Darras tome 22 p. 537
35. La persécution contre les catholiques fidèles prit alors non-seulement en Italie, mais dans toutes les provinces allemandes soumises au sceptre du roi excommunié, un caractère vraiment satanique. « On aurait pu croire que Jésus dormait, dit un hagiographe, et que la barque du bienheureux Pierre allait être submergée sous l'effort de la tempête. Tous ceux qui demeuraient fidèles au siège apostolique et au pontife Grégoire étaient les uns mis à mort, les autres dépouillés de leurs biens, de leurs dignités et déportés loin de leur patrie sur les plages les plus inhospitalières1. » Le vénérable Thiémon archevêque de Saltzhourg et destiné plus tard à la gloire du martyre, saint Bennon évêque de Misnie, saint Altmann de Passaw, poursuivis comme criminels de lèse-majesté, n'échappèrent à la mort que par le dévouement des fidèles qui protégèrent leur fuite. « On ne laissa pas un seul évêque catholique en liberté, reprend Bernold. Toutes les églises de Germanie devinrent la proie des schismatiques. Ce fut une dévastation universelle. Des multitudes de fidèles, clercs et laïques, ne pouvant ni remédier à tant de maux ni en supporter le spectacle, s'expatrièrent et allèrent chercher dans la profondeur des bois quelque retraite ignorée. Impuissants à défendre l'Eglise par d'autres armes, ils voulaient du moins avoir la liberté de prier pour elle. Ce fut alors que se peuplèrent les abbayes de Saint-Blaise dans la Foret-Noire, de Saint-Aurèle à Hirsauge, du Saint-Sauveur à Schaffouse. On y vit accourir par milliers des nobles et des villageois, des pauvres et des chevaliers. Ceux-ci, déposant à la porte du monastère l'armure qu'ils avaient portée dans le siècle, revêtaient les armes de l'humilité évangélique. Plus ils avaient
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1.Pass. Tliiemonisarch. Salizburg. — Portz. Mon. Gcnn. t. XI, p. 54.
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été nobles dans le monde, plus ils recherchaient les emplois bas et vils. Des comtes, des margraves, marchiones, servaient à la cuisine, à la boulangerie, et sollicitaient, comme suprêmes délices, la faveur d'aller aux champs garder les troupeaux de bœufs ou de porcs. J'en connais plusieurs, ajoute l'annaliste, de ces moines bouviers et porchers, qui furent de grands seigneurs ici-bas. Le zèle de la charité enflamme leur cœur ; ils n'ont d'autre pensée que celle de soulager les misères d'autrui ; ils se dépensent aux soins de l'hospitalité ; ils croient avoir perdu tout ce qu'ils n'ont pas distribué aux pauvres de Jésus-Christ 1. »
36. Le secret des triomphes de l'Eglise dans le passé, le présent ou l'avenir, se trouve ainsi révélé par le pieux et naïf chroniqueur. Henri IV d'Allemagne, comme tous les persécuteurs, ne soupçonnait même pas la puissance surnaturelle de l'abnégation, de la charité, de la prière. Qu'importent aux potentats, aux conquérants, aux politiques, aux diplomates, une poignée de moines qui expient, de fidèles qui gémissent, de saints qui prient et pleurent? Henri IV recevait alors de son allié byzantin Alexis Comnène une nouvelle ambassade et de nouveaux présents. Après sa défaite à Dyrrachium et malgré le soin qu'il avait pris d'en atténuer la portée, le césar d'Orient avait été accueilli à Constantinople par une explosion de mépris et d'outrages. Etait-ce pour se faire battre par un aventurier normand, disait-on, que cet empereur de hasard a spolié nos églises, dénudé les autels, pillé les richesses des monastères, ruiné pour jamais les pauvres de Jésus-Christ ? La princesse Anne, l'historiographe porphyrogénète qui craignait de compromettre la dignité de son sexe et de son rang en racontant les prétendus excès de Grégoire VII fut contrainte alors d'entendre, sur le compte de son propre père, des reproches non moins énergiques mais mieux fondés. Alexis fit amende honorable devant un conseil byzantin, il déplora le crime qu'il avait commis en dépouillant les églises, les monastères, il signa une
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1. Bernold. Chronic. Patr-. Lat., t. CXLVIII, col. 18S3,
