p584
CHAPITRE VI
SOMMAIRE
PONTIFICAT DU B. VICTOR III (1086-1087).
§ I. VACANCE DU SAINT-SIÈGE (25 MAI 1085. — 24 MAI 1086).
1. Deuil de l'univers catholique. — 2. Mort de Robert Guiscard. — 3. L'antipape Wibert chassé de Rome. Echecs de Henri IV en Germanie. — Desiderius refuse le souverain pontificat. — 5. Les candidats désignés par saint Grégoire VII. — 6. Mort de saint Anselme de Lucques. — 7. Conciliabule et correspondance schismatique de l'antipape Clément III. — 8. Promotion de Desiderius au souverain pontificat sous le nom de Victor III.
II. PONTIFICAT DU B. VICTOR III (24 MAI 1086. — 16 SEPTEMBRE 10S7).
9. Victoire des fidèles de saint Pierre contre Henri IV près de Wurtzbourg. — 10. Nouvelle défaite de Henri IV en Bavière. Indiction d'une diète générale à Oppenheim. —11. Véritable caractère de la résistance prolongée de Victor III à accepter le souverain pontificat. — 12. Emeute à Rome. Victor III dépouilla les insignes pontificaux et se retire au Mont-Cassin. — 13. Diète d'Oppenheim. Nouveau parjure de Henri IV. — 14. Concile de Capoue. Victor III se résigne à accepter son élection. Son sacre à Rome. — 15. Les récits schismatiques. Lettre du cardinal Hugues archevêque de Lyon à la comtesse Mathilde. — 16. Victor III et la comtesse Mathilde à Rome. Emeute du 29 juin 1087. — 17. Retour de Victor III au Mont-Cassin. Diète de Spire.— 18. Concile de Bénévent. Discours de Victor III. — 19. Décrets promulgués par Victor III au concile de Bénévent. — 20. Croisade triomphante en Tunisie. — 21. Mort du pape Victor III.
===============================
p585 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1085-10SG).
1. La mort de Grégoire VII plongea les catholiques du monde entier dans la consternation. « Le voilà donc émigré vers le ciel, dit Guillaume d'Apulie, ce pontife vénérable qui personnifiait ici-bas la justice, la religion, la vérité ! Jamais son grand cœur ne se laissa détourner de la rectitude et de l'impartialité dans le jugement des hommes et des choses; il portait avec une admirable égalité d'âme et la prospérité et l'adversité, sans se laisser exalter par l'une ni abattre par l'autre. Phare de lumière, docteur de sainteté, consolateur de toutes les afflictions, il opposait aux superbes la barrière des lois et se faisait le rempart des humbles. Il fut la terreur des méchants le bouclier des bons. Sa parole féconde en œuvres de salut se répandit sur tout l'univers, prêchant aux rois et aux peuples la vérité et la morale chrétiennes. Sa vie conforme à ses enseignements était un miroir de toutes les vertus. A la nouvelle de sa mort, le duc Robert Guiscard ne put contenir sa douleur, il versa un torrent de larmes; la mort de son propre père, disait-il, ne l'avait pas affligé davantage ; il pleura le grand pape autant qu'il eût pleuré la perte de sa noble épouse ou de ses fils bien-aimés. La douleur du héros fut grande en proportion de l'amour qui ne cessa d'exister entre le pontife et le duc depuis le jour de leur alliance mutuelle 1. »
2. Robert Guiscard était alors dans l'île de Céphalonie, où il avait fait une descente avec son armée navale. La grande victoire de l'année précédente contre la flotte combinée des Vénitiens et des Grecs n'avait pas eu les résultats qu'elle semblait promettre. Forcées d'hiverner sur la côte d'Albanie dans les cantonnements malsains de Bonditia, les troupes normandes avaient été décimées par
--------------
1. Guillelm. Apulus. De rébus Normann.,\ïh. Y, Patr. Lat., tom. CXLIS, col. 1079.
=================================
p586 vacan:e du saint-siêge (10S5-1C86).
