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2. Plus on étudiera avec attention, je ne dis pas seulement le rôle extérieur, l'attitude en quelque sorte officielle du grand pape, le côté par lequel, roi pontife, il touchait à chacun des événements politiques de son siècle, mais sa vie intime et comme la respiration cachée de son âme ; plus on se convaincra que jamais homme n'allia la majesté du pouvoir, le génie de l'administration et des affaires à une sainteté aussi consommée. Durant ces tristes jours où la tempête furieuse agitait comme un navire en détresse la barque de saint Pierre, quand pour le roi germanique, persécuteur de l'Église, les succès les plus inespérés naissaient même des plus éclatants revers, quand autour du vicaire de Jésus-Christ les plus fermes conseillers, tremblant devant l'orage, parlaient d'entrer en négociation avec un ennemi d'autant plus implacable que ses
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1. S. Greg. VII, Décret. Mansi, Concii. XX, 385. — Prat. Lat., CXLVIII,
2. Benno, Gest. Hildebr. ap. Ortwin, fol. 50, Yerso.
3. Cf. t. IX de cette Histoire, p. 5G-2 et suiv.
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triomphes plus inattendus semblaient aux yeux du vulgaire revêtir un caractère providentiel, Grégoire VII l'œil fixé dans les hauteurs de la contemplation apercevait des signes de salut par delà les horizons de la politique humaine. Le vénérable Alfano archevêque de Salerne venait de retrouver dans sa cathédrale les reliques de l’apôtre et évangéliste saint Matthieu, ramenées d'Éthiopie au siècle précédent, déposées avec grande pompe en 954 dans un magnifique reliquaire et depuis, durant une invasion des Sarrasins de Sicile, cachées avec tant de soin que le précieux trésor avait disparu avec la mémoire du lieu où on l'avait enfoui1. La réapparition, dans ses restes vénérés, du publicain de l'Évangile, témoin de la mort du Sauveur et historien de la résurrection divine accomplie le troisième jour malgré les soldats de César et les scellés de la chancellerie juive, cette découverte que d'ailleurs de nombreux miracles accompagnèrent à Salerne semblerait bien peu significative à nos modernes politiques, qui font métier de nier les miracles quand ils n'ont pas la prétention de les interdire. Grégoire VII pensait autrement sur la question des miracles et sur la puissance de l'intervention des saints dans les choses de la politique humaine. Voici la lettre qu'il adressait, le 18 septembre 1080, au pieux archevêque de Salerne 2. « Nous rendons à la divine bonté les plus vives actions de grâces pour la miséricorde avec laquelle elle a daigné révéler à notre époque et au monde entier un trésor qui est le gage du salut commun. Nous avons l'absolue confiance, et nous le proclamons hardiment, que dans cette découverte ce n'est pas seulement le bienheureux apôtre Matthieu, mais tous les apôtres, tous les saints, tous les esprits célestes et au-dessus d'eux la glorieuse Marie mère de Dieu leur reine, qui invitent les mortels à partager la joie des cieux et manifestent leur vigilante sollicitude pour les malheurs de l'humanité, à une époque telle que jamais il ne fut plus besoin de leur intercession puissante et efficace. Main-
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1. Boll. S. Matth. Act. 21 sept.
2. L'Eglise célèbre, à la date du 9 octobre, la mémoire d'Alfans l’archevêque de Salerne sous le titre de Vénérable.
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tenant la sainte Église catholique, depuis si longtemps livrée à la violence des tempêtes, ne saurait plus douter que le cri de sa détresse ait été entendu par le Seigneur. La rédemption est proche ; déjà le regard aperçoit à proximité le port de salut. L'apôtre saint Matthieu se montre au pilote comme un phare dans la nuit, pour guider sa marche à travers les écueils et les flots déchaînés. Que votre fraternité à la vue d'un pareil trésor exulte de joie dans le Seigneur, en prodiguant la vénération et les hommages à ces très-bienheureuses reliques. Exhortez le glorieux duc Robert Guiscard et sa très-noble épouse Sigelgaïde à répondre par leur dévotion et leur piété à la faveur insigne qu'ils reçoivent de ce patron céleste et à mériter celles qu'il leur réserve encore dans l'avenir1. «.Nous verrons bientôt la prédiction de Grégoire VII se réaliser par une éclatante victoire, dont le puissant duc d'Apulie se reconnut lui-même redevable à l'intercession de l'apôtre saint Matthieu.
