St Augustin tome 23 p. 442
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VINGT‑DEUX LIVRES
SUR
LA CITE DE DIEU
CONTRE LES PAIENS
ADRESSÉS A MARCELLIN (1)
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LIVRE PREMIER
Saint Augustin s'élève contre les païens qui attribuaient à la religion chrétienne, parce qu'elle défend le culte des dieux, les malheurs du monde, et surtout le pillage récent de Rome par les Goths. Il parle des biens et des maux qui alors, comme toujours, furent communs aux bons et aux méchants. Enfin, il réprime l'insolence de ceux qui objectaient les outrages éprouvés par les femmes chrétiennes de la part des soldats barbares.
PRÉFACE
DESSEIN ET SUJET DE CET OUVRAGE.
Acquiesçant à vos désirs et voulant remplir ma promesse, j'entreprends cet ouvrage, mon très‑cher fils Marcellin (2), pour défendre la glorieuse Cité de Dieu contre ceux qui préfèrent leurs dieux à son divin fondateur. Je veux la justifier soit lorsque vivant de la foi, elle accomplit dans le temps son pèlerinage au milieu des impies, soit dans l'état immuable du séjour éternel, qu'elle attend maintenant avec patience jusqu'à ce que sa justice soit manifestée ; séjour que par une dernière victoire sa sainteté possédera dans une paix inaltérable. Oeuvre immense et difficile, mais Dieu est mon soutien. Je n'ignore pas, en effet, de quelles forces il est besoin pour persuader aux superbes la grande puissance de l'humilité qui, par une générosité, fruit de la grâce et non de l'ostentation hu-
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(1) Commencés en l'an 413, achevés vers l'an 426. (2) Marcellin, tribun d'Afrique, ami de saint Augustin. Pour plus de détails, voir, dans le tome V, la note sur la lettre CXXVIII, page 120.
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p443 DE LA CITÉ DE DIEU. ‑ LIVRE 1. ‑ CHAPITRE 1.
maine, nous élève au‑dessus de toutes les grandeurs de la terre si périssables et si incertaines. Le roi et le fondateur de cette Cité, dont nous allons parler, enseigne à ses peuples dans l'Ecriture cette sentence de la loi divine : « Dieu résiste aux superbes, il donne sa grâce aux humbles. » (Jac., iv, 6; 1 Pier., v, 5.) Mais l'âme gonflée par l’orgueil cherche à s'approprier cet attribut de Dieu, elle aime à s'entendre appliquer cet éloge : «Pardonnez aux vaincus et domptez les superbes.” (Enéid., VI.) C'est pourquoi je parlerai aussi, autant que mon sujet et l'occasion le permettront, de la Cité terrestre qui, avide de domination, bien que les peuples lui soient asservis, est elle‑même esclave de sa passion de dominer.
CHAPITRE PREMIER.
Des ennemis du nom chrétien qui, dans le pillage de Rome n'ont été épargnés par les barbares, qu'à cause de Jésus‑Christ.
C'est en effet de cette Cité terrestre que sortent les ennemis contre lesquels il faut défendre la Cité de Dieu; plusieurs il est vrai, ayant abjuré leurs erreurs impies, sont devenus citoyens assez fidèles de cette dernière Cité. Mais aussi chez plusieurs quelle haine ardente, quelle ingratitude pour les bienfaits si manifestes de son Rédempteur! Ils oublient qu'ils n'élèveraient pas aujourd'hui leur voix contre elle, si, lorsqu'ils fuyaient le glaive ennemi, ils n'avaient trouvé dans ses lieux saints une vie dont ils s'enorgueillissent. Eh quoi! ces ennemis du nom chrétien, ne sont‑ce pas ces mêmes Romains que les barbares ont épargnés à cause du Christ (1)? J'en atteste les tombeaux des martyrs et les basiliques des apôtres, qui, dans le pillage de la ville, ont reçu dans leur sein et les chrétiens et ceux qui étaient étrangers à la foi ! Jusques à leur seuil sévissait l'ennemi altéré de sang, mais là s'arrêtait la fureur du carnage ; là étaient conduits, afin de ne pas tomber dans des mains plus cruelles, ceux que des ennemis compatissants avaient épargnés même hors des lieux saints (2). Ceux mêmes qui, partout ailleurs, étaient farouches et impitoyables, parvenus à ces lieux où était interdit ce que le droit de la guerre leur permettait, sentaient s'éteindre en eux la soif du sang et le désir de faire des captifs. Ainsi sont échappés plusieurs qui insultent aux temps chrétiens, imputent au Christ les maux que Rome a éprouvés et prétendent
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(1) Orose nous apprend, (liv. VII, ch. xxxix,) qu'à la prise de Rome, Alaric donna à ses soldats l'ordre suivant : « Que si quelques habitants cherchaient un asile dans les lieux saints, et surtout dans les basiliques des saints apôtres Pierre et Paul, ils devaient leur laisser la vie et la liberté. ”
(2) Marcella et sa fille Principie éprouvèrent cette compassion des barbares; ceux‑ci les ayant trouvées dans leur maison, les conduisirent dans la basilique de Saint‑Paul. (Saint Jérôme, ép. CLIV à Principie.) Sozomène parle d'une autre femme qu'un soldat accompagna jusqu'à la basilique de Saint‑Pierre, afin que sa pudeur fût à l'abri de tout outrage.
