Darras tome 22 p. 248
8. Un incident liturgique marqua la cérémonie sans la troubler, mais non peut-être sans froisser les préjugés populaires. Lorsque la procession solennelle du clergé et du peuple eut introduit le nouveau roi dans la cathédrale de Saint-Jean, le diacre cardinal Bernard, légat du siège apostolique, fit donner lecture d'un décret dont la chronique de Berthold nous explique le sens et la portée en ces termes : « Le samedi saint à Augsbourg on avait coutume de se partager par chaque église et par chaque famille l'eau que l'évêque bénissait pour le baptistère de la cathédrale, avant qu'il y eût mêlé le saint chrême. Les prêtres aspergeaient tous les assistants de cette eau bénite, puis chacun en faisait sa provision, l'emportait dans des vases spéciaux, et jusqu'à la Pentecôte on s'en servait pour l'aspersion dominicale aussi bien que pour tous les pieux usages de chaque demeure. L'abus consistait précisément dans ce fait que depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte il n'y avait plus chaque dimanche l'exorcisme et la bénédiction du sel et de l’eau, tels qu'ils sont prescrits par les rubriques et spécialement
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1 Berthold. Constant. Anne.1, col. 3S5-386.
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par les décrets des papes saint Clément et saint Alexandre. Le cardinal proscrivit cet abus et ordonna pour l'avenir au clergé et aux fidèles d'Augsbourg de se conformer sur ce point à la règle liturgique. Après la lecture de ce monitoire, l'office s'acheva avec la pompe accoutumée. L'éclat de la solennité pascale fut rehaussé par la consécration d'un nouvel abbé de Saint-Gall, Luthold, vénérable religieux que son mérite et des vertus éminentes rendaient digne de cette haute fonction1. » Un pareil choix prouvait de nouveau que Rodolphe, fidèle à ses engagements, ne livrerait point les bénéfices ecclésiastiques à des favoris ou à des mercenaires. Cette conduite qui l'honorait devant Dieu et devant toutes les consciences honnêtes lui aliéna de plus en plus la faction des simoniaques et des clérogames. Ne pouvant réunir à Augsbourg la diète qu'il s'était promis d'y présider, il quitta cette ville et se rapprocha des Alpes sans doute dans l'intention de s'opposer, le cas échéant, au passage du roi Henri dont on annonçait comme imminent le retour en Allemagne.
9. L'évêque schismatique de Constance, Othon, exerçait dans les provinces limitrophes de la Bourgogne et de la Suisse une influence considérable, et l'avait mise tout entière au service des clérogames. Trois fois excommunié nominativement soit par le pape en personne, soit par les conciles romains de 1075 et de 1076, il n'en avait pas moins continué à exercer toutes les fonctions du ministère épiscopal. Au conciliabule de Worms, il s'était montré l'un des plus acharnés à demander la déposition de Grégoire VII. « On remarqua, dit Berthold, comme une punition divine l'accident qui lui survint alors, une chute malencontreuse qui le rendit boiteux pour le reste de ses jours. Lors de la dicte de Tribur, Othon s'était présenté à saint Altmann de Passaw qui l'avait admis, ainsi que les autres schismatiques, à la communion mais sans lui rendre les pouvoirs épiscopaux. En apprenant que Rodolphe se dirigeait sur Constance il s'empressa de quitter la ville et alla s'enfermer dans la forteresse de Bregenz. Le légat apostolique, assisté des évêques
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1 Berthold. Constant. Annal., col. 385-386.