3. Tel fut l'ordre de considérations surnaturelles que le grand pape développa devant le petit nombre d'évêques réunis au concile de Latran. Il fit passer dans leur âme le zèle apostolique qui inspirait la sienne. «Toutes les mesures qu'il proposa, disent les actes, furent acclamées par eux avec applaudissements. La sentence d'excommunication portée l'année précédente contre Henri IV, l'intrus Wibert et tous leurs fauteurs, fut renouvelée. La même peine fut prononcée contre deux tyrans féodaux de la Campanie, Ildimond et Lando, alliés du roi de Germanie, qui avaient déjà ouvert les hostilités contre Rome. On suspendit ad tempus un certain nombre d'évêques nominativement invités au concile, lesquels s'étaient abstenus d'y paraître sans produire ni par lettres ni par représentants aucun motif canonique d'empêchement ou d'excuse. Enfin le seigneur pape et l'assemblée confirmèrent les sentences de déposition portées contre certains titulaires des églises des Gaules, entre autres les archevêques de
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1. S. Greg. "VII, Epïst. vin, lib. VIII, col. 582. 2. Cf. n» 15 du présent chapitre.
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Narbonne, d'Arles et de Reims, par le légat apostolique Hugues de Die 1. » Les actes, dans ce résumé trop laconique, ne fournissent aucun détail sur les faits scandaleux dont ces trois métropolitains s'étaient rendus coupables. Pierre Bérenger, comte de Narbonne par le privilège de la naissance, s'était emparé du siège archiépiscopal comme du plus riche apanage de son comté. Il bravait depuis longtemps les foudres de l'Eglise ; malgré la déposition prononcée contre lui par le synode romain, il persévéra à détenir de force son titre usurpé et le conserva jusqu'à sa mort arrivée en 1085. Aicard de Marseille, archevêque d'Arles, était un intrus du même genre. Quant à l'archevêque de Reims, Manassès de Gournay, le parent et le favori du roi de France Philippe I, nous avons eu déjà l'occasion de signaler ses désordres. Homme de cour et homme de guerre, il n'avait d'épiscopal que le titre. « L'archevêché de Reims serait un assez beau bénéfice, disait-il parfois, s'il n'obligeait à chanter de temps en temps la messe. » Ses mœurs étaient ce qu'on pouvait les attendre d'un tel caractère. Plusieurs fois cité par le légat apostolique à comparaître dans les divers synodes réunis alors dans les Gaules, Manassès s'y était toujours refusé. « Je ne me soucie point, disait-il, d'aller de gaîté de cœur me livrer à la discrétion de mes ennemis. Qu'on tienne un concile à Reims, à Soissons, à Compiègne ou à Senlis, et l'on m’y trouvera bien accompagné.» En dernier lieu, cité par Hugues de Die au concile provincial qui se tint à Lyon dans le mois de février 1080, il y fut jugé par contumace et déposé à l'unanimité des suffrages. Les circonstances qui avaient précédé cette mesure de rigueur sont racontées dans la chronique de Hugues de Flavigny en ces termes : « Quelques semaines avant l'ouverture du concile de Lyon, le légat apostolique épuisé de fatigue s’était rendu chez la vénérable Garmund archevêque de Vienne pour y prendre quelque repos. Des affidés de Manassès vinrent l'y trouver et lui offrirent au nom de leur maître d'acheter, au prix qu'il voudrait y mettre, sa complicité. Ils avaient apporté trois cents onces d'or très-pur et de
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1. Mansi, Concil. XX,'577.
