs sur les hommes leurs égaux. Telle fut dans son principe l'institution des royautés, œuvre du paganisme. Mais depuis, le Fils du Dieu tout-puissant, vrai Dieu et vrai homme, souverain prêtre et chef de tout le sacerdoce, est venu des splendeurs célestes où il siège à la droite du Père, apporter au monde le règne de la miséricorde et de la vérité. Dédaignant les royautés terrestres dont les fils du siècle se montrent si fiers, il est venu spontanément au sacerdoce de la croix. Comment donc pourrait-on soutenir aujourd'hui que la dignité royale, d'institution non-seulement humaine mais païenne, ne doit pas être soumise à l'institution du sacerdoce créé par Dieu lui-même pour la gloire de son nom et la rédemption du monde? Lorsque des rois impies veulent contraindre les prêtres du Seigneur à s'incliner sur leurs pas, à qui peut-on mieux les comparer qu'au démon, chef de tous les enfants d'orgueil, qui voulant un jour tenter le Fils du Très-Haut, pontife éternel, chef divin du sacerdoce, lui promettait tous les royaumes du monde en disant : « Je te donnerai tout cela si, te prosternant devant moi,

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1. S. Greg. Vll.Epist. n, lib. IV, col. 454.

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tu consens à m'adorer1 ? » Peut-on douter que les prêtres du Christ ne soient les pères et les maîtres des rois et des princes aussi bien que de tous les autres fidèles? Ce serait une déplorable folie de vouloir placer le père sous la domination du fils, le maître sous celle du disciple. Or, n'est-ce pas là la conduite d'un roi qui prétend soumettre à son injuste tyrannie le pontife auquel il reconnaît le pouvoir divinement conféré, de tout lier ou délier sur la terre et dans les cieux? Tout roi chrétien, lorsqu'il touche aux derniers moments, pour échapper à l'enfer, pour passer des ténèbres de la mort aux clartés de la lumière éternelle, pour se présenter absous des liens du péché au jugement de Dieu, implore en suppliant le ministère d'un prêtre ; mais quel prêtre, quel laïque à l'heure de la mort a jamais imploré pour le salut de son âme le ministère d'un roi terrestre? Quel roi, quel empereur, en vertu de son ministère, pourrait arracher un homme à la puissance du démon, le mettre au rang des fils de Dieu, le munir de la sainte onction du chrême? Enfin, et c'est la grandeur du christianisme, quel roi, quel empereur peut d'un mot de sa bouche consacrer le corps et le sang du Seigneur? à qui d'entre eux fut conférée la puissance de lier et de délier sur la terre et au ciel, d'ordonner et encore moins de déposer un seul clerc? Que si les rois doivent être jugés de leurs péchés privés par les prêtres; par qui mieux que par le pontife romain le seront-ils de leurs crimes publics ? En un certain sens on pourrait dire que les chrétiens fidèles sont plus véritablement rois que les mauvais princes. Les uns exercent virilement sur eux-mêmes la royauté en cherchant la gloire de Dieu; les autres, ne cherchant qu'à satisfaire leurs passions, se font les tyrans d'autrui et les plus cruels ennemis de leur propre autorité. Les uns sont les membres du Christ roi; les autres sont le corps de Satan. Les uns tiennent d'une main sévère le gouvernement de leur âme afin de régner éternellement avec le roi de gloire ; les autres n'usent de leur puissance que pour servir le prince des ténèbres, « roi de tous les fils

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1. Matth., iv. 0

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d'orgueil,1» et partager ensuite son éternelle damnation. Ne nous étonnons pas de voir de mauvais évêques embrasser le parti d'un roi pervers qui les a investis de leurs dignités mal acquises, les autorisant ainsi à exercer pour les autres la simonie dont ils ont usé eux-mêmes, et à vendre, comme Judas, le Seigneur Dieu au prix de quelques misérables deniers. De même que les élus sont indissolublement attachés à Jésus-Christ leur chef, ainsi les réprouvés se lient avec une rage obstinée au chef de tout mal et se font ses auxiliaires dans sa lutte contre le bien. C'est moins par la discussion que par les gémissements, la prière et les larmes, qu'il nous faut obtenir que le Dieu tout-puissant les arrache aux chaînes de Satan dont ils sont les esclaves et les ramène enfin, après tant d'agitations et d'erreurs, dans les voies de la paix et de la vérité. Voilà ce que j'avais à vous dire des rois et empereurs dominés par l'esprit de superbe et de tyrannie, qui régnent non pour Dieu, mais au gré de leurs passions. Cependant, comme il est du devoir de notre charge de faire entendre à chacun, selon les besoins de sa condition ou de son rang, la parole de salut, nous ne cesserons pas, avec la grâce de Dieu, d'exhorter les empereurs, les rois, tous les princes, de s'armer d'humilité afin de combattre et de réprimer les mouvements d'un orgueil qui s'exalte trop souvent comme les vagues d'une mer en furie. L'éclat de la puissance et l'habitude du commandement portent d'ordinaire à la vanité; la première vertu des empereurs et des rois est donc de se défendre contre cette tentation qui leur est naturelle. Pour cela, qu'ils réfléchissent sérieusement aux périls formidables de cette dignité impériale ou royale, dans laquelle un si petit nombre d'âmes se sauvent; et encore celles qui par la miséricorde divine obtiennent leur salut, n'ont-elles presque jamais, comme il arrive pour l'innombrable multitude d'autres élus dans des conditions plus modestes, l'honneur d'une canonisation solennelle ratifiée par le jugement du Saint-Esprit et de l'Église. Depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours, nous ne trouvons, dans toute l'histoire authentique, aucun empereur

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1. Job, xu, 25.