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de la suite de Rodolphe, réunit à Constance même un synode provincial et adressa à Othon avec un sauf-conduit en règle l’ordre canonique de venir en personne rendre compte de sa double révolte contre le saint-siége et contre le nouveau roi. L'infidèle évêque n'eut garde d'obéir ; en conséquence le légat défendit en vertu de l'autorité apostolique à tous les fidèles, clercs et laïques, de communiquer avec lui in sacris. La double hérésie simoniaque et nicolaïte, ajoute le chroniqueur, régnait dans toute cette contrée riche et populeuse. Le synode promulgua les décrets du concile romain qui interdisent à tous les chrétiens d'assister aux offices des prêtres simoniaques ou concubinaires. Cette mesure exaspéra les clérogames et souleva les plus ardentes oppositions. Il en fut de même à Zurich où Rodolphe fit une apparition de quelques jours. Au monastère de Saint-Gall, une véritable émeute éclata lorsque Luthold se présenta pour prendre possession de sa charge. La faction schismatique qui s'était opposée à son élection se porta aux plus extrêmes violences, la crosse abbatiale fut brisée au milieu du chœur par des mains sacrilèges et le nouvel abbé dut s'enfuir pour échapper à une mort certaine. « Ce fut dans tout le pays, reprend Berthold, comme une tempête de sédition furieuse. Les simoniaques, les clérogames soulevaient le peuple, foulaient aux pieds les sentences apostoliques et revenaient en foule au vomissement du désordre et du vice. Encouragés par les évêques schismatiques, ils allaient partout annonçant le prochain retour du roi Henri. Le nom de ce tyran que toutes les lèvres maudissaient naguères, de ce monstre dont les crimes contre l'Église, l'État et les particuliers, excitaient quelques mois auparavant l'indignation et l'horreur générale, ne se prononçait plus qu'avec des éloges pompeux et des cris d'espérance. On attendait son arrivée comme le signal de la délivrance. Évêques anti-chrétiens, chanoines, prêtres, moines simoniaques ou scandaleux unissaient leurs voix et formaient un concert qui rappelait celui de la synagogue déicide. La foule plébéienne, ignorante et enthousiaste comme à l'ordinaire, ne savait, ne comprenait et ne voulait autre chose que la volonté de ses meneurs. Le royaume tout entier était
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livré à la plus lamentable discorde. Les liens de la nature, ceux de l'amitié n'existaient plus; nul respect des serments, nul souci des lois divines et humaines, des engagements les plus sacrés; ni les choses, ni les personnes, ni la justice, ni la légalité ne comptaient plus ; chacun se croyant dispensé de toute obligation prétendait vivre à sa guise. Depuis le plus petit jusqu'au plus grand chacun s'affranchissait de toute discipline et de toute jiudeur. L'avarice seule régnait par la brutalité et le pillage ; le mensonge était partout, la vérité nulle part ; le monde semblait voué sans retour à toutes les passions infernales, la fraude avec son cortège de scandales, la cruauté avec ses horreurs, tous les maux enfin parurent déchaînés à la fois 1. »
§ III. Retour de Henri IV en Germanie.
10. Rodolphe dut se retirer promptement en Souabe pour échapper aux ovations qui saluèrent Henri IV à son arrivée de ce côté des Alpes. En quittant Aquilée (24 avril 1077), Henri avait traversé sans encombre le Frioul et trouvé sur les frontières de la Carinthie le duc Markward qui lui amenait une armée de Bohémiens avec laquelle il se dirigea sur Ratisbonne. Durant le trajet, les seigneurs des deux Bourgognes avec leurs vassaux, les évêques Burchard de Bâle, Werner de Strasbourg, Burehard de Lausanne, le palatin de Franconie Hermann, l'abbé schismatique de Saint-Gall Ulrich d'Eppenstein qui venait de chasser le vénérable Luthold, enfin toute la foule des simoniaques vinrent se ranger sous ses étendards. Les cités rhénanes de Worms et de Mayence lui envoyaient des contingents militaires et des députations enthousiastes. L'évadé de Spire revenait en Allemagne avec toute la pompe et l'éclat de la souveraineté. «La veille de son entrée triomphale à Ratisbonne, dit Bernold, il fut rejoint par le patriarche d'Aquilée Sigéard, ce légat infidèle qui avait présidé en qualité de représen-
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1 Bertholi. Constant., loc. cit., col. 388.