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riches présents qu'ils voulaient donner aux serviteurs du légat. « Nous sommes prêts, disaient-ils à celui-ci, de jurer sur les saints évangiles que personne ne saura jamais rien des conventions arrêtées entre nous. Notre maître se rendra au concile de Lyon, mais vous lui laisserez choisir parmi ses suffragants six évêques qui garantiront par serment son innocence. De votre côté vous n'insisterez point sur la note d'infamie et vous accepterez la justification de l'inculpé sur le témoignage des six évêques. Nous sommes autorisés à payer cette complaisance au prix de tout l'argent et l'or que vous voudrez bien accepter. » Hugues de Die renvoya ces trafiquants simoniaques avec indignation. Après une ouverture si compromettante d'un côté et si noblement repoussée de l'autre, Manassès n'eut garde d'affronter le grand jour d'une discussion synodale. Il s'abstint donc de paraître à Lyon où la condamnation la plus infamante fut prononcée contre lui 1. » La sentence prononcée par le légat apostolique au synode de la province lyonnaise reçut au concile de Latran, en 1081, la ratification pontificale. Les lettres écrites à ce sujet par Grégoire VII au roi Philippe I, au clergé et aux fidèles du diocèse de Reims, au comte Ebol de Roucy 2 sont des chefs-d'œuvre de vigueur pontificale et de zèle apostolique. Elles produisirent l'effet qu'en attendait le grand pape. Malgré sa longue et déplorable liaison avec l'archevêque indigne, Philippe I le bannit de la cour et du royaume. Manassès quitta pour n'y plus reparaître jamais le siège de saint Rémi, trop longtemps profané par ses excès et ses désordres. Il se réfugia en Allemagne près de Henri IV, où il fut accueilli à bras ouverts, prêta serment de fidélité à l'antipape et suivit le roi excommunié dans son expédition contre Rome.
4. Ce fut le premier jour de mars 1081, le lundi de la deuxième semaine de carême, que l'armée de Henri IV si redoutée par les fidèles romains et si impatiemment attendue par les schismastiques lombards quitta les bords du Rhin, se dirigeant en Italie par la
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1. Hug. Flavin. Chron. Patr. Lat., CLIV, 291.
2. S. Greg. VII, Epist. xvn, ivm, xx, 1. VIII, col. 590-573.
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route de Trente. Godefroi de Bouillon illustré dès lors par le regrettable exploit dont le roi saxon Rodolphe avait été victime tenait le premier rang parmi les princes et les chevaliers. Les évêques simoniaques et schismatiques étaient en grand nombre dans ce camp des ennemis du saint-siége. Liémar de Brème les éclipsait par son crédit sur l'esprit du jeune roi et par ses fonctions officielles d'archichancelier. Pour contenir les Saxons, Henri donna le commandement supérieur des forces qu'il crut devoir laisser en Germanie au comte Frédéric de Hohenstaufen, récemment créé par lui duc de Souabe, et auquel il venait d'accorder la main de sa fille la jeune princesse Agnès. « Seigneur comte, lui avait-il dit, je vous ai toujours trouvé le plus fidèle en temps de paix et le plus vaillant en temps de guerre. Epousez ma fille et soyez le second de mon royaume. » Tout semblait alors sourire à Henri IV. Plus jeune que son gendre, il entrait alors dans sa trente et unième année. La guerre implacable qu'il faisait depuis dix ans à la sainte Église de Dieu, l'effroyable débordement de ses mœurs, ses cruautés, ses violences, ses ruses, ses trahisons, ses perfidies, les sacrilèges réitérés dont il avait chargé sa conscience, le dégoût et l'exécration des peuples opprimés par sa tyrannie, tout ce qui aurait dû le précipiter du trône le mieux affermi, n'avait fait que le consolider sur le sien. L'infatuation du succès alla si loin chez lui qu'il se présentait sans rire comme un envoyé de Dieu, chargé d'exécuter en Italie les hautes œuvres de la Providence. De Vérone où il passa les fêtes de Pâques (4 avril 1081), il rédigea à l'adresse des Romains un message retrouvé naguère par M. Pertz et conçu en ces termes : « Henri roi par la grâce de Dieu au clergé et au peuple de Rome, à tous grands et petits, assurance de faveur et de très-sincère affection. — Avec quelle fidélité, avec quel zèle vous avez servi l'empereur mon père de sacro-sainte mémoire, et en retour combien il grandit la majesté de votre église et la splendeur du nom romain, les sages vieillards qui forment le conseil de mon empire ne me l'ont pas laissé ignorer. Orphelin avant le temps, j'ai vu mon enfance entourée par vous du même amour, de la même fidélité persévérante ; autant qu'il fut en votre pouvoir, vous avez lutté contre