2. Cf. chap. u du présent vol. n° 27.
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bulle d'or contenant l'aveu de son forfait et la promesse d'uns restitution intégrale. A ces conditions, il obtint la paix de la part du clergé et du peuple de Byzance. Mais la bulle d'or n'arrêta point les progrès de Boémond. Digne fils de Robert Guiscard, ce héros avait poursuivi ses conquêtes en Illyrie et en Grèce. Il était arrivé en vainqueur jusque sur les rives de Pénée, ce fleuve aux souvenirs mythologiques, où les chevaux calabrais et normands se baignaient sans nul respect pour la poésie d'Homère et de Pindare. Alexis Comnène ne voyait, pour arrêter cette marche triomphale d'autre moyen que de déterminer le roi tudesque à une diversion en Calabre et en Apulie. Il lui envoyait donc pour la seconde fois une centaine de manteaux de pourpre, une somme assez considérable d'or monnayé et l'invitation plus pressante que jamais de porter la guerre dans les états du prince normand, « ce vil esclave, disait-il, vendu au pape leur commun ennemi1. »
37. Henri IV ne demandait pas mieux. Sa politique fourbe et remuante préparait depuis longtemps les voies à l'expédition qu'il projetait en Apulie et que le siège de Rome avait retardée jusque-là. Employant pour l'Italie méridionale la même tactique qui lui avait si bien réussi dans les provinces lombardes, il cherchait à se créer dans l'intérieur même du pays des alliés qui lui en faciliteraient la conquête. La défection du prince de Capoue Jordano, propre neveu de Robert Guiscard, fut pour la diplomatie tudesque un premier et éclatant succès. Foulant aux pieds le double serment de fidélité prêté par lui au duc son oncle et au pontife romain, Jordano s'était constitué l'homme-lige du roi germain. Dans cette honteuse apostasie, les manœuvres et l'or de Henri jouèrent un grand rôle, mais la peur n'y fut pas non plus étrangère. Cette
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1. M. Villemin, que ce côté diplomatique intéressait plus particulièrement, a fort bien rendu compte des négociations poursuivies entre le roi de Germanie et l'empereur grec (Hi.it. de Griq. VII, tom. II, p. 343). Il les apprécie en homme d'État, et justifie à son insu la mémoire du grand pape d'une accusation vraiment incroyable formulée par le continuateur du Cours compl. d’hist. ecclés. Ce dernier trouve qu'en donnant sou appui à Robert Guiscard. Grégoire VII avait commis l'acte le plus impolitique qui se put imaginer. (Tom. XIX, col. 1370.)