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devoir non au Christ, mais à leur destin cette vie qui leur a été conservée en l'honneur du Christ. Ne devraient‑ils pas, s'ils avaient quelque raison, reconnaître dans les maux qu'ils ont soufferts des barbares la main de la Providence, qui se sert souvent de la guerre pour punir et réprimer la corruption des mœurs chez les méchants, qui exerce par cette sorte d'afflictions les âmes justes et fidèles ; soit qu'étant ainsi éprouvées, elles passent à une vie meilleure, soit que Dieu les garde sur la terre pour l'accomplissement de ses desseins? Ne devraient‑ils pas reconnaître comme un effet du christianisme, que, contre les usages de la guerre, des barbares cruels les aient épargnés, que par le nom de Jésus‑Christ ils aient été sauvés soit ailleurs, soit dans des lieux sacrés, qu'on avait choisis célèbres et spacieux, afin qu'ils pussent contenir et sauvegarder un plus grand nombre de personnes? Ne devraient‑ils pas rendre grâces à Dieu, et pour éviter le feu éternel embrasser et invoquer avec sincérité ce nom, dont ils se sont hypocritement servis pour échapper à la mort temporelle? Car, parmi ceux que vous voyez attaquer avec tant d'insolence et de fureur les serviteurs du Christ, il en est beaucoup qui n'ont échappé au massacre qu'en feignant d'être chrétiens. Et maintenant, orgueil ingrat, impiété insensée, leur cœur pervers se jette dans des ténèbres éternelles en repoussant ce nom, qu'ils ont invoqué même d'une bouche menteuse, pour continuer à jouir de cette lumière temporelle.
CHAPITRE II.
Jamais, dans les guerres précédentes, les vainqueurs n'avaient épargné les vaincus à cause des dieux qu'ils adoraient.
Tant de guerres ont eu lieu, soit avant la fondation de Rome, soit depuis son origine et depuis l'établissement de l'empire; qu'ils en lisent le récit, et qu'ils nous disent si jamais après la prise d'une ville, les vainqueurs ont épargné ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples de leurs dieux, ou si jamais chef barbare a ordonné que, dans le sac de la ville, on respectât celui qui serait trouvé dans tel ou tel temple (1). Enée n'a‑t‑il pas vu Priam « égorgé sur l'autel, souiller de son sang les feux que lui‑même avait consacrés ?» (Enéid., liv. 11.) Diomède et Ulysse « ne saisirent‑ils pas l'image sacrée après avoir massacré ses gardes, et n'osèrent‑ils pas de leurs
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(1) Saint Augustin semble avoir ignoré quelques traits de genre racontés par les historiens grecs et latins. Arrien (Liv. Il de Gest. Alex.) dit qu'à la prise de Tyr, Alexandre épargna ceux qui s'étaient réfugiés dans le temple d'Hercule. Agésilas, au témoignage de plusieurs historiens, après avoir vaincu les Athéniens et les Thébains, ne voulut pas qu'on fit aucun mal à ceux qui s'étaient réfugiés dans le temple de Minerve. (Xenoph. in Agesilas, Pausanias in Lacon. Plutarq. Emilius Probus in Agesil.)