une maladie contagieuse qui en trois mois fit plus de dix mille victimes. Le vaillant Boémond atteint lui-même de l'épidémie fut contraint de quitter le camp pour aller chercher à Salerne le secours des habiles médecins qui faisaient dès lors la réputation de cette ville. La retraite du héros acheva de décourager l'armée. Aigris par le chagrin, la souffrance et les privations, les soldats s'imaginaient que Boémond était victime d'une vengeance de Sigelgaïde sa belle-mère. Cette femme habile dans l'art des vénéfices, disaient-ils, avait intérêt à se débarrasser de Boémond pour faire passer tout l'héritage de Robert Guiscard sur la tête du prince Roger, son propre fils. Elle avait donc fait prendre à Boémond un poison lent dont les médecins de Salerne eux-mêmes ne pourraient conjurer l'effet. Ces rumeurs calomnieuses allèrent si loin que le duc aurait été obligé pour y mettre un terme de recourir à une scène vraiment tragique. Ayant reçu de Salerne un message qui apportait de mauvaises nouvelles de la santé de Boémond, et entendant les officiers de sa suite renouveler leurs propos injurieux, il fit appeler Sigelgaïde dans sa tente et lui dit avec menace : « Femme, réponds-moi sur l'heure, mon fils Boémond est-il encore vivant? — Seigneur, je ne sais, » dit Sigelgaïde épouvantée. Alors Guiscard donna cet ordre : « Qu'on m'apporte le livre des évangiles avec mon épée. » Puis étendant la main sur le livre sacré : « Tu m'entends, Sigelgaïde ? s'écria-t-il; je le jure sur ces saints évangiles : si mon flls meurt de la maladie dont il est atteint, je te tuerai avec cette épée. » —«On racontait encore parmi les soldats de Guiscard et longtemps après dans les villes d'Italie, ajoute M. Villemain, que la duchesse effrayée de cette colère et non moins habile à manier les antidotes que les poisons avait fait parvenir aux médecins de Salerne une potion salutaire qui dissipa bientôt la langueur mortelle de Boémond 1. » Au printemps Guiscard se hâta de quitter le désastreux campement de Bonditia. Des renforts lui étaient arrivés d'Apulie, il se disposait à rentrer en campagne et à marcher sur Constantinople, lorsque la nouvelle de
-----------------
1 M. Villemain, Hist. de Grèg. VII, tom. II, p. 279.
================================
p587 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1085-1080).
la mort du pape lui fut apportée à Corfou. Saisi lui-même quelques jours après de la fièvre épidémique dont son armée avait tant souffert, il mourut en héros chrétien le 17 juillet 1085, moins d'un mois après Grégoire VII son père et son ami. Son fils Roger, sa femme Sigelgaïde reçurent ses derniers emhrassements. Boémond n'était point encore revenu de Salerne. Les rumeurs d'empoisonnement reprirent avec fureur dans tout le camp. Non contente de son attentat contre Boémond, disaient les soldats, la marâtre avait fait périr par le poison le glorieux époux dont elle redoutait la colère. Une révolte était à craindre ; il fallut renoncer à poursuivre l'expédition. Sigelgaïde indignement calomniée s'empressa de quitter ces lieux funestes et de rapporter en Italie le corps de Guiscard. « Elle s'embarqua avec ce triste dépôt, reprend M. Villemain, sur le navire le plus léger de la flotte, tandis que son fils Roger prit les dispositions nécessaires pour hâter le retour de l'armée. Dans le trouble où les Normands étaient jetés par la perte de leur grand chef, cette retraite semblait presque une déroute. Ces vainqueurs de la veille voulaient tous se rembarquer à la fois. Pressés confusément, ils suppliaient les matelots de les recevoir à bord ; laissant leurs bagages et leurs chevaux, ils s'entassaient sur les navires dont le nombre se trouva insuffisant. Ceux qui ne purent y trouver place, découragés, se rendirent prisonniers des Grecs de Céphalonie. Cette armée qui fuyait ainsi de sa conquête fut assaillie au retour par toutes les difficultés d'une navigation pénible et d'une mer orageuse. Plusieurs vaisseaux trop chargés d'hommes périrent. La galère partie d'avance qui portait Sigelgaïde et le corps de Guiscard se brisa près du rivage de l'Apulie. On eut grande peine à sauver le cercueil naufragé du héros. Sigelgaïde put cependant aborder sur une barque de sauvetage à Utrante, où elle fit déposer le cœur et les entrailles de son époux. Le reste du corps embaumé soigneusement fut conduit à Venouse et enseveli dans l'abbaye fondée en cette ville par le conquérant1. »
3. « L'antipape Wibert avait manifesté, dit Bernold, une joie
----------------
1.Villemain, Hu-t. de Gréa. VII, tom. n, p. 3S6. Ei'hu-s <:o
=================================
p588 VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1085-108G).