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tant du saint-siége la diète de Tribur. Toutes les apostasies faisaient cortège au roi parjure. Un message fut adressé de Ratisbonne à Grégoire VII pour lui dénoncer comme un acte de monstrueuse trahison l'élection de Rodolphe à Forcheim, et appeler les foudres de l'Eglise contre un sujet rebelle qui avait profité de l'absence de son roi pour usurper la couronne. Henri ne comptait nullement sur le succès d'une pareille sommation adressée à l'illustre pontife que les schismatiques lombards retenaient toujours prisonnier à Canosse ; il voulait simplement faire croire aux populations allemandes que ses relations avec le pape étaient renouées sur le pied de la cordialité la plus intime. Les évêques de sa suite ne manquaient pas de propager ce faux bruit et de se présenter eux-mêmes comme autorisés à parler au nom du pape. Ces misérables associaient ainsi le caractère auguste de Grégoire VII aux crimes sans nom que la vengeance de Henri IV semait sur son passage. « Les farouches Bohémiens qui composaient la principale force de son armée, dit Bernold, couvrirent toute la route de pillage, de rapines et d'incendies. Ces païens ne faisaient nulle différence d'une église à une étable, ils outrageaient les femmes sur les autels mêmes, et les menaient par bandes captives à leur suite. Ils allaient à la chasse des hommes que leur approche faisait fuir dans les forêts, découpaient les membres palpitants des captifs et les faisaient dévorer par leurs chiens1. » Tel fut le traitement infligé aux provinces arrosées par le Mein et le Necker et à tout l'ancien duché de Souabe pour les punir d'avoir prêté serment de fidélité à Rodolphe. Celui-ci avait vu les désertions successives réduire ses forces à cinq mille hommes. Impuissant à soutenir une lutte tellement inégale, il licencia cette faible armée à Sigmaringen, et se retira chez les Saxons dont le dévouement à toute épreuve ne tarda point à le mettre en état de reprendre la campagne. Le cardinal diacre Bernard, légat du siège apostolique, dut le suivre dans cette retraite et par conséquent augmenter encore la distance qui le séparait de Canosse et
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1.Bernold. Chronic., Pat. LaL, tom. CXLVIII, col. 1Î75.
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les difficultés déjà si grandes qui retardaient ses communications avec le pape captif.
11. Les récents historiens de Grégoire VII et le docteur Voigt lui-même reprochent à Grégoire VII d'être resté inactif durant cette période si agitée, comme s'il eût été sourd aux cris de désespoir qui s'élevaient de la Franconie, de la Bavière et de la Souabe couvertes de sang et de ruines. Nous savons aujourd'hui qu'un cercle de fer isolait du reste du monde le pontife enfermé dans les états de la comtesse Mathilde sous la protection de cette illustre héroïne. L'abbé de Saint-Victor de Marseille et Guitmond de Saint-Leufroy, envoyés au pape pour lui rendre compte de ce qui s'était passé à Forcheim, gémissaient dans un obscur cachot de la forteresse de Lintzbourg, sans avoir pu accomplir leur mission. Henri faisait garder plus rigoureusement que jamais tous les passages des Alpes. Ce fut par ses ambassadeurs que Grégoire VII apprit le 18 mai seulement l'élection de Rodolphe. Nous en avons la preuve dans une lettre qu'il adressa ce jour-là même à ses deux légats apostoliques en Allemagne et que nous reproduirons bientôt. Mais il n'avait pas attendu jusque-là pour intervenir dans ce conflit sanglant et pour faire pénétrer sa voix apostolique au-delà des barrières que les schismatiques d'Italie et d'Allemagne dressaient contre elle. Le témoignage de Berthold est sur ce point tellement explicite que nous ne comprenons pas comment il a pu échapper à l'attention des modernes biographes. « Dans la semaine pascale (16-23 avril), dit Berthold, une encyclique du pape adressée nominativement à tous les évêques du royaume tant en deçà du Rhin, en Alsace et en Lorraine, que dans les provinces teutoniques, parvenait à sa destination. Le pontife y racontait en détail toutes les intrigues, tous les complots qui avaient été tramés contre la paix publique ; il interdisait absolument de reconnaître Henri comme roi et de lui obéir. Les anti-évêques (c'est le nom que leur donne l'annaliste) tinrent ces lettres comme non avenues et les rejetèrent avec le plus profond mépris. Werner de Strasbourg, Othon de Constance les lacérèrent et les brûlèrent. Les autres affectant de ne les avoir jamais reçues n'en dirent pas un mot et conti-
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nuèrent d'agir comme si elles n'existaient pas 1. » En face d'un témoignage aussi formel, la mémoire de Grégoire VII est suffisamment vengée des insinuations rétrospectives de faiblesse, de défaillance, de contradiction même, que les écrivains de notre époque avec une déplorable témérité se sont cru le droit de signaler dans la politique du grand pape.