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contagion de la peur s'étendit bientôt parmi les outres princes et seigneurs d'Apulie. «Lorsqu'on sut, dit la chronique du Mont-Cassin, que le roi Henri s'était emparé de la basilique de Saint-Pierre et qu'il avait fait asseoir sur la chaire apostolique l'intrus de Ravenne (29 juin 1083), tous les Normands furent dans la consternation. « Une fois maître de Rome, disaient-ils, Henri n'aura point de repos qu'il ne nous ait chassés de cette province. Les habitants eux-mêmes lui prêteront leur appui contre nous. » Pour conjurer le péril, ils envoyèrent plusieurs députations chargées d'offrir leur soumission au roi. Mais celui-ci repoussa leurs avances. déclarant qu'il ne voulait traiter qu'avec l'abbé du Mont-Cassin Desiderius. » Au double point de vue politique et religieux, l'accession de Desiderius cardinal de la sainte église romaine, abbé d'un monastère qui lui donnait avec la primatie sur tous les religieux d'Occident le rang et le pouvoir d'un prince de l'empire, eût été pour le roi schismatique une véritable victoire. « Les seigneurs normands accoururent donc près de notre père abbé, reprend le chroniqueur, et le supplièrent d'accompagner une nouvelle députation qu'ils envoyaient au roi. « Vous pourrez, lui disaient-ils, user de votre influence pour rétablir la paix entre la royauté et le sacerdoce.» Mais dans l'intervalle on apprit que Grégoire VII venait de renouveler (24 juin 1083) la sentence d'excommunication précédemment portée contre Henri et ses fauteurs. Desiderius ne pouvait donc plus accepter l'intervention pacifique dont on voulait le charger. Les seigneurs normands éclatèrent en injures contre ce qu'ils appelaient le despotisme pontifical. Rompant avec un pape qui compromettait ainsi leur sécurité personnelle, ils traitèrent chacun en particulier avec le roi. Ce dernier ne renonçait pourtant point à l'espoir de rallier Desiderius à sa cause. On vit arriver au Mont-Cassin une ambassade composée du comte des Marses et de quelques autres seigneurs de ce pays. Ils étaient porteurs d'une missive dans laquelle Henri, s'adressant à Desiderius comme au père le plus tendre et le plus respecté, l'invitait à venir l'aider de ses conseils et de ses salutaires avis. Desiderius refusa de répondre au royal message ; il déclara aux ambassadeurs que ne sachant quel titre
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donner à un prince qui venait d'être retranché de la communion ecclésiastique, il s'abstenait de toute correspondance écrite avec lui.» Cette attitude, on le conçoit, n'était pas de nature à satisfaire l'ambition du tyran. Précisément à la même époque, les religieux du monastère bénédictin de Farfa, moins scrupuleux ou plus timides que Desiderius, venaient de faire au roi excommunié une réception triomphale. Henri profita de cette coïncidence. « Il écrivit de nouveau à notre père abbé non plus sur le ton du respect ou de la déférence, continue le chroniqueur, mais avec l'emportement, la colère et les menaces d'un forcené. Il lui mandait, s'il tenait à la vie de se rendre sur-le-champ à Farfa où il voulait lui donner audience. A cette injonction furibonde, Desiderius répondit par une lettre dont la suscription était ainsi conçue : «L'abbé du Mont-Cassin au roi Henri témoignage de la fidélité qui lui est due, débitae fidelitatis obsequium.» Cette formule d'une ambiguïté calculée signifiait, dans la pensée de Desiderius, qu'il ne devait aucune espèce de fidélité au prince excommunié. Notre père déclarait qu'il lui était impossible de quitter son abbaye, exposée alors à la vengeance des Normands. Il offrait cependant sa médiation et promettait d'affronter tous les dangers pour faire le voyage, si le prince voulait sincèrement se réconcilier avec le pontife. Il ajoutait en terminant que la continuation de la lutte entre le sacerdoce et l'empire n'aurait d'autre résultat pour Henri que la perte définitive de sa couronne. Exaspéré par ce message, le tyran s'emporta en malédictions et en injure ; il cessa pour le moment toute correspondance avec Desiderius et enjoignit au prince de Capoue, son nouvel allié, de multiplier contre le Mont-Cassin toutes les violences et tous les assauts, jusqu'à ce que l'abbé eût pris de guerre lasse le parti de s'aboucher avec le roi. Desiderius écrivit aussitôt au pontife romain pour lui mander cette terrible situation et le consulter sur la conduite à tenir : mais il ne reçut aucune réponse 1. »
38. Le silence du grand pape s'explique facilement par le blocus qui interceptait alors toutes les communications avec Rome. Peut-
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1. Petr. Disc, Chrw-. Cassin., lib. III, Pair. Lai., tora. CLXXIII, col. 787.