sacrilège en apprenant la mort de Grégoire VIL » La fin prématurée de Robert Guiscard dut redoubler les transports de cette haine triomphante. « Cependant, ajoute le chroniqueur, le parti de l'intrus ne gagna absolument rien à ces deux événements. Au contraire, après la mort du seigneur apostolique tous les fldèles se concertèrent en Italie et en Allemagne pour résister au schisme. Les Romains eux-mêmes, comme pour effacer le souvenir de leurs anciennes trahisons, chassèrent l'antipape de leurs murs et le contraignirent à se réfugier à Ravenne. Il y eut cependant une tentative de défection en Saxe. Quelques princes et seigneurs abjurant la fidélité qu'ils avaient jurée à saint Pierre se détatchèrent du parti du roi Hermann pour revenir sous les drapeaux d'un tyran tant de fois anathématisé. Ils espéraient que Henri leur tiendrait compte de leur soumission et ne ferait plus peser sur eux le joug cruel dont il les avait jadis accablés. Mais leur illusion ne dura guère. A peine eut-il reçu leurs nouveaux serments que Henri recommença ses excès et ses violences avec la même fureur qu'autrefois. Honteux de s'être si naïvement abusés, les princes se liguèrent contre lui et le chassèrent honteusement des domaines dont ils venaient de lui rendre la possession. Après quoi, ils revinrent au roi Hermann qui agréa leurs excuses, et célébra en grande pompe la fête de Noël (25 décembre 10S5) à Goslar, au milieu d'un cortège de seigneurs et d'évêques tous désormais fidèles à la foi du saint-siége et à la royauté nationale. Le tyran essaya de se venger à sa manière accoutumée, en multipliant, les meurtres, le pillage et les incendies. Le VI des calendes de février (2S janvier 1086), il s'avança à la tête d'une nouvelle armée pour envahir la Saxe. Mais il trouva tous les Saxons prêts à le combattre à outrance. Leur multitude était telle qu'il n'osa affronter la lutte et se retira sans avoir tiré l'épée. La main de Dieu continuait à frapper ses partisans. Le compte palatin Hermann et l'ex-évêque de Constance, tous deux excommuniés, périrent alors misérablement, sans avoir eu le temps de se réconcilier avec l'Eglise1. »
------------------------
1 Bernold. Chrome. Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 1392.
=================================
p589 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1083-10SG).