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l’insolence et la rébellion de nos ennemis. Si jusqu'à ce jour je n'ai répondu encore par aucune démonstration efficace à tous vos sacrifices ne l'imputez point à un sentiment d'ingratitude de ma part. Enfant, je ne pouvais agir; homme fait, je trouvai déchaînées contre moi toutes les fureurs de la révolte, et sous peine de succomber il me fallut pour les réprimer consumer tout mon temps et toutes mes forces. Mais aujourd'hui, par la vertu de Dieu non par la mienne, notre glaive victorieux a triomphé des plus atroces ennemis ; l'unité de l'empire est presque entièrement reconstituée. Nous venons donc à vous dans l'intention de recevoir de votre suffrage unanime la dignité impériale qui nous est due, et de vous rendre à vous-mêmes les témoignages d'honneur et de gratitude auxquels vous avez droit. Nous aurions lieu cependant d'être étonnés de votre silence à notre égard. A la nouvelle de notre expédition vous auriez dû envoyer à notre rencontre vos délégués. Si nous n'avons pas pris nous-même l'initiative, c'est que, vous ne l'ignorez pas, nos ambassadeurs, les plus vénérables des hommes, ont dû, l'année dernière, quitter votre ville après y avoir subi des outrages que les barbares eux-mêmes ne se permettraient point. Ces violences indignes furent l'œuvre de perturbateurs du repos publie, vos tyrans et nos ennemis. En ce moment même, fidèles à leur système de mensonge et de calomnies, ils répandent le bruit que nous venons en Italie pour détruire la puissance et diminuer l'honneur du bienheureux Pierre prince des apôtres, pour renverser vos lois et le gouvernement de la république chrétienne. Loin de nous ces horribles pensées ! Notre seul désir, notre but unique est de faire chez vous une entrée pacifique, de vous consulter tous et de joindre vos avis à ceux de nos fidèles pour mettre un terme aux discordes du sacerdoce et de l'empire, pour rétablir dans le monde l'unité et la paix, sous le nom et le règne du Christ 1. »
5. Ces paroles d'un piétisme hypocrite sur les lèvres du Néron du onzième siècle sont plus révoltantes que ne le seraient les
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1.Watterich, t. I, p. 447, aot. 4.
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plus monstrueux blasphèmes. Ignorées jusqu'ici des historiens ecclésiastiques, elles manquaient au dossier de Henri IV. La main de quelque apostat sacerdotal dut écrire ce monument d'ignoble perfidie. A côté de Liémar de Brème qui en qualité d'archichancelier dut contre-signer cet ignoble manifeste, il y avait pour le dicter l'antipape Wibert, le cardinal apostat Hugues le Blanc, l'archevêque intrus de Milan Thédald, l'archevêque déposé de Reims Manassès, le fameux Benzo d'Albe, l'ancien diplomate, secrétaire, conseiller, orateur et poète de Cadaloüs. Tous ces dignitaires du schisme étaient accourus à la rencontre de César, lui amenant leurs contingents militaires, mettant à son service dans sa guerre contre Rome toutes les ressources de leur génie intrigant, toutes les inspirations de leur haine vindicative. Une autre découverte paléographique faite en ces derniers temps dans les archives de Parme nous fournit un fragment des actes d'un pseudo-concile célébré en grande pompe par tous ces évêques schismatiques, sous la présidence de l'antipape Wibert et du roi excommunié. Avant d'entrer sur les terres de la comtesse Mathilde et de se frayer, les armes à la main, un passage à travers des populations catholiques qui avaient la simonie en horreur, Henri IV et son pape intrus par une sacrilège comédie voulaient se faire passer aux yeux du vulgaire pour les restaurateurs de la discipline ecclésiastique. Imitant le langage de Grégoire VII et rendant ainsi malgré eux un hommage à la fermeté apostolique du grand pape, ils ne rougirent pas d'afficher contre la simonie dont ils étaient les auteurs une hypocrite indignation. Ce fut à Pavie, dans les premières semaines du temps pascal (avril 1081), que se tint le conciliabule. Voici le fragment des actes qui vient d'en être retrouvé. « Quand par le secours du Dieu tout-puissant la sainte Eglise est maintenant délivrée des persécuteurs païens, il serait lamentable de la voir opprimée par la cupidité de prétendus chrétiens. Cependant les biens ecclésiastiques dus à la piété de nos prédécesseurs et conservés par eux avec tant de sollicitude ont été sous nos yeux, dans toutes les provinces, dilapidés par la fraude et les astucieuses convoitises d'hommes pervers. Pour spolier les églises on a recours