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être Grégoire VII ne reçut-il jamais la lettre que lui adressait l'abbé du Mont-Cassin. Quoi qu'il en soit, Henri tenait trop à l'accession de Desiderius pour ne pas renouveler directement près de lui ses instances. Il lui fit donc parvenir un message plus menaçant que jamais, lui ordonnant de venir le rejoindre au plus tard pour les prochaines fêtes de Pâques (31 mars 1084). « Desiderius ayant encore refusé, continue le chroniqueur, le roi fit partir aussitôt pour le Mont-Cassin quelques moines qui ne rougirent pas de se charger d'une pareille mission, et insistèrent de nouveau. Desiderius refusa encore. Mais quelques jours après, le prince Jordano de Capoue et une multitude de seigneurs normands qui se rendaient au camp du césar tudesque passèrent par le Mont-Cassin, et exigèrent que Desiderius partît avec eux. L'abbé convoquant alors les religieux ses frères, leur tint ce langage: «De toutes parts les angoisses m'environnent. Si je ne vais point trouver cet empereur, on menace de raser le monastère. Y allant, si je cède à ses volontés, je perds mon âme; si je lui résiste, je risque la liberté ou la vie. Débarrassé de moi par la prison ou la mort, il donnera plein pouvoir aux Normands et l'abbaye sera ruinée. J'irai donc, m'exposant à tous les dangers et à la mort même. Je ne reculerai pas plus devant le péril que ne l'a fait jadis le grand patriarche Benoît, notre père. Pour le salut commun de vos âmes et de vos corps, pour la conservation de cet illustre et saint monastère, que m'importe la mort? Dût-on me couper en mille morceaux, on ne m'arrachera pas du cœur l'amour de cette congrégation bénie. J'affronterais la tyrannie de tous les païens, de tous les barbares : pourquoi reculerais-je devant celle d'un empereur qui après tout est chrétien ? Mon but est uniquement de sauver ce monastère. Henri est excommunié ; mais pour sauver Rome le pape saint Léon n'hésita point à s'aboucher avec le roi Genséric qui était arien. L'évêque de Canusium, saint Savinus pour préserver sa ville épiscopale du pillage et de l'incendie, invita à sa table le roi arien Totila. Il reçut de sa main la coupe de l'hospitalité et il but sans scrupule. Notre père saint Benoît agit de même avec un arien nommé Zalla, pauvre paysan infirme avec
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1. Catal. Cenc. ap. Watterich, tom. I, p. 303-307.
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lequel il consentit à prier pour obtenir sa guérison1. » Ayant ainsi parlé, Desiderius se recommanda à notre père Benoît, ajoute le chroniqueur, et se mit en route. Durant tout le voyage, grâce aux précautions dont il s'entoura et à la protection divine qui le couvrait manifestement, tous les évêques et autres grands personnages qu'il rencontra, ses amis pour la plupart, entre autres le chancelier impérial Burefaard évêque de Lausanne qui vint à sa rencontre, n'obtinrent de lui ni le baiser de paix, ni la communion de la prière, ni celle de la table. Arrivé à la cité suburbicaire d'Albano où se trouvait Henri, il ne voulut point lui être présenté, il n'envoya personne le saluer de sa part, et malgré toutes les menaces que durant une semaine entière celui-ci faisait adresser chaque jour, il resta dans la retraite et la prière. Henri finit par lui mander qu'il suffirait de dépêcher en son nom un de ses religieux qui prêterait serment de fidélité et recevrait pour son abbé absent l'investiture impériale du Mont-Cassin. La grande âme de Desiderius se révolta à cette parole. « Quand on m'offrirait l'investiture du monde entier, répondit-il, je ne ferais pas ce qu'on me demande2» Le voyant si tenace et si inflexible, le roi entra dans, un accès de colère furieuse, il fit venir le prince Jordano de Capoue et lui dit : « Je vous donne l'investiture du Mont-Cassin ; allez en prendre possession avec vos soldats et les miens. » Jordano recula devant l'exécution d'un tel ordre. Après s'être efforcé de calmer le courroux du monarque, il vint trouver Desiderius et le détermina enfin à le suivre au palais. » La conférence entre le roi, le prince de Capoue et le courageux abbé dut être longue et offrir des incidents qu'il serait aujourd'hui fort curieux de connaître. Le seul fait de s'être abouché avec le roi germain fut plus tard reproché à Desiderius comme une apostasie. Il servit de point de départ à