4. « Cependant, dit Pierre Diacre, dès le lendemain des funérailles de Grégoire VII, le vénérable abbé du Mont-Cassin Desiderius avec le concours des évêques, des cardinaux et des laïques fidèles présents, à Salerne, s'était préoccupé des moyens de pourvoir à la vacance du saint-siége et de procurer l'élection d'un nouveau pape. Des lettres de convocation furent adressées à tous les cardinaux pour les convoquer à cet effet. La réunion eut lieu, et tous, cardinaux et évêques, s'accordèrent à désigner Desiderius lui-même, le suppliant d'accepter le souverain pontificat, selon le désir que Grégoire VII avait exprimé sur son lit de mort. Mais l'humble abbé refusa obstinément cet honneur, tout en promettant de continuer jusqu'à la mort à servir la cause de l'Église et du saint-siége. Le jour de la Pentecôte (8 juin 1085) il renouvela cette protestation en présence des deux évêques Ubald de Sabine et Gratien, venus de Rome pour lui faire connaître les vœux de la population en sa faveur. Il tint le même langage au prince Jor-dano et au comte Raynulf, qui mettaient leurs troupes à sa disposition pour le conduire à Rome où son élection canonique devait avoir lieu. Il accepta leur concours mais pour un autre pontife, et les exhorta à persévérer dans leur dévouement à saint Pierre et au siège apostolique. En même temps il pressait les cardinaux de s'entendre pour une autre élection que la sienne. Il adressait à la comtesse Mathilde des lettres où il invitait cette héroïne à se rendre elle-même à Rome, avec les personnages qui devaient prendre part à l'élection ou en protéger la sincérité. Mais dès qu'il ne s'agissait plus de le proclamer lui-même, nul ne se montrait disposé à exécuter ses ordres. Le prince Jordano et tous les autres n'avaient qu'une seule pensée, contraindre par tous les moyens possibles Desiderius à accepter le pontificat, et au besoin le lui imposer de force. Ils espéraient le déterminer à se laisser conduire à Rome. Leur tentative échoua. Bien qu'ils ne lui en eussent pas révélé le but, Desiderius le devina, et quittant Salerne, il revint à son monastère. Ayant ainsi affirmé sa résolution irrévocable de ne point accepter le souverain pontificat, il continua à pousser les préparatifs de l'expédition, exhortant tous les princes italiens
=================================
p590 VACANCE DU saixt-siége (10S3-1QS6).
et normands à s'enrôler pour le service de saint Pierre et pour la prochain voyage à Rome. Lorsque les chaleurs de l'été furent passées, le prince Jordano avec son armée passa au Mont-Cassin, se dirigeant vers la ville éternelle. Desiderius croyant qu'on ne songeait plus à lui pour la future élection, ne fit aucune difficulté de se joindre aux évêques et aux cardinaux qui suivaient l'expédition. Mais comme on approchait des frontières de la Campanie, l'humble abbé ayant saisi quelques indiscrétions échappées à ses compagnons de voyage, refusa d'aller plus loin si le prince Jordano, le comte Raynulf et les évêques romains, ne lui juraient sous la foi du serment qu'on ne le contraindrait point à accepter l'honneur auquel on voulait le promouvoir. Aucun d'eux ne voulut prendre un pareil engagement, et l'expédition ne fut pas continuée 1. »
5. Grégoire VII, on le voit, avait été véritablement inspiré de Dieu quand, sur le point de quitter la terre et d'émigrer vers le Seigneur, il avait nommé en première ligne Desiderius aux cardinaux qui lui demandaient son conseil suprême pour le choix d'un successeur. Pierre Diacre nous apprend en effet une particularité que les autres chroniqueurs semblent avoir ignorée et dont le souvenir traditionnel s'était conservé au Mont-Cassin. Voici ses paroles : « Le pontife d'éternelle mémoire, semper recolendœ memoriae, avait dit : Si vous pouvez par n'importe quel moyen obtenir Desiderius, fixez sur lui vos suffrages1. » L'humilité du vénérable abbé du Mont-Cassin avait été pénétrée dans toute sa profondeur par le génie prophétique du grand pape. La résistance que Desiderius opposait aux cardinaux, aux évêques, au prince Jordano, au comte Raynulf, à la comtesse Mathilde et aux vœux de l'univers catholique tout entier, en est la preuve. Parmi les autres candidats désignés aux suffrages du collège cardinalice par le pontife mourant se trouvaient, on se le rappelle, Odo d'Ostie, Hugues de
----------------
1. Petr. Diac. Chrsnic. Cassin. Patr. Lat., tom. CLXXIII, col. 802. 2. Respondit ut si unquam aliquo modo passent, Desiderium ad hoc officium promoverent. {lùid., col. 801).
================================
p591 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SÎÉGE (10S5-108G).