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à des actes libellatiques1 interdits par la loi, à des titres frauduleux de concessions ou d'échanges volontaires. Le saint synode, en présence du glorieux roi Henri, a décrété que l'insolence des usurpateurs serait énergiquement poursuivie et réprimée. Les antiques constitutions ont frappé de nullité tous les contrats libellatiques ayant pour objet des aliénations de biens d'églises ; nous renouvelons la même interdiction sous peine d'anathème pour les parties contractantes. L'hérésie simoniaque s'étant accrue de nos jours dans des proportions démesurées, le saint synode a décrété qu'à l'avenir aucun évêque ne pourrait taxer ni vendre à prix d'argent les consécrations d'églises, la collation des ordres cléricaux, diaconat ou sacerdoce, des bénéfices ecclésiastiques, chapelles, églises paroissiales ou abbayes. Quiconque paierait ou recevrait une taxe de ce genre est frappé d'anathème2. »
6. A ces moyens de propagande en quelque sorte doctrinale, les schismatiques joignaient des moyens d'action plus dangereux. Sur tous les points de l'Italie leurs partisans couraient aux armes, pillant, incendiant, massacrant sans pitié les catholiques, leurs églises et leurs propriétés. Autour de Rome la guerre civile était horrible. Les Romains fidèles se préoccupaient de trouver des ressources pour organiser la défense et subvenir aux frais d'un armement local. « Le IV des nones de mai (4 mai 1081), dit un fragment de procès-verbal officiel, tous les évêques, cardinaux, archiprêtres résidant à Rome se réunirent sous la présidence du pontife Grégoire VII, afin d'examiner au point de vue de la jurisprudence canonique la question de savoir si l'on pouvait mettre en gage les joyaux des églises pour se procurer des ressources contre l'agression dont l'intrus Wibert menaçait la ville. Après voir consulté la tradition et les exemples des saints pères, tous les membres de l'assemblée déclarèrent unanimement que les vases sacrés ne pouvaient jamais être engagés dans le but de subvenir
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1 Cf. tom. XX de cette Histoire, p 145.
2. Canciani, Barbar. kg. V. 45, .. Watterich, t. I, p. 447, not. î. Cf. Perte Mon. Germ., t. XII, p. 72-73.
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à des frais de guerre ; il n'était permis de les mettre en gage que pour fournir des aliments aux pauvres, pour faire aux églises elles-mêmes des réparations urgentes ou pour racheter des captifs. C'est ainsi que dans le testament ancien, sous l'administration de Joseph, les domaines affectés à la tribu sacerdotale étaient exempts de l'impôt militaire ; que sous la loi mosaïque il était défendu de déposer ou de recevoir dans le tronc du Temple, in corbonam, le prix du sang; qu'enfin, pour avoir spolié les vases sacrés au temps du grand-prêtre Onias, Héliodore avait été frappé par la vengeance divine.— A cette délibération, continue le procès-verbal, assistèrent Jean évêque de Porto, Jean de Tusculum, Humbert de Préneste, Bruno de Segni ; les cardinaux Benno de Saint-Martin, Bernard de Saint-Chrysogone, Benoît de Sainte-Pudentienne, Conon de Sainte-Anastasie, Azzo de Saint-Marc, Romain de Sainte-Suzanne, Bonus de Sainte-Marie-Majeure ; Maurus abbé de Saint-Sabas, Laurent cantor (chef de l'école de chant) ; les archiprêtres Jean de Saint-Sébastien, Jean de Sainte-Cécile, N... du Saint-Sauveur et plusieurs autres 1. »
7. A la date de cette réunion consistoriale l'armée schismatique avait envahi la Toscane, comme un torrent de fer et de feu. Padoue et Crémone capitulèrent. A Lucques, la faction simoniaque chassa l'évêque saint Anselme, le remplaça par un intrus, et ouvrit les portes au roi excommunié. Ce fut alors que saint Anselme se fixa définitivement près de la comtesse Mathilde, à laquelle Grégoire VII l'avait, disent les chroniqueurs, recommandé dans les termes de Notre-Seigneur sur la croix disant à Marie : « Femme, voilà votre fils ; » et à saint Jean : « Voilà votre mère. » La ville de Florence puissamment fortifiée opposa à l'invasion une résistance vigoureuse. Après quinze jours d'inutiles assauts, le roi teuton prit le parti de tourner l'obstacle qu'il ne pouvait vaincre. Laissant une ligne de blocus autour de la place, il se rejeta sur l'autre côté de l'Apennin et se rendit à Ravenne qui allait devenir la base de ses opérations militaires contre Rome. L'héroïque comtesse Mathilde sup-
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1 Mansi, Conc, XX, 557. — Patr. Lat. CXLVIII, 822.