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1. Nous traduisons scrupuleusement le récit du chroniqueur. M. Villemain ou peut-être ses éditeurs posthumes ont ici usé avec le texte de libertés et de commentaires tels que Desiderius est représenté comme un lâche ou comme un fourbe. Nous avons le devoir de protester énergiquement contre un procédé qui n'irait à rien moins qu'à falsifier toutes les sources historiques, sous prétexte de les vulgariser. (Villemain, liist. de Gré;/. VU, tom. II, p. 3*JWi
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un mouvement schismatique dont nous aurons à parler bientôt. Malheureusement le chroniqueur ne nous donne aucun détail sur les particularités de cet entretien solennel. Il se borne à en inscrire conclusions. « Sur les instances du prince de Capoue, dit-il, Henri se contenta d'exiger que Desiderius lui promît son amitié et aidât selon son pouvoir, mais sauf les devoirs de son caractère, salvo tamen ordine suo, à obtenir la couronne impériale. Ces conditions parurent légères au vénérable abbé, en comparaison des mesures terribles dont il s'était vu menacé. Ne pouvant donc faire autrement il consentit à faire au roi ces deux promesses. Henri voulut alors le contraindre à recevoir de sa main la crosse abbatiale, en signe d'investiture. Desiderius repoussa absolument cette prétention. «Lorsque vous aurez reçu des Romains la couronne impériale, dit-il, je verrai si je dois me prêter à la cérémonie de l’investiture, ou purement et simplement me démettre de ma charge d'abbé. » L'affaire en resta là. Le roi investit Jordano de toute la principauté de Capoue, sauf l'abbaye du Mont-Cassin qu'il retint sous sa protection spéciale. A cette occasion, Jordano offrit au César une somme considérable à titre de don gratuit. Une bulle d'or fut remise à Desiderius par la chancellerie royale, pour apprendre à l'univers que Henri IV de Germanie prenait le monastère du Mont-Cassin sous sa sauvegarde. Le pieux abbé obtint alors la permission de se retirer en paix. Durant les huit jours passés à Albano, ajoute le chroniqueur, il avait eu à soutenir des controverses ardentes avec les évêques de la suite du roi, au sujet des privilèges de la chaire apostolique. Le cardinal Odo d'Ostie, légat du pape Grégoire VII (retenu comme on le sait au mépris du droit des gens à l'époque du concile romain l'année 1083) lui ayant montré un jour le décret synodal du pape Nicolas II accordant aux empereurs la faculté d'intervenir dans l'élection des souverains pontifes, Desiderius répliqua avec une vive indignation : « Ni pape ni évêque, ni archidiacre, ni cardinal, ni personne au monde, ne peut décréter une chose injuste. La chaire apostolique est souveraine ; elle n'est serve d'aucun pouvoir, elle ne relève d'aucune juridiction; tous les autres pouvoirs lui doivent soumission;
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nul ne peut la vendre comme on vend une esclave. Si pareil décret a été rendu par le pape Nicolas, ce fut une injustice et une sottise, injuste et stultissime factura est. » Le décret du pape Nicolas II, dont le vénérable abbé parlait en termes si véhéments, n'avait pas en effet la portée qu'il lui supposait. Nous avons vu précédemment les altérations que les schismatiques avaient fait subir à son texte. C'était sans doute un des exemplaires interpolés qui fut mis sous les yeux de Desiderius, et qui souleva ainsi son indignation fort légitime. « L'antipape Wibert, reprend le chroniqueur, vint en personne conférer avec le saint abbé. « Pourquoi, lui demanda Desiderius, vous êtes-vous compromis au point d'accepter un titre qui ne vous appartient pas et qui vous constitue chef d'un nouveau schisme ? » Wibert essaya de produire un grand nombre de raisons que son interlocuteur réduisait au néant. Il finit par avouer que la crainte de perdre ses dignités et la faveur du roi avait seule déterminé sa conduite1. »
§ VII. — Occupation de Rome par Henri IV.