Lyon et Anselme de Lucques. Odo d'Ostie devait sous le nom d'Urbain II immortaliser sa mémoire et inaugurer l'ère des croisades. Successeur sur le siège apostolique du bienheureux Desiderius, nous le verrons opposer un jour à sa promotion les mêmes résistances que l'abbé du Mont-Cassin. Hugues de Lyon, ce personnage d'ailleurs si éminent par l'éclat de ses vertus et son dévouement à l'Église, ne monta jamais sur la chaire de saint Pierre. Mais il eut la faiblesse de le désirer et le malheur de le laisser voir. Cette défaillance momentanée affligea l'Église et trompa les espérances que la désignation du grand pape avait pu faire concevoir. Nous aurons bientôt à raconter cet épisode intéressant pour l'histoire du cœur humain. Les plus généreux caractères, les âmes les plus nobles et les plus élevées ne sont point à l'abri des misères communes de l'humanité. Dieu permet parfois l'exemple de leur chute et plus tard de leur repentir, comme un vivant commentaire de la parole de l'apôtre : Qui stat videat ne cadat 1.
6. Quant à Anselme de Lucques, cet ami des anciens jours, ce rival de sainteté dont le nom devait aussi être canonisé par l'Eglise, Grégoire VII ne s'était point borné à le proposer comme le plus digne parmi les dignes au choix des cardinaux, il avait voulu lui léguer un véritable symbole de pontificat. « Au moment où il déposa pour la dernière fois la mitre dont il avait coutume de se servir, dit l'hagiographe, le grand pape ordonna qu'elle fût immédiatement transmise à Anselme de Lucques, comme s'il eût indiqué qu'il lui transmettait également le pouvoir de lier et de délier, le pouvoir même, à mon sens, de faire des miracles3. Car peu de jours après, et tous nous en fûmes témoins, Dieu daigna opérer un prodige par l'intercession d'Anselme de Lucques, au moyen de la relique sacrée du grand pape. Le révérendissime seigneur Ubald évêque de Mantoue, atteint depuis longues années
------------
1. I Cor. x, 12.
2.Itte meriens mitram capilis sui transmisit isti, tanquam potestatem suam li-gandi et solvendi, sed et miracula, credo, faciendi.(Vit. S. Anselm. Lw., Pair* Lai., tom. CXLYIII, col. 929.)
=================================
p592 VACANCE DU ^..rs'T-SIÉGE (10S5-1086).
d'une maladie de foie, était réduit à la dernière extrémité. Tout son corps était couvert d'ulcères ; ses jambes gonflées d'humeurs morbides étaient sillonnées de plaies ruisselantes : il pouvait à peine supporter le changement de son lit à un siège. Anselme fit toucher au moribond la mitre de Grégoire VII, et à l'instant Ubald recouvra la plénitude de la santé 1. » « Comme il arriva pour saint Pierre qui fit, reprend l'hagiographe, plus de miracles que le Christ son divin Maître, ainsi Anselme de Lucques fit de son vivant plus de miracles que Grégoire VII dont il aimait à se dire l'élève et le fils obéissant. Son obéissance au seigneur pape fut admirable; il chérissait d'un amour de tendresse l'unité de la sainte Église, il défendait héroïquement la cause catholique et, suivant la parole du psalmiste, il poursuivait les schismatiques « d'une haine parfaite, » odio perfecto2. Voilà pourquoi le Dieu de toute puissance et de toute miséricorde daignait confirmer par des miracles les paroles de son serviteur. Réjouissez-vous donc, vous tous catholiques fidèles, qui n'avez jamais cessé d'obéir aux préceptes du seigneur pape Grégoire et qui avez gardé inviolable votre attachement à l'unité catholique ; réjouissez-vous et tressaillez d'allégresse ! Dites à ceux qui n'ont point eu le même bonheur et qui se sont laissé entraîner aux séductions de l'erreur et du schisme, que le temps est venu pour eux de croire les faits, après qu'ils ont refusé de croire aux paroles. Les miracles opérés de son vivant par le très-bienheureux Anselme paraîtraient incroyables, si nous n'étions chaque jour témoins de ceux qui se produisent à son tombeau. Pour ma part, et Dieu est témoin que je ne mens pas, j'ai vécu aux côtés de ce très-saint maître ; je l'ai vu de mes yeux rendre la santé à des milliers d'infirmes. Sa bénédiction, l'eau qui lui avait servi à l'autel pour l'ablution des mains, parfois le simple contact de la frange de ses vêtements produisaient des effets surnaturels. Mais voici un fait qui m'est personnel. Un jour que je lui confessais mes fautes, je m'accusai d'une mauvaise pensée dont mon esprit était alors comme
----------------------
1 Vit. S. Anselm. Luc, col. 920. * Psalm. cxxxviii, 22.
=================================
p593 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1U85-10S6).