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mains sanglantes toucher les chastes bandelettes de la déesse ? ” Cependant, ce qui suit n'est pas vrai, que « de ce moment les Grecs aient vu leurs espérances diminuer et s'évanouir. » C'est après qu'ils ont vaincu, qu'ils ont mis Troie à feu et à sang, qu'ils ont massacré Priam se réfugiant aux pieds des autels. Troie ne périt point parce qu'elle a perdu Minerve, car qu'est‑ce que Minerve elle‑même avait perdu avant d'être enlevée ? Peut‑être ses gardiens. Sans aucun doute; et ceux‑ci massacrés, on put ravir la statue. Loin de garder les hommes, c'étaient, au contraire, ces derniers qui gardaient l'image. Comment donc honorait-on comme gardienne de la patrie et des citoyens, cette déesse impuissante à protéger ses propres gardes.
CHAPITRE III.
C'est à tort que les Romains ont cru que des Pénates qui n'avaient pu sauver Troie, pourraient les défendre.
C'est à de tels dieux que les Romains s'applaudissaient d'avoir confié la tutelle de leur ville ! Erreur bien digne de compassion ! Et ils s'irritent lorsque nous disons ces choses de leurs dieux ; mais ils ne s'irritent point contre leurs auteurs, ils paient même pour les apprendre, ils jugent que ceux qui les enseignent méritent un salaire public et des honneurs. Virgile, que lisent les enfants, afin que, comme imbibés dès leurs jeunes années de ce grand poète, le plus célèbre et le meilleur de tous, ils ne puissent que difficilement l'oublier, selon ce moi d'Horace : «Le vase neuf gardera longtemps le parfum de la première liqueur qu'on y a versée ; » (Epit., liv. II) Virgile, dis‑je, nous montre Junon ennemie des Troyens, excitant contre eux Eole le roi des vents. « Une race que je déteste, dit‑elle, navigue sur la mer Tyrrhénienne portant en Italie Ilion et ses Pénates vaincus. » (Enéid., liv. ler.) Est‑ce donc à ces Pénates vaincus que la prudence devait recommander Rome pour la rendre victorieuse? Mais peut-être Junon parlait‑elle alors comme une femme irritée, ne sachant ce qu'elle disait. Eh bien, Enée lui‑même, tant de fois appelé le pieux Enée, ne s'exprime‑t‑il pas ainsi : «Panthus, fils d'Othrys, prêtre de la Citadelle et d'Apollon, accourt éperdu au seuil de mon palais; trainant par la main son petit fils, il porte les choses sacrées et nos dieux vaincus ?» (Enéid., liv. II.) N'avoue‑t‑il pas que ces dieux sont plutôt confiés
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à sa tutelle, qu'il n'est remis lui‑même à leur garde, quand Hector lui dit : «Troie te recommande son culte et ses Pénates?» Si donc Virgile appelle ces dieux vaincus, s'il nous les montre même après leur défaite confiés à un homme pour échapper n'importe comment aux mains des vainqueurs; quelle folie de croire que Rome fut sagement placée sous leur tutelle, et qu'elle ne pouvait périr si elle ne les eût perdus ! Mais quoi ! honorer comme chefs et comme protecteurs des dieux vaincus, n'est‑ce pas se vouer à de funestes auspices plutôt qu'à des divinités bienfaisantes ? Combien est‑il plus raisonnable de croire, non pas que Rome n'aurait point subi ce désastre si ses dieux n'avaient péri, mais plutôt qu'eux‑mêmes depuis longtemps auraient disparu, si cette ville ne les eut protégé de tout son pouvoir ! Qui donc, en réfléchissant, ne voit combien est ridicule la prétention d'être invincible sous la protection de dieux vaincus, et de ne devoir la défaite qu'à la perte de tels défenseurs ! Avoir voulu des protecteurs périssables, n'était‑ce pas une raison suffisante pour périr ? Aussi, lorsque les poètes nous parlent dans leurs chants de dieux vaincus ce n'est point une fiction, c'est un aveu que la vérité arrache à des hommes de cœur. Mais nous devons ailleurs et plus à propos développer avec soin ces considérations. Pour le moment, suivant ma pensée, je veux , autant que je le pourrai, bien montrer l'ingratitude de ces hommes, qui blasphèment le Christ, et lui imputent des maux, qu'il souffrent avec justice, comme châtiments de leur corruption. Ils ne daignent pas considérer que, malgré leur indignité , c'est à cause du Christ qu'ils ont été épargnés; avec une perversité sacrilége et insensée, ils déchainent contre lui ces mêmes langues qui ont hypocritement invoqué son nom pour conserver la vie. Tremblants dans nos lieux saints, ils ont su se taire pour y être en sûreté, et voici qu'épargnés des ennemis par respect pour le Christ, ils ne sortent de ces asiles que pour vomir contre lui de furieuses malédictions.