12. Très-fidèle à lui-même, très-constant dans ses résolutions, inébranlable dans le maintien des lois ecclésiastiques et civiles, religieux observateur de l'esprit et de la lettre des traités, Grégoire VII offrit ce magnifique spectacle que seul dans un siècle où les partis changeaient à chaque instant d'opinion, d'attitude et de langage, il ne varia jamais. Malgré ses avis réitérés, la diète de Forcheim, entraînée par un patriotisme plus ardent que sage, avait en procédant à l'élection d'un nouveau roi déchaîné sur l'Allemagne une effroyable tempête. Un mois à peine s'était écoulé et déjà Rodolphe se voyait abandonné par ceux-mêmes qui l'avaient élu. Henri plus puissant et plus terrible que jamais promenait sur les cités et les campagnes de la Germanie ses atroces vengeances ; roi des clérogames, des simoniaques, des schismatiques, il comptait pour partisans tout ce qu'il y avait d'âmes vénales, d'esprits pervers, de cœurs dépravés, et le nombre n'en était pas petit. Il joignait la ruse à la cruauté, la perfidie à la violence : il se montrait aux peuples ignorants et séduits comme le fils dévoué, l'allié intime du saint-siége. Un seul moyen restait pour désabuser les populations, rétablir la vérité et faire triompher le droit ; c'était que Grégoire VII pût enfin paraître en personne en Germanie et réaliser ce voyage, objet de toutes ses espérances. Lorsque les ambassadeurs de Henri vinrent au nom de leur maître, le 18 mai 1077, le sommer d'anathématiser Rodolphe, le pontife fit cette noble réponse : «Pierre prisonnier ne saurait négocier avec un roi
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1. Berthold. Const. Annal., col. 393-394. Cette encyclique de Grégoire VII si soigneusement détruite par les évêques apostats est aujourd'hui perdue pour nous. Le texte n'en a point encore été retrouvé. Il en est de même d'un livre entier du Regestum, le Xe, et de plusieurs autres fragments de la correspondance du grand pape, supprimés par les manœuvres des schismatiques.
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parjure 1.» Il ne daigna point honorer ces émissaires d'un message pour Henri, mais s'adressant aux deux légats apostoliques, dont l'un, il l'ignorait encore, était depuis trois semaines dans les cachots du comte de Lintzbourg, il dicta pour eux la lettre suivante: « Grégoire évêque serviteur des serviteurs de Dieu à Bernard diacre de la sainte église romaine et à Bernard abbé de Saint-Victor de Marseille, salut et bénédiction apostolique. Votre fraternité n'ignore pas les obstacles qui depuis notre départ de Rome nous ont empêché jusqu'ici de passer en Germanie pour y rétablir avec la paix les droits sacrés de la justice et l'honneur de l'Église. Maintenant encore cerné de toutes parts et environné de périls, nous attendons qu'il nous soit possible de réaliser notre vœu le plus cher et de franchir les Alpes. En conséquence nous vous enjoignons de la part du bienheureux Pierre d'agir en vertu de son autorité et de la nôtre et de vous présenter à l'un et l'autre roi, Henri et Rodolphe, pour leur donner l'ordre de nous faire ouvrir les passages, de sorte qu'il nous soit possible d'arriver en sécurité jusqu'à vous. Exigez qu'ils composent l'escorte qui sera envoyée à notre rencontre de personnes en qui vous ayez pleine confiance. Suivant les conventions prises par les fidèles du royaume teutonique, nous voulons avec la grâce de Dieu prononcer en toute équité la sentence définitive dans une cause dont le jugement nous a été réservé. C'est notre devoir, vous ne l'ignorez pas, c'est aussi le droit providentiellement dévolu au siège apostolique de discuter et de juger les causes majeures des chrétientés diverses. Or le conflit qui vient de surgir entre ces deux princes est d'une gravité exceptionnelle; les suites en peuvent être si désastreuses que le moindre délai, la moindre négligence de notre part entraîneraient et pour eux et pour l'Église universelle d'irréparables malheurs. Donc si l'un ou l'autre des deux rois refuse d'obéir à notre présente injonction et volonté formelle, si dans un esprit de superbe et d'ambition cupide, au mépris de la majesté divine, il persiste à consommer la
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1. Pnpa respondit se non posse. ejus interpellationi satisfacere quamdiu sanctus Petrut ligatus teneretur. (Bernold. Chronic.,Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 1374.)