obsédé. « Vous dites vrai, interrompit l'homme de Dieu. Cette pensée vous poursuit parfois jusqu'à l'autel et même pendant la célébration des saints mystères. » A ces mots, je fus saisi d'épouvante, car je n'avais point spécifié ce détail. De ce moment je fis sur mon imagination les plus vigoureux efforts pour m'abstenir, au moins en présence du saint, de toute mauvaise pensée, dans la crainte qu'il ne les lût dans mon âme comme en un livre ouvert1. Quelle bienheureuse mort couronna une telle vie ! Grand nombre d'évêques, de clercs, de nobles laïques rassemblés à Mantoue en furent témoins et l'admirèrent. Il ne fit pas de testament, parce qu'il n'avait rien à y mettre, et ce fut comme un dernier trait de ressemblance avec le grand pape son modèle et son maître, mort dans la pauvreté sur une terre étrangère. Après nous avoir donné à tous sa bénédiction suprême, Anselme nous enjoignit au nom du Seigneur de persévérer dans la foi, la doctrine et les préceptes du très-bienheureux pape Grégoire. « Ainsi, dit-il, vous obtiendrez la rémission de vos fautes.» Ce furent ses dernières paroles, et il rendit à Dieu son âme immortelle le XI des calendes d'avril (21 mars), l'an de l'incarnation du Seigneur 1086. Il avait plusieurs fois durant sa vie témoigné le désir d'être modestement enseveli dans un monastère de Saint-Benoit voisin de Mantoue, et dépendant de l'ordre de Cluny auquel il avait appartenu lui-même. La comtesse Mathilde, l'évêque diocésain Ubald crurent devoir se conformer aux humbles intentions du serviteur de Dieu. Mais au moment où le corps était porté au monastère, le vénérable Bonizo évêque de Sutri qui n'avait pu assister aux derniers moments du saint arriva en toute hâte. « Quoi! s'écria-t-il, vous allez cacher une telle lumière sous le boisseau ! Vivant cet homme de Dieu s'humiliait comme le plus indigne de tous, aujourd'hui c'est à nous de l'exalter par dessus tous, car, nous le savons, il fut saint par excellence. » Ces paroles inspirées par l'Esprit du Seigneur furent accueillies par d'unanimes acclamations. Le cortège changea d'itinéraire et se rendit à la cathédrale de Mantoue. « Pour la sépulture
-----------------
1. Vit. S. Anselm. Luc., col. 921.
================================
p594 CHAP. VI. — VACANCE DU SAINT-SIÈGE (1085-108G).
d'un tel évêque, disait la foule, nulle basilique n'est trop illustre ! » Et nous, ajoute l'hagiographe, nous suivions éplorés le pieux cortège. Il nous semblait que c'était là le premier miracle opéré depuis sa mort par notre très-bon maître. Nous ne savions pas qu'il allait s'en produire par milliers sur sa tombe. On déposa avec vénération ses précieux restes dans la cathédrale, en présence de plusieurs évêques et cardinaux, au milieu d'une foule immense dont la piété rendait hommage au serviteur de Dieu1, » Trois jours après les miracles commencèrent sur la tombe glorieuse par la guérison instantanée d'un paralytique ; ils se multiplièrent avec un tel éclat, une telle fréquence, une telle soudaineté qu'il fallut établir en permanence une commission qui en dressait sur place les procès-verbaux1. De tous les points de l'Italie, des Gaules et de l'Allemagne, on accourait au sépulcre du thaumaturge. Avec la guérison du corps les infirmes recevaient celle de l'âme. Les schismatiques les plus invétérés abjuraient leurs erreurs et rentraient dans la communion de l'Eglise catholique. Saint Grégoire VII et saint Anselme de Lucques triomphaient visiblement après leur mort des ennemis contre lesquels ils avaient tant lutté durant leur vie.