CHAPITRE IV.
A la prise de Troie, le temple de Junon ne sauva personne de la fureur des Grecs; les basiliques des apôtres ont, au contraire, servi d'asile contre les barbares, à tous ceux qui s'y sont réfugiés.
Troie elle‑même, cette mère du peuple romain ne put, comme nous l'avons dit, offrir dans
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p447 LIVRE 1. ‑ CHAPITRE ‑ V.
ses temples un asile à ses citoyens contre la fureur des Grecs, qui pourtant adoraient les mêmes dieux. Bien plus, dans le temple de Junon, “Phenix et le cruel Ulysse, gardiens choisis veillaient sur le butin. C'est là, que de toutes parts s'amoncellent les trésors de Troie ravis aux sanctuaires embrasés, les tables des dieux, les vases d'or massif, les dépouilles captives; une longue foule d'enfants et de mères effrayées se rangeaient à l'entour. » (Enéid., liv. II.) Un lieu consacré à une si grande divinité, est choisi pour servir non d'asile, mais de prison aux vaincus; ce temple dédié, non pas à un dieu quelconque, appartenant au dernier rang des divinités, mais à l'épouse, à la sœur de Jupiter, comparez‑la aux temples de nos saints apôtres. Là, on portait les dépouilles arrachées aux dieux et aux sanctuaires en flammes, non pour les rendre aux vaincus (1), mais pour les partager entre les vainqueurs; ici, on rapportait avec honneur et vénération tout objet qui, trouvé ailleurs, était reconnu appartenir à ces saints lieux. Là, la liberté était ravie, ici, elle était sauvée; là, on renfermait les captifs, ici, il était défendu d'en faire; là, on était entassé pour être prisonnier par des ennemis insolents, ici, on était conduit par des vainqueurs compatissants pour conserver sa liberté. La cupidité et l'orgueil des Grecs polis avaient choisis le temple de Junon, nos basiliques l'avaient été par ces barbares farouches dans une pensée de miséricorde et de piété. Peut‑être dira‑t‑on que les Grecs, dans leur victoire, ont respecté les temples de dieux qu'ils adoraient eux‑mêmes, qu'ils n'ont osé ni massacrer, ni rendre captifs les malheureux Troyens qui s'y étaient réfugiés, que Virgile n'exprime ici qu'une fiction poétique. Mais non, il ne trace ici que le tableau fidèle du sac d'une ville envahie par l'ennemie.
CHAPITRE V.
Sentiment de César touchant la coutume de piller
les villes prises.
Si nous en croyons Salluste, historien digne de foi (Conjurat. de Catilina), César dans son discours au sénat parlant des conjurés n'oublie pas de rappeler cette coutume; il montre l'enlèvement des vierges et des jeunes gens, les enfants arrachés des bras de leurs parents , les
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(1) Un soldat avait déconvert chez une vierge consacrée à Dieu des vases d'un grand prix confiés à sa garde; dès qu'Alaric eut appris qu'ils appartenaient à la basilique de Saint-Pierre, il ordonna de les rendre. (Orose, liv. vii, ch. xxxix.)
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femmes nobles livrées à tous les caprices du vainqueur, les temples et les maisons pillés, le fer et la flamme se promenant partout, enfin la ville tout entière remplie d'armes, de cadavres, de sang et de deuil. S'il ne parlait pas des temples, nous pourrions croire qu'ordinairement les ennemis épargnaient le sanctuaire des dieux. Et ce n'était pas de la part d'ennemis étrangers mais c'était de Catilina et de ses partisans, citoyens de la ville et les premiers du sénat, que les temples romains redoutaient ces outrages. Mais on dira peut‑être que c'étaient des hommes perdus, parricides envers leur patrie.
CHAPITRE VI.