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porta seule avec des forces inégales mais avec un courage qui suppléait au nombre la fureur de ce premier choc. N'ayant pu sauver les villes, elle se maintint dans les forteresses «Seule, s'écrie Domnizo, elle résista, la fille de saint Pierre ! Contre elle la rage de Henri multipliait les épées, les batailles, les terreurs, les assauts ; il combattit en vain; jamais l'héroïne ne fut vaincue. Elle avait plusieurs forteresses inexpugnables, mais surtout elle possédait l'amour de ses sujets, et avec leur appui elle défia toutes les attaques. Lassé d'une lutte stérile, Henri abandonna la Toscane et tourna tous ses efforts contre Rome. Il croyait qu'en abattant le chef de l'Eglise il viendrait plus facilement à bout des membres 1. » Dans ces combats quotidiens contre les troupes fidèles de Mathilde, l'armée coalisée des Germains et des Lombards s'était affaiblie ; Henri IV en la concentrant à Ravenne se proposait d'en combler les vides et de la réorganiser sur un pied plus formidable avant de la conduire sous les murs de Rome. Menant de front la diplomatie et la guerre, il travaillait en même temps à détacher Robert Guiscard de son alliance avec le saint-siége. C'est ce que nous apprend la lettre suivante , adressée par Grégoire au cardinal-abbé du Mont-Cassin Desiderius : «Des avis de source absolument sûre, nous parviennent sur l'arrivée et le séjour du soi-disant roi Henri dans les faubourgs de Ravenne ; je m'empresse de vous les transmettre, frère bien-aimé. Il se dispose, s'il le peut, à venir à Rome pour la Pentecôte, mais nous savons très-positivement que son armée composée de Germains et de Lombards est considérablement réduite. Il compte la recruter dans la province de Ravenne et dans les Marches, ce qui me paraît impossible, car partout sur son passage les portes se ferment, et pour s'asseoir à un foyer il lui faut faire brèche à la maison. Vous ne l'ignorez pas, frère très-chéri, si l'amour de la justice et l'honneur de la sainte Eglise n'étaient mon seul but et l'unique règle de ma conduite, si j'avais voulu prêter la complicité de mon silence aux iniquités et aux violences du roi et des siens, jamais dans toute la série de mes prédécesseurs aucun pape
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1. Domniz, V>'- Mnthild.ïft. II, cap. i; Pair. Lot,. CXLVIII, 993.
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n'eût été comblé de plus d'hommages et de richesses. Mais j'ai toujours compté pour rien leurs menaces et leurs cruautés, prêt à subir la mort, s'il le faut, plutôt que de pactiser avec le crime et dévier du chemin de la justice. Vous savez tout cela; restez-nous donc inviolablement attaché, et que votre mère la sainte église romaine trouve en vous l'appui auquel elle a droit. La comtesse Mathilde nous informe que le roi voudrait obtenir un traité d'alliance avec le duc Robert Guiscard. Le prince Roger fils du duc épouserait la princesse Berthe fille du roi allemand, laquelle recevrait à titre d'apanage la marche d'Ancône. Si une telle négociation venait à aboutir vous jugez facilement quel effet elle produirait à Rome, où l'on se souvient du serment prêté l'année dernière entre mes mains par le duc d'Apulie. Que l'œil de votre prudence soit donc ouvert sur cette intrigue, dont vous nous manderez le résultat. Venez du reste à Rome le plus tôt possible ; vous savez quelle fidélité et quel dévouement les Romains déploient au service de la cause de Dieu 1. »