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ou roi dont la vie ait été, comme éclat de vertu extraordinaire et de miracles, comparable à celle d'une multitude d'autres saints. Et pourtant parmi les empereurs et les rois il en est plusieurs dont le salut est pour nous chose certaine. Mais qui d'entre eux s'est signalé comme saint Martin, saint Antoine, saint Benoît, sans parler des apôtres et des martyrs, par le don des miracles? Quel empereur, quel roi a ressuscité des morts, guéri les lépreux, rendu la vue aux aveugles? La sainte Eglise glorifie et vénère Constantin le Grand de pieuse mémoire, Théodose, Charlemagne, amis de la justice, zélés propagateurs de la foi chrétienne, défenseurs des églises; mais nulle part nous ne lisons que leur vertu se soit manifestée par d'aussi grands miracles. Que les rois et les princes craignent donc après avoir été, durant leur vie, élevés en honneur au-dessus de tous les hommes, d'être après leur mort plus sévèrement jugés et plus durement punis. Dieu leur demandera compte de chacun des sujets qui relevaient de leur domination. Si pour un pauvre religieux, c'est un si grand labeur de sauver son âme : quelle sera la responsabilité d’un prince chargé du salut de tant de millions d'âmes? La sainte Église porte un jugement terrible contre un meurtrier qui a commis un seul homicide : quel ne sera pas le jugement des rois qui pour de misérables points d'honneur font tuer des millions d'hommes sur les champs de bataille? Ils disent parfois après ces sanglantes expéditions un mea culpa du bout des lèvres : mais dans le fond du cœur ils jouissent de l'éclat de la victoire, ils ne voudraient pour rien ne pas l'avoir obtenue à ce prix et ils ne songent guère à pleurer le malheur des victimes précipitées par eux en enfer. Le petit nombre de saints parmi les empereurs et les rois contraste avec la multitude d'élus qui se sont succédé sur la chaire pontificale de Rome. Depuis l'époque du bienheureux Pierre on en compte près de cent à qui l'Église rend un culte public. Pourquoi cette différence, sinon parce que les rois et princes de la terre, entraînés par la gloire du siècle, sacrifient la loi de Dieu à leurs intérêts ou à leurs passions, tandis que les religieux pontifes, dédaignant la gloire humaine font passer le service de Dieu avant tout? Inexorables contre quiconque les a per-

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sonnellement offensés, les rois ne songent même pas à réprimer les outrages faits à la majesté divine; au contraire les pontifes, toujours prêts à pardonner les injures personnelles, ne déploient de rigueur qu'à l'égard des outrages commis contre la loi de Dieu. Autant ceux-là, préoccupés des choses de la terre, méprisent les intérêts spirituels : autant ceux-ci, plongés dans la méditation des choses célestes, méprisent les vanités de la terre. Avertissons donc tous les princes chrétiens qui désirent régner avec le Christ, de se tenir en garde contre l'ambition et le faste de la puissance. Le très-saint pape Grégoire le Grand disait en parlant du ministère pastoral :  « L'homme le plus éminent en vertus ne doit l'accepter que par force ; celui à qui la vertu manque doit résister même à la force et ne l'accepter jamais 1. » Si donc c'est par force et sous l'impression d'une terreur formidable que les hommes craignant Dieu montent au siège apostolique, sur lequel, cependant, par les mérites du bienheureux apôtre Pierre, les pontifes canoniquement ordonnés deviennent meilleurs : avec quelle crainte et quel tremblement ne doit-on pas s'asseoir sur le trône royal, où même les bons  et les humbles de cœur sont exposés,  comme le  prouve l'exemple de Saûl et de David, à se pervertir ? Quant à ce que j'avance du siège apostolique, je l'emprunte aux décrets du bienheureux pape Symmaque, où il est dit en termes formels :  « Le bienheureux Pierre transmet à ses successeurs, comme une dot perpétuelle  de  mérites, l'héritage de ses vertus. Comment refuser le titre de saint à celui qui est promu à ce comble de toute dignité ? Si les mérites acquis peuvent manquer à ceux qui y sont promus, ceux de Pierre leur éminent prédécesseur y suppléent. Le siège apostolique est tel qu'on n'y appelle que les mérites éclatants, ou qu'il fait éclater les mérites de ceux qu'on y appelle 2. » Ainsi les princes que la sainte Eglise, spontanément et dans la maturité de ses conseils appelle à l'empire, non pour les décorer

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1 Gregor. Magn. Pastoral., Hb. I, cap. ix ; Pa.tr. Lat., tom. LXXVII, col. 22. 2. Cf.  tom.   XIV  de   cette  Histoire, p.   78 ; Ennodius,   Lïbell. apologet. pr» synodo;Patr. Lat., tom. LXIII, col. 188.

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p124 PONTIFICAT DE  GRÉGOIRE  VII  (1073-1085).

 

d'une gloire éphémère, mais pour procurer le salut des peuples, doivent obéir humblement à l'autorité de Jésus-Christ, se proposer comme but principal la gloire de Dieu, observer la justice et la rendre à chacun, éloigner les impies de leurs conseils, s'attacher du fond du cœur aux hommes vertueux. Loin de traiter la sainte Église comme une esclave, en la foulant aux pieds, ils ont le devoir d'honorer  les prêtres du  Seigneur  comme leurs pères et leurs maîtres.  Si nous sommes obligés de respecter nos pères et nos mères selon la nature, à combien plus forte raison nos pères dans l'ordre spirituel et l'Église notre mère dans l'ordre de la grâce! Quand la loi punit de mort l'enfant qui maudit son père ou sa mère : quel ne sera pas le châtiment de celui qui maudit son père spirituel et sa mère l'Église sainte1 ! »

 

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