Les Romains n'ont jamais épargné les temples dans les villes qu'ils ont prises.
Eh pourquoi donc parler de tant de nations qui
se sont fait la guerre, et qui n'ont jamais épargné les vaincus réfugiés dans les temples de leurs dieux ? Voyons les Romains eux‑mêmes, oui, dis‑je, considérons ces mêmes Romains, auxquels on fait un si grand mérite de pardonner aux vaincus et de dompter les superbes, et d'aimer mieux remettre une injure que d'en poursuivre la vengeance. (SALL. Conj. de Catit.) Ils ont pris et rasé tant de villes considérables pour étendre au loin leur domination; qu'on nous dise donc quels temples ils avaient coutume d'épargner, qui pussent servir d'asile aux vaincus ? Dira‑t‑on qu'ils l'ont fait, et que les historiens de leurs exploits n'en ont pas parlé ? Quoi donc, des écrivains si studieux à rechercher ce qui pouvait être un sujet d'éloges, auraient tu des témoignages de piété, qui leur semblent si recommandables ? On dit que Marcus Marcellus, ce noble citoyen romain, ayant pris la ville de Syracuse, pleura la ruine de cette illustre cité et versa des larmes sur elle avant de la baigner dans son sang (l). Il eut même soin de sauvegarder l'honneur des femmes de l'ennemi; en effet, avant de livrer la ville au pillage, il défendit expressément de faire violence à aucune personne libre. Cependant, la ville subit le sort de la guerre, et nous ne voyons nulle part qu'un vainqueur si chaste et si clément ait ordonné d'épargner quiconque se serait réfugié dans tel ou tel temple. Certes, puisqu'on nous parle de ses larmes, de cet édit protecteur de la chasteté; il est à croire qu'on n'eût pas manqué de nous raconter un pareil trait de clémence. On fait un mérite à Fabius, destructeur de Tarente, de n'avoir point pillé les statues des dieux (2). En effet, son secrétaire lui
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(1) Syracuse, ville de Sicile; Marcellus en fit le siège qui, grâce aux machines invitées par Archimède, dura trois ans. Ce que saint Augustin dit ici de Metellus est tiré du XXVe livre de Tite‑Live.
(2) Tarente, ville de Calabre, s'était révoltée contre les Romains et avait ouvert ses portes à Annibal. Fabius, l'ayant reprise, la livra au pillage. C'est également Tite‑Live qui (liv. XXVII) cite la réponse de ce général au sujet des statues.
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p449 LIVRE I. ‑ CRAPITRE VIII.
ayant demandé ce qu'il fallait faire du grand nombre de statues qu'on avait prises, il couvrit sa modération sous le voile d'une plaisanterie. Il demande comment sont ces statues, on lui répond qu'il y en a de fort grandes et même d'autres qui sont armées. Laissons, dit‑il, aux Tarentins leurs dieux irrités. Que si les historiens de Rome n'omettent ni les larmes et la chaste compassion de l'un, ni l'ironique modération de l'autre, comment auraient‑ils oublié de nous dire que, par respect pour tel ou tel dieu, ceux qui s'étaient réfugiés dans son temple avaient été soustraits à la mort et à l'esclavage?
CHAPITRE VII
C'est au droit de la guerre qu'il faut attribuer les cruautés commises dans le pillage de Rome, mais la clémence des barbares n'est due qu'à l'influence du nom de Jésus‑Christ.
Cest donc aux usages de la guerre qu'il faut attribuer les pillages, les meurtres, les vols, les incendies, et toutes les horreurs commises dans le dernier désastre de Rome. Mais que par une nouveauté étrange et inouïe, la férocité des barbares se soit adoucie au point de choisir les plus vastes basiliques pour servir d'asiles au peuple qu'on voulait épargner; que dans ces asiles, personne n'ait été ni frappé, ni enlevé; que des vainqueurs plus cruels n'aient pu en arracher, pour les rendre esclaves, ceux que les vainqueurs plus compatissants y avaient conduits; c'est au nom du Christ, c'est à l'âge chrétien qu'il faut en faire honneur. Aveugle qui ne le voit pas ! ingrat celui qui le voit sans en être reconnaissant, et insensé celui qui blâme cette reconnaissance ! Quel homme sage oserait rapporter cette clémence à la cruauté des barbares? Celui‑là seul a effrayé, dompté et assoupli ces cœurs farouches et sauvages, qui avait dit longtemps avant par la bouche de son prophète: « Je châtierai leurs iniquités avec la verge et leurs péchés avec le fouet, sans pourtant éloigner d'eux ma miséricorde. » (Ps. LXXXVIII, 33.)