39. Peu après le retour de Desiderius au Mont-Cassin, un succès inespéré combla les vœux du roi schismatique et de son antipape. Henri IV eut la joie de faire dans Rome une entrée triomphale. Grégoire VII enfermé avec quelques défenseurs fidèles dans le château Saint-Ange put contempler le triomphe de la force contre le droit, de la violence contre la justice, de la simonie, du schisme, de l'impiété, contre l'Eglise immortelle de Jésus-Christ. Cet événement qui fit alors le scandale du monde fut l'œuvre d'une trahison longuement préparée. Toutefois il se produisit tellement à l'improviste que, véritable coup de théâtre, il ne surprit pas
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1. Petr. Diac. Chronic. Cassin. col. 789.
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moins le roi qui allait en bénéficier que le pape qui en fut victime. Comme il arrive d'ordinaire pour les grands faits historiques dont la notoriété contemporaine est universelle, les chroniqueurs du onzième siècle ne se sont point donné la peine, ni dans l'un ni dans l'autre parti, d'insister sur des détails que tout le monde alors connaissait. Nous sommes donc contraint, pour rétablir la physionomie réelle de cet épisode maintenant oublié, de rattacner les unes aux autres les notes éparses et trop laconiques laissées par chacun d'eux. L'annaliste Bernold fait précéder son récit d'un nécrologe de l'année 1084, qui prépare l'esprit du lecteur aux sinistres événements qui marquèrent cette date funeste. « L'année 1084, dit-il, s'ouvrit en Saxe par la solennité de Noël1 que le roi Hermann célébra en grande pompe à Goslar. Son rival Henri campait alors dans la cité Léonine ; l'intrus Wibert était revenu à ses côtés et attendait l'occasion d'être préconisé dans la basilique constantinienne, aussitôt que les troupes teutoniques auraient pu y pénétrer. Le tyran s'était retourné du côté de l'antipape, aussitôt qu'il eut acquis la certitude que le pontife légitime Grégoire VII ne consentirait jamais, sans une satisfaction préalable, à lui conférer l'onction impériale. Pendant que le vicaire de Jésus-Christ luttait contre cette attaque formidable, la mort frappait à coups redoublés dans les rangs de ses plus illustres défenseurs. Réginald évêque de Côme, l'ancien directeur de l'impératrice Agnès, ce docteur aussi éminent par la piété que par la science, émigra vers le Seigneur le VI des calendes de février (27 janvier 1084). Un mois après, le XIV des calendes de mars (26 février), l'archevêque Sigefrid de Mayence qui depuis sa conversion avait tant souffert pour la cause de Grégoire VII s’endormait dans la paix au monastère d'Eassungen en Thuringe où il était exilé. Vers le même temps la pieuse reine d’Angleterre Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant, si dévouée au grand pape cessait de régner ici-bas pour aller recevoir au ciel la cou-
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1 II est à peine besoin de rappeler ici une particularité que nul des lecteurs qui ont eu la patience de suivre notre récit ne pourrait ignorer, c'est-à-dire qu'à cette époque l'année commençait officiellement à Noël.
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ronne des élus. Comme compensation à tant de pertes si douloureuses, l'ex-patriarche d'Aquilée Henri, ce légat infidèle qui avait si indignement trahi la confiance du pontife et l'honneur de l'Église, mourut cette année-là de la double mort du corps et de l'âme. » Après cette revue nécrologique, Bernold ajoute sans transition que le roi Henri ayant naguère reçu de l'empereur byzantin une somme considérable pour l'aider à faire une diversion en Apulie, usa de ce subside, non pour guerroyer contre Robert Guiscard, mais pour acheter à Rome les consciences vénales. Il se créa de cette façon un parti qui lui ouvrit les portes de la ville et l'introduit au palais de Latran « le jour de la férie Ve avant le dimanche des Palmes1» (jeudi de la Passion, 21 mars 1084).