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dévastation et la ruine de l'empire romain tout, entier, résistez-lui en notre nom, ou plutôt au nom du prince des apôtres, par tous les moyens, de toutes vos forces et au besoin jusqu'à la mort ; déniez-lui tout droit à l'administration du royaume, prononcez l'excommunication contre lui et contre ses partisans, vous rappelant la doctrine de l'Eglise qui assimile la désobéissance au saint-siége à un crime d'idolâtrie, et l'exemple du bienheureux pape et docteur Grégoire le Grand, ce modèle de sainteté et d'humilité tout ensemble, qui prononce la peine de déchance contre les rois rebelles à l'autorité apostolique. Quant à celui des deux compétiteurs qui accueillera docilement notre ordre, témoignant à l'Eglise catholique, mère commune de tous les fidèles, l'obéissance filiale d'un roi chrétien, prêtez-lui tout votre concours, tout votre appui ; réunissez autour de sa personne une assemblée de clercs et de laïques aussi nombreuse que possible, confirmez-le par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la nôtre dans la dignité royale, prescrivant à tous les évêques, abbés, clercs et laïques au nom du Dieu tout-puissant de lui prêter l'obéissance, le service et la fidélité dus à un roi légitime. — Donné en double exemplaire, data secundo, à Carpinetale XV des calendes de juin, indiction XVe (18 mai 1077)1. » Carpineta petite cité des états de Mathilde offrait au pontife épuisé par les travaux, les sollicitudes, les mortifications et les jeûnes, un air moins vif que celui de Canosse. Le même jour et également en double exemplaire, précaution que les circonstances n'expliquent que trop, Grégoire VII adressait une nouvelle encyclique « aux archevêques, évêques, ducs, comtes et à tous les fidèles du Christ clercs et laïques, grands et petits, habitant le royaume teutonique » pour les informer des instructions qu'il envoyait à ses deux légats. « Un flot de douleur et d'amère tristesse inonde notre âme, dit-il,
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1.S. Greg. VII. Regest., lib. IV, Epist. xxm, col. 478. L'expression data secundo XV calendas junii, que nous croyons pouvoir interpréter par : « Donné en double exemplaire le XV des calendes de juin » a paru suspecte au docteur Jafie qui supprime le chiffre XV et lit simplement : data secundo katendas iunii, «donné le II des calendes de juin; » ce qui reporterait au 31 mai la date de cette lettre.
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à la pensée que l'orgueil d'un seul homme précipite tant de milliers de chrétiens dans la double mort temporelle et éternelle, bouleverse la religion chrétienne et ruine le saint empire romain. Vous savez, bien-aimés frères, que depuis notre départ de Rome cerné par les schismatiques ennemis de la foi, nous vivons au milieu de dangers continuels. Rien cependant n'a pu et ne pourra jamais nous faire dévier de la ligne de la justice. Sollicité par les deux rois, ni la terreur dont l'un cherche à s'entourer ni l'affection que nous pouvons avoir pour l'autre ne nous ont arraché aucune promesse, aucun engagement prématuré. Nous sommes prêt à subir même la mort, plutôt que de nous laisser vaincre et de consentir au déshonneur de l'Eglise de Dieu. Ordonné et établi par la providence sur le siège apostolique, notre devoir est de chercher en cette vie non pas notre intérêt propre mais le règne de Jésus-Christ. Sur les traces de nos pères, au milieu des labeurs et des tribulations, nous voulons parvenir avec la miséricorde de Dieu au repos éternel de la vie future 1. »
13. Aussitôt la réception de ces deux lettres, le cardinal légat Bernard les communiqua au roi Rodolphe qu'il avait suivi en Saxe. « Rodolphe se déclara prêt à obéir au pontife, dit Berthold, mais sa bonne volonté était tout ce qu'il pouvait offrir, car son compétiteur faisait garder militairement les passages des Alpes et interceptait toute communication. Dans la crainte d'une intervention du pape, Henri avait donné les ordres les plus sévères et défendu sous peine de mort de laisser pénétrer en Allemagne aucune légation apostolique 2. — Le cardinal se mit néanmoins en devoir d'adresser au tyran un exemplaire du message pontifical avec une lettre commonitoire pour le prier de livrer passage au seigneur pape pour son voyage en Germanie. Cette dangereuse mission fut confiée à un vénérable religieux de Wurtzbourg qui partit accompagné d'un seul frère, afin de moins éveiller l'attention sur sa route. Mais cette précaution fut inutile. Averti par ses espions,
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1. Lib. IV, Epist. xxiv, col. *79, passim.