CHAPITRE VIII.
Des biens et des maux temporels communs aux
bons et aux méchants.
1. On dira peut‑être : Pourquoi cette divine miséricorde s'est‑elle étendue à des impies et à des ingrats ? C'est, croyons‑nous parce qu'elle vient de celui « qui fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants et pleuvoir sur les
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p450 DE LA CITÉ DE DIEU.
justes et sur les pécheurs. » (Matth., v, 45.) Quelques‑uns en y réfléchissant se repentent de leur impiété et se corrigent; d'autres, il est vrai «méprisant, » selon la parole de l'Apôtre, « les richesses de la bonté et de la patience de Dieu, par leur impénitence et la dureté de leur coeur, amassent sur leur tête un trésor de colère pour le jour de la vengeance et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses ceuvres. » (Rom., 11, 4.) Toutefois, Dieu par sa longanimité invite les méchants à la pénitence, de même que, par les fléaux, il apprend aux bons à être patients. C'est ainsi également que la miséricorde de Dieu embrasse les bons pour les encourager, et que sa sévérité s'applique aux méchants pour les punir. En effet, il a plu à la divine Providence de préparer aux bons dans l'avenir des biens dont ne jouiront point les méchants, et de réserver aux impies des maux que les justes n'auront point à souffrir. Quant à ces biens et à ces maux temporels, elle a voulu qu'ils fussent communs aux uns et aux autres ; et cela, pour qu'on ne désirât point avec trop d'avidité des biens que possèdent aussi les méchants, et qu'on ne redoutât point avec trop de lâcheté des maux, qui souvent sont le partage même des bons.
2. Ce qui importe surtout, c'est l'usage qu'on fait soit de la prospérité, soit de l'adversité. Les biens temporels n'enorgueillissent point le juste, et ces maux passagers ne sauraient l'abattre ; quant au méchant, parce qu'il s'est laissé corrompre par le bonheur, le malheur devient pour lui un châtiment. Cependant, souvent dans cette distribution des biens et des maux, la main de Dieu se montre d'une manière évidente. Car, si Dieu punissait ici‑bas tout péché d'un châtiment manifeste, on croirait que rien n'est réservé pour le jugement dernier; d'un autre côté, si aucun crime n'était frappé, dès ici‑bas, de peines évidentes, on douterait de la providence de Dieu. Il en est de même des faveurs temporelles ; on croirait qu'il n'en est pas le dispensateur, s'il ne les déversait parfois avec une libéralité éclatante sur ceux qui les lui demandent; mais s'il les accordait toujours, on serait tenté de croire que c'est pour de tels biens qu'il faut le servir, et cette sorte de culte, loin de nous rendre pieux, nous porterait à la cupidité et à l'avarice. Cela étant ainsi, lorsque les bons et les méchants souffrent les mêmes maux, ils ne sont pas pour cela confondus entre eux, parce qu'ils sont soumis aux mêmes afflictions. La différence entre ceux qui souffrent subsiste malgré la parité des tourments, et bien que soumis aux mêmes épreuves, autre est la vertu, autre le vice. Sur le même brasier l'or resplendit et la paille fume; le même traineau (1) écrase
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Tribula, sorte de traineau dont on se servait pour séparer le froment de la paille, avant l'usage des fléaux.
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p451 LIVRÉ 1. ‑ CHAPITRE IX.
le chaume et nettoie le froment; l'huile et la lie ne sont point confondues, bien que serrées par le même pressoir. Ainsi, la même calamité tombant sur les bons et sur les méchants, éprouve, purifie, perfectionne les uns, tandis qu'elle perd, ruine et endurcit les autres; au milieu des mêmes épreuves ceux‑ci rugissent et blasphèment contre Dieu, ceux‑là l'invoquent et le bénissent. Tant il est important de considérer, non pas ce que l'on souffre, mais la manière dont on supporte les souffrances. Agités par un même mouvement, la fange répand une odeur fétide et le baume des parfums exquis.