2. Berthold. Annal, col. 397.
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Henri fit saisir les deux moines: on leur arracha les lettres apostoliques qui furent lacérées et profanées comme si elles eussent été l'œuvre du diable, non ut apostolicas sed quasi diabolicas omnifariam profanabant ; le religieux et son compagnon furent impitoyablement flagellés et jetés au fond d'un cachot. Une autre tentative du diacre Bernard réussit à déjouer la surveillance des espions. Un chevalier de la cour de Henri s'étant chargé des lettres dont le cardinal légat lui remit un nouvel exemplairs, imagina un stratagème pour les faire lire au roi. Il les présenta comme venant de lui être apportées à lui-même par un ami. Le tyran reçut sans défiance ce message qu'il croyait inoffensif, mais à peine en eut-il pris connaissance que transporté de fureur et foulant aux pieds les lettres apostoliques il fit traîner le chevalier en prison. Celui-ci n'eût pas tardé à expier de sa vie une pareille audace, mais il fut assez heureux pour s'évader et passa dans le camp de Rodolphe 1. » Henri ne voulait point des lettres authentiques du pape, mais il ne se faisait pas scrupule d'en supposer d'apocryphes. « Durant les fêtes de la Pentecôte (4 juin 1077) qu'il passa à Ulm, il tint, reprend le chroniqueur, une diète solennelle composée de tous les évêques et seigneurs de sa suite. Le roi Rodolphe, les ducs Welf de Bavière et Berthold de Carinthie avec tous leurs partisans y furent jugés par contumace, déclarés criminels de lèse-majesté, déchus de toutes leurs dignités, condamnés à mort avec confiscation de leurs biens. Cela permettait à Henri de gorger ses créatures de titres et de fiefs usurpés. Le comte Udalric de Lintzbourg qui tenait en captivité le légat apostolique Bernard de Saint-Victor fut compris pour une large part dans la distribution des dépouilles ; l'évêque de Strasbourg Werner fut récompensé de son zèle par la riche province du Brisgau. Le patriarche d'Aquilée Sigéard osa le jour même de la Pentecôte monter à l'ambon et donner lecture au peuple d'une prétendue lettre apostolique qu'il venait, disait-il, de recevoir du seigneur pape, et qui enjoignait à
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1. Berthold. datant. Annal., col. 398.
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tous les fidèles allemands de reconnaître l'autorité légitime du roi Henri, de lui prêter assistance et de le défendre contre toute agression. En vertu de cet apocryphe message, le patriarche agissant comme légat apostolique fit asseoir Henri sur le trône, lui mit la couronne royale sur la tête et le salua comme le seul roi de Germanie reconnu par le saint-siége. Après cet infâme mensonge, comme Sigéard présentait au roi ainsi réhabilité les chevaliers venus avec lui d'Aquilée et prêtait en leur nom le serment militaire, il fut tout à coup saisi d'un transport de folie furieuse et perdit complètement l'esprit. Jamais exemple plus foudroyant de punition divine ne tomba sur un apostat. Quelques-uns de ses chevaliers furent atteints en même temps que lui de cette subite folie, et comme lui moururent après quelques jours dans des convulsions atroces. Ainsi se montre parfois terrible dans ses conseils le Dieu des vengeances ! s'écrie le chroniqueur. Ce patriarche dont on reporta les dépouilles mortelles à Aquilée avait l'année précédente partagé avec saint Altmann l'honneur de présider en qualité de représentant du vicaire de Jésus-Christ la diète de Tribur. Il s'était montré alors plein de zèle pour la réforme ecclésiastique, le rétablissement de la discipline, l'honneur de l'Église et de l'État. Comme l'ange du Seigneur des armées et justifiant son titre de prince des pères (patriarche), il avait opposé au roi Henri et à tous les rebelles (à ?) l'autorité de saint Pierre le glaive de la justice et de la vérité. Vaincu depuis par les charmes du Mammon infidèle, il avait sacrifié le devoir à un monceau d'or, et Dieu lui versait le calice des vengeances dont l'éternité ne suffira pas à épuiser la